Lacenaire/13

La bibliothèque libre.
Jules Laisné (p. 63-73).


CHAPITRE XIII.

L’orgie des clercs. ― L’apparition. ― L’horoscope.


Il avait lié connaissance dans un des meilleurs cafés, de Paris avec quelques clercs de notaire qui en étaient les habitués assidus. Ses manières, ses dépenses, sa libéralité naturelle le firent aisément prendre par ces jeunes gens pour le fils d’un riche négociant de province, dépensant à Paris les revenus paternels ; c’est du reste ce qu’il leur avait laissé entrevoir.

Parfois, dans la conversation, ces clercs, expansifs comme on l’est à leur âge, s’étonnaient de ce qu’un jeune homme si bien doué que lui se laissât aller complètement à l’oisiveté, et ne cherchât pas à employer ses heureuses facultés dans une profession quelconque. Il ne leur avait pas laissé ignorer qu’il avait déjà passé quelque temps dans le notariat et on l’engagea tout naturellement à s’y remettre de nouveau comme clerc-amateur, position que sa fortune lui rendrait agréable et facile.

Cette idée sourit à Lacenaire et il la saisit au passage, non pas qu’il fût dans l’intention de travailler sérieusement, mais parce qu’en entendant ce conseil, le projet d’enlever la caisse de l’étude où il serait reçu, sans se compromettre en rien, avait surgi dans sa tête.

Au bout de quelques jours, un de ces jeunes gens se trouva à même de le caser chez un des meilleurs notaires de Paris, et, pour le remercier de ses démarches, Lacenaire l’invita à dîner avec tous ses autres confrères et quelques avoués en herbe. Son futur maître clerc fut aussi sollicité de prendre sa part du festin.

Il n’est pas besoin d’affirmer que tous les convives furent exacts à leur poste, car, de mémoire de praticien, il est sans exemple qu’un clerc ait boudé à un repas qui promet d’être long, succulent et abondant en liquides. Celui qui commencerait à introduire dans la pratique ce dangereux errement serait désigne sur tous les murs, signalé sur toutes les colonnes du Palais-de-Justice, à l’indignation de la basoche, et la Chambre même des notaires, renforcée de celle des avoués, serait impuissante à le réhabiliter.

C’était un samedi que le fameux dîner devait avoir lieu, et Lacenaire devait entrer en fonctions le lundi suivant. Il avait en maniement, à cette époque, une somme de cinq mille six cents francs, et il fit carrément les choses ! Du reste, il avait affaire à des convives décidés à faire honneur à sa table et à lui montrer ce que peuvent une quinzaine de clercs excités par un chef entraînant et lancés à point sur une table chargée à mitraille.

L’action commença avec ordre et dans un silence remarquable. Au premier service, la troupe, s’animant par degrés, passa avec vivacité sur les ouvrages légers et attendit en frémissant les grosses pièces. Quand elles furent à leur portée, la valeur des assaillants ne connut plus de bornes. Elles avaient beau opposer leurs masses profondes à l’intrépidité de leurs adversaires, elles étaient attaquées à la fourchette, — cent fois plus meurtrière aux mains des clercs que la baïonnette, — et éventrées avec rage !

En vain les pâtés superbes dressaient devant les assiégeants leurs fortifications de croûte vermiculée, ils étaient abordés à l’arme blanche, escaladés, broyés et avalés en une bouchée. Nul répit n’était accordé à l’ennemi. Le combat ne cessait sur un point que pour recommencer sur l’autre. Semblable au serpent qui se mord la queue, cette bataille livrée à la chair et à la pâte semblait devoir être sans fin. Il y avait près de quatre heures qu’elle durait, mais la furia francese, alimentée par le sang généreux de la vigne, demandait toujours à s’assouvir au fond des flacons.

L’avant-garde succomba enfin. — Les lampes pâlirent ; — à cette époque, