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Lacenaire, Poëte tragique

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Lacenaire, Poëte tragique
Critique dramatique2 (p. 284-302).


Parmi les poètes de la fange et les beaux esprits de l’échafaud, cet homme, ce bandit, Lacenaire, un des noms les plus souillés que le bourreau ait inscrits sur sa liste, restera comme une épouvante. Il avait été, chose horrible à dire, un de mes condisciples au collège de Lyon, ce beau et doux collège, où l’ombre errante de tant de savants jésuites semblait présider encore à nos études, et certes le jeune Lacenaire se trouvait en belle et bonne compagnie. Il avait en effet pour condisciples tant de bonnes et sincères jeunesses animées des plus nobles passions! Edgar Quinet, un poète ! Il était déjà un rêveur; il passait sa vie à lire Virgile et à jouer du violon ! — Armand Trousseau, la gaîté même, infatigable à l’étude et déjà promettant l’éloquent professeur de notre École de médecine; — Hector Paradis, aimable esprit voué à toutes les peines ingrates de renseignement; — Jayr, l’énergie et l’ambition en personne. Il se sentait poussé vers les grandes destinées. A quinze ans, qu’il pouvait avoir, il nous disait déjà qu’il serait préfet du Rhône. — En mea régna videns ! — II était préfet de Lyon dans les heures difficiles, quand la ville était en pleine révolte, et qu’il s’agissait de la dompter, sans la briser.

Il y avait aussi, sous le même toit et sur les mêmes bancs que ce Lacenaire, parmi tant de savants praticiens et tant de fermes magistrats que le collège de Lyon nourrissait des plus saines doctrines, l’avocat général Belloc ; — même il y eut ceci de remarquable dans l’arrestation de Lacenaire, qu’il fut pris sur l’indication que Belloc, avocat général, transmettait au préfet Jayr, l’un et l’autre guidés par leurs souvenirs de collège, et par la mauvaise opinion qu’ils avaient conservée de ce bandit, leur ancien camarade. Ils le connaissaient de longue date, ils le savaient, de si bonne heure, capable de toutes les lâchetés, et partant de tous les crimes. Ils n’avaient jamais oublié le nom criard et la tête blafarde de ce misérable ; aussi, quand vint de Paris l’ordre du procureur général de mettre la main sur un homme assez vaguement désigné, et qui portait un faux nom, ni l’un ni l’autre magistrat n’hésita à reconnaître le voleur sous son nom d’emprunt.

Jayr était alors préfet de l’Ain, il envoya Lacenaire à Belloc, et Belloc le fit passer à M. le procureur général de Paris. Singulière histoire, que l’on pourrait intituler : les Trois Camarades de collège. On doit placer ce Lacenaire au nombre des arguments les plus décisifs contre les études mal faites. Chose sainte et charmante, l’amour des chefs-d’œuvre, la passion des grands poèmes, l’éloquence et ses foudres, la poésie et ses éclairs, la double antiquité sur la double montagne, les Grâces et les Muses, Aglaé, la plus jeune des Grâces, Thalie, Euterpe, Mnémosyme, Homère et Virgile, Anacréon, Pindare, Cicéron, les maîtres du monde intelligent ! Au jeune homme inspiré qui se tient à cette ombre sacrée, on peut prédire à coup sûr l’avenir réservé aux honnêtes gens. Le beau, compagnon du bon, qui en doute ? Ainsi le poète Stace ouvrait le poëme de Virgile avec autant de respect que le chrétien son livre d’Heures à quelque messe solennelle. Et monumentum ejus adire ut templum solebat ! Voilà comment les fortes études et les saines paroles portent à coup sûr des fruits utiles.

Elles sont l’espérance au départ, elles sont le courage au marcher, elles sont la consolation au retour ! Parfois même elles deviennent une excuse, — un pardon. Tel se perdait qui s’est relevé par le souvenir de quelque chef-d’œuvre aimé quand il était enfant. Si, en effet, le goût est un discernement exquis, eh bien ! ce discernement exquis doit nécessairement servir à maintenir un esprit juste et droit dans la bonne route, ou tout au moins à la lui faire retrouver s’il l’a quittée un instant. Au contraire, essayez de prendre à cette glu savante un malheureux qui apporte en germe aux autels d’Apollon les plus lâches et les plus tristes penchants, essayez de parler des grandes choses à ces âmes basses et viles, éprises de la fange et de l’ordure, il arrivera nécessairement que cette nourriture, trop forte pour cet esprit débile, sera vomie, et que la noble liqueur s’aigrira dans ces vases impurs !

Les études mal faites portent en elles-mêmes je ne sais quoi de décousu, de malaisé, de vil, de disgracieux, de honteux ; regardez, dans les classes bien tenues par des maîtres intelligents, le résidu de ces enfants sans intelligence et sans orgueil, race abjecte, ignorante et paresseuse ! Ils ont des yeux pour ne pas lire, ils ont des oreilles pour ne pas entendre une leçon ; ils végètent, inutiles, sur les bancs inférieurs, pendant qu’au premier rang, les esprits actifs s’avancent de lumière en lumière, impatients d’apprendre et de savoir !

De là une grande inégalité non-seulement entre ces esprits si divers, mais aussi entre ces âmes qui pouvaient être également honnêtes, et qui se pervertissent justement parce qu’un esprit engourdi trouve l’âme humiliée et mécontente. On est jaloux d’abord, envieux ensuite, et, de l’envie à tous les crimes qu’elle enfante, il n’y a guère que la longueur d’une épée ou d’un couteau. L’enfant grandit cependant entre ces deux flétrissures : la paresse et la haine ; il grandit, ramassant ça et là, de temps à autre, et bon gré, mal gré, des bribes de grec et des morceaux de latin mêlés à des apparences de français ; il s’habitue, ô misère ! à donner une certaine forme supportable à ses vulgaires et médiocres pensées ; il copie, et pendant que ses condisciples, plus heureux, combattent les difficultés, gravissent les montagnes et côtoient les abîmes des longues et patientes études, monsieur l’oisif s’amuse, comme on dit, aux bagatelles de la porte. Il rime des vers français quand ses voisins alignent en méditant les spondées et les dactyles dans la langue harmonieuse de Virgile ; il écrit des bouquets à Chloris, à l’heure où ses condisciples loyaux interrogeant les hommes illustres d’autrefois s’essayent à bégayer, au nom de ces illustres morts, la langue hardie, éclatante des vastes pensées. Ainsi, le collège est une double arène : ici le sable, le soleil et la route ardue, et plus bas, dans les bourbes, le sentier à travers les mousses et les fanges.

Ici le jeune homme, arrêté en ses contemplations, cherche à trouver l’entrée éclatante des poèmes d’Homère, et là-bas monsieur l’oisif, qui lit à la dérobée un livre volé à quelque infâme cabinet de lecture, un de ces tomes à vil prix qui contiennent les plus misérables ramassis de là littérature d’estaminet ! En ce moment déjà commence la justice divine ; elle fait à chacun sa part dans cette enfance bénie et dans cette enfance souillée. A ceux-ci l’idylle et sa grâce attique, à ceux-là les plaisirs de la fange ; aux uns la forme ingénue et savante des maîtres du grand siècle, aux autres le papotage idiot des rimailleurs obscènes ; ici Bossuet domine, et là-bas quelque ignoble conteur de ruelle ou quelque joueur des gobelets littéraires.

Le collège est semblable à ce tableau de Jean Steen, de la galerie du prince Demidoff à Florence : au sommet de là table d’honneur, le Christ change en vin cette eau fraîche et limpide comme le cristal ; à l’accomplissement du miracle, il arrive que les conviés à cette noce acceptent, il est vrai, cette douce liqueur, mais pas un ne se hâte et ne dément, par son geste, l’attitude d’un homme qui se respecte et qui est très-habitué à boire suffisamment d’un vin généreux. Cependant, aux pieds de cette table, à peine agitée et surprise, il arrive que la foule, à l’aspect de ce vin qui coule à pleins bords, se rue et se précipite, ivre à l’avance d’une ivresse trop facile ! Alors commence entre ces ivrognes une bataille à coups de poing ; on apporte en foule des brocs, des verres, des bouteilles, et l’ivresse est lancée à pleine volée. Ainsi, au collège déjà, l’ivresse et la stupeur inerte de l’esprit commence à la griserie du roman plein d’écume et du drame frelaté.

Misère et vanité de ces pères insensés qui s’imaginent qu’une fois sur les bancs de l’école, ils n’ont plus qu’à tresser des couronnes à monsieur leur fils ! Les malheureux ! ils ont perdu leur enfant par cette science inerte et tronquée. Ils ont enseigné à cette âme stupide des passions qu’elle ne pouvait pas comprendre ; ils ont donné à cet esprit naturellement pervers des appétits incendiaires ; ils ont arraché cet homme inhabile et lâche aux travaux médiocres pour lesquels il était fait ; ils se sont privés, par une dépense inutile, d’une somme d’argent qui devait faciliter à ce malvenu ses premiers pas dans la vie active et sérieuse ; ils ont fait pis que cela, juste ciel ! pendant qu’ils fermaient à ce marquis de la famille toutes les carrières utiles, ils lui ouvraient impitoyablement la plus dangereuse et la plus malheureuse des carrières que le XVIIIe siècle ait ouvertes aux esprits médiocres, aux âmes endurcies, aux éducations mal faites, aux jeunes gens sans mérite et sans vertu... je veux parler ici de cette profession, nouvelle en ce monde (en tant que profession), la profession d’homme de lettres.

Aujourd’hui, dès qu’un homme est à charge aux autres et à soi-même, aussitôt qu’il n’est plus bon à rien, soit qu’il ait abandonné de son plein gré l’étude du notaire, ou forcément le comptoir de l’agent de change, soit qu’il ait été ruiné dans quelque spéculation impossible, ou remercié par le gouvernement de l’emploi qui le faisait vivre, on le voit arborer fièrement le plumet littéraire et, sous ce titre inconnu jadis d’homme de lettres, affronter tous les hasards d’une vie oisive, inutile et sans but.

Quoi donc ! pour exercer le plus facile des arts mécaniques il faut un apprentissage, et pour cette rude et difficile profession des lettres on se contente du hasard ! — Quoi ! pour mettre une queue à un bouton il est nécessaire d’être un an chez un maître, et le grand art de parler aux esprits s’apprendrait en moins d’un jour ! — II y a des règlements et des lois pour les balayeurs de la rue, il n’y en a pas pour les faiseurs de livres, et pendant que sous le soleil chaque état obéit à des nécessités dont nul ne se peut dispenser, il arrive qu’au milieu du corps social, pareils à des insectes grouillant au soleil, les insectes de la plume attaquent le timide, insultent le poltron, dénoncent la vertu, outragent la beauté, piquent et désespèrent quiconque est à la portée de leur venin lamentable ! Au fond de soi-même on sent une répugnance indicible à voir ces usurpations de l’abîme.

On se demande s’il est juste enfin d’appeler du même mot, homme de lettres, l’honnête homme et le scélérat, le grand écrivain et le reptile, l’infamie et la gloire ? — Les Romains et les Grecs, nos maîtres, avaient des noms excellents pour exprimer les diverses professions de l’esprit ; ils reconnaissaient des poètes, des orateurs, des philosophes, des sophistes, des grammairiens, des mathématiciens ; ils ne savaient pas ce que cela voulait dire, homme de lettres, bon à tout, prêt à tout ! Homme de lettres, comme on était autrefois chez nous homme de robe, homme d’épée, homme d’église ! Ou bien si, par malheur, quelques gens se rencontraient qui ne fussent, en écrivant beaucoup, ni poètes, ni philosophes, ni grammairiens, les Romains avaient un terme de mépris, pour expliquer cette profession compromettante ; ils appelaient le demi-savant, non défini, litterator ! Juvénal les appelle de petits Grecs ! Ainsi, d’un mot, ces esprits non classés étaient séparés comme par un mur d’airain de cette divine famille des arts de l’esprit, qui appartiennent à une parenté commune et nécessaire, à savoir l’utilité et le secours que nos semblables peuvent retirer de nos études et de nos ouvrages : Etenim omnes artes qnœ ad humanitatem pertinent habent quoddam commune vinculum, et quasi cognatione quadam inter se cwitineniur ! C’est le plus parfait de tous les hommes de lettres romains, Cicéron lui-même, qui parle ainsi !

Pour en revenir au point de départ de cette mercuriale, à cet affreux Lacenaire, il s’était mis, au sortir du collège, à écrire des tragédies et des chansons. Monsieur tournait le couplet à faire tourner toutes les têtes de ces dames ; il rêvait les honneurs du théâtre et la popularité de la chose écrite !... Eh bien ! il a laissé deux volumes intitulés : Œuvres de Lacenaire ! Il a laissé une tragédie grecque, et Mmc Lafarge, à l’exemple de son confrère, a écrit ses Mémoires ! On a publié, de nos jours, les Mémoires de Lacenaire, encore tout chaud de la place de Grève, et cette tête coupée a servi de prospectus ! C’était aller plus loin que nos pères ; ils faisaient représenter un drame de Cartouche, le jour même de l’exécution de Cartouche, ils n’imprimaient pas en un volume in-8° les billets doux de Cartouche ! Un fait assez curieux à propos de Lacenaire, c’est qu’un autre homme de sa trempe, un littérateur de sa force, un espion (il vendait ses camarades à la police et mangeait leur pain !), avait volé, oui, volé à Lacenaire une de ses chansons, et Lacenaire, allant au supplice, réclamait encore sa chanson ! Le public hésitait à savoir qui des deux était le plagiaire. On a fini par convenir que la réclamation de Lacenaire était juste, et que l΄autre, le mouchard, devait avoir volé la chanson.

Des chansons de Lacenaire, en voici une ; elle fut composée en l’honneur des forçats qui partaient pour le bagne de Toulon. Ces messieurs avaient demandé leur Chant du Départ à l’orateur Lacenaire, et il leur avait composé cette Marseillaise à leur usage :

Allons, enfants, levons la tête
Et portent nos fers sans trembler,
Pour nous voir la foule s’apprête ;
Parmi nous que vient-elle chercher ? (bis)

Est-ce des pleurs ? Ah ! quel outrage ! Nous sommes enfants de Paris. Entendez-vous nos derniers cris ?
Ils attestent notre courage !

Refrain.

Chantons, forçats, en chœur le chant que nous aimons,
Chantons, chantons ;
Libres et gaillards, un jour nous reviendrons.

Que nous veut ce peuple imbécile ?
Vient-il insulter au malheur ?
Il nous voit d’un regard tranquille,
Nos bourreaux ne lui font pas horreur (bis).
Quoi ! parmi vous pas une larme ?
Que faut-il pour vous attendrir ?
Voyez si nous savons souffrir,
La gaîté nous conduit et nous charme.

Chantons, forçats, etc.

Adieu, berceau de notre enfance ;
Adieu, femmes que nous aimons ;
Adieu, loin de votre présence,
A vous parfois nous penserons (bis).
Si dans vos cœurs est gravée notre image.
Gardez-nous un tendre souvenir,
Donnez-nous parfois un soupir;
Nous vous promettons d’être sages.

Quant à la tragédie, elle était intitulée (dans les Œuvres de ce monsieur) : l’Aigle de la Selleïde, en trois actes et en vers.

Ainsi, disais-je, à peine guillotiné, et quand il est encore tout palpitant sur le seul théâtre à sa taille, on livre au monde le Théâtre de Lacenaire ! Ainsi, ils ont joué avec cet homme jusqu’à la fin ; ils ont battu des mains quand il s’est montré en public ; ils se sont approchés de lui quand il a été condamné à mort, et ils lui ont fait compliment de son éloquence ! Ils ont recueilli avec un empressement puéril ses moindres paroles ; ils ont imprimé ses vers, ils lui ont prêté leurs vers, ils lui ont volé ses vers! Les libraires sont allés à cet homme, et ils lui ont commandé ses Mémoires ! Des femmes se sont fait présenter à Lacenaire dans sa prison. Des femmes, au sortir du bal, et encore toutes parées, ont été le voir monter sur son échafaud ! Les phrénologistes ont touché sa tête coupée, où ils ont trouvé la bosse de l’ imagination et de la bienveillance ; les dessinateurs l’ont dessiné et les statuaires ont demandé à faire son buste ! On l’a étudié, on l’a regardé, on l’a flairé, on l’a contemplé jusqu’à la fin. On lui a donné, à cet homme, toute l’importance de la vertu. On a été à ce dernier supplice tout ce qu’il avait de sérieux. On en a fait une spéculation de librairie, et voici, en un volume in-8, son théâtre tout chaud et tout sanglant, imprimé dans le vif ! Cette tragédie est précédée d’une espèce d’ Essai littéraire et dramatique sur Lacenaire, comme on dit. L’auteur de cet Essai, qui ne se nomme pas, a été voir Lacenaire dans sa prison, il l’a vu et il lui a parlé tous les jours. Cependant, malgré la solennité de ces conversations quotidiennes, recueillies avec tant de scrupule, elles sont peu remarquables dans le fond et par la forme. C’est toujours le même scélérat qui se fait sceptique et goguenard, et qui devait par la lâcheté de sa mort donner un_si horrible démenti aux forfanteries de sa vie. — « La vertu, dit-il, c’est la fortune ; le crime, c’est la misère ; l’autre monde, c’est le néant ; pourquoi ne mangerait-on pas un homme comme un bœuf ; la femme a le tempérament lymphatique ; j’aimerais mieux manger un homme ; je préfère une femme laide à une jolie femme. » — Deux pages plus bas, l’auteur ajoute : « Lacenaire a un grand faible pour l’excellent vin de Bordeaux ; il est fou du Champagne. » La postérité s’en souviendra.

« II est mécontent quand on l’appelle M. Lacenaire. » II dit un jour : « Tuer sans remords est le premier des bonheurs ! » II dit de lui : « Je suis né assassin, comme on naît poëte! » Echafaud lui répugne ; il sourit au mot de guillotine. Il attendait l’effet de son pourvoi, et il disait : « Cette attente commence à m’embêter. » Un jour, il va chez M. Scribe, il demande l’aumône. M. Scribe, généreux comme on ne l’est pas, lui donne de l’argent : « Dites à M. Scribe qu’il a bien fait ! » II eût tué M. Scribe comme il a tué la veuve Chardon, avec aussi peu de vergogne et de remords !

L’abbé Lacordaire va le voir, et c’est à peine s’il prête l’oreille à la vive et ardente parole de ce jeune apôtre ; il finit par lui dire : « Vous m’embêtez ; je ne veux pas être convaincu ! »

Et voilà les mots les plus saillants de cet homme qui est mort encouragé par son complice Avril ! L’orateur Lacenaire ! disait Avril.

Vous parlerai-je de sa tragédie ? Ce sont les méchants vers d’un mauvais écolier. Ils valent, pour le nombre et la mesure, sa chanson des forçats. On croirait, au premier abord, qu’un pareil misérable devrait porter dans son style quelque chose de la virulente énergie de son caractère. Au moins, quand un homme écrit avec un poignard, devrait-on reconnaître la pointe du poignard ! Mais rien ; tout cela est flasque et mort comme toutes les tragédies vulgaires de ce monde. Zavellas, Belezer, Botsaris, tous les Grecs de la tragédie de Lacenaire parlent entre eux comme parlent tous les Grecs du théâtre moderne. Il n’y a là ni les passions, ni le sang-froid, ni l’athéisme du poète. La pièce finit par un innocent coup d’épée, qui est loin d’annoncer le carrelet qui a tué la veuve Chardon. Voici les deux derniers vers de la pièce :


TOUS LES GRECS.

Mort à tous les tyrans!

CHRYSÉIS.

Ombre de mon époux, Du séjour éternel viens diriger leurs coups.


Après la tragédie viennent plusieurs poésies fugitives d’une autre trempe. Cette fois Lacenaire écrit pour le peuple qui le regarde. Il se figure que l’univers a les yeux sur lui, et il se pose en héros. Ainsi, le jour de Noël, le voilà qui adresse une chanson à boire : A mon ami Avril.... (ad Mœcenatem).

A nous, saucisse et poularde!
A nous, liqueurs et vins vieux!
Faisons la nique à la Camarde,
Qui nous montre les gros yeux.

Et plus bas :

Nous n’aurons à notre table
Point de femme, et c’est fort bien :
II serait désagréable
D’engendrer un orphelin.

Ne sentez-vous pas sur votre tête se dresser vos cheveux ? Après cette chanson bachique, vient une romance :

M’aimeras-tu, si je te dis, ma chère, Quel est le mal qui cause te soupirs ?

Écoutez encore son galant quatrain à Mme la comtesse D*** qui lui adresse une épître :

Toi qui comprends si bien les devoirs d’une mère,
Et qu’on me peint comme un être charmant,
Que ne fus-je, hélas ! ton enfant ;
Que ne suis-je plutôt celui qui t’en fait faire !

Puis enfin son dernier chant qui commence ainsi :

En expirant le cygne chante encor !
 Je ne regrette de la vie
Que quelques jours de mon printemps,
Et quelques baisers d’une amie,
Qui m’ont charmé jusqu’à vingt ans !

Assez ! Assez ! il ne faut pas souiller sa plume. De tout ceci la conclusion est simple et nette : toutes les fois que de pareils crimes sans honte et sans remords surgissent à la face d’une société, le devoir de cette même société, c’est de condamner au plus profond silence ces crimes et ces hontes. Le devoir d’une société qui se défend elle-même, c’est d’empêcher l’assassin de prêcher l’athéisme ; c’est de laisser dans l’ombre la plus épaisse le criminel qui va mourir, et d’entourer son échafaud des crêpes les plus noirs. La conclusion de tout ceci, Lacenaire lui-même va vous la dire : « On laisse Avril se morfondre tout seul, dit-il, et moi, on m’entoure, et je ne manque de rien, parce que je fais des vers. »

Voilà tout le secret de l’affaire. — Pourquoi va-t-on écouter l′orateur Lacenaire ? il fait des vers ! Pourquoi d’honnêtes gens ont-ils osé toucher la main hideuse de Lacenaire ? il fait des vers ! Pourquoi toute épouvante cesse-t-elle en présence de cet homme ? il fait des vers ! Et pourquoi toutes ces belles dames qui vont l’assister aux assises, qui vont l’entendre blasphémer en prison, qui vont le voir mourir à sept heures du matin, au risque de s’enrhumer, ces douces femmes ? Tout cela, parce que Lacenaire a fait des vers ! Horrible privilège ! Abominable distinction ! Eh ! ne dirait-on pas, à cet empressement général, à cet éblouissement universel, à ces applaudissements déshonorants, que ce soit là une denrée bien rare de nos jours, des vers !

Ainsi tous les crimes se tiennent ; ainsi toutes les mauvaises littératures sont liées l’une à l’autre, comme la reconnaissance au bienfait ! Que de malheureux jeunes gens se sont donné la mort pour faire imprimer leurs vers ou faire jouer leur tragédie! Et maintenant voici un homme qui vole, qui tue, et qui marche à l’échafaud, en blasphémant et en faisant des vers !

Et voilà comme, en fin de compte, à qui veut ne rien perdre, chaque jour apporte sa peine et son travail. Sufficit cuique diei malitia sua !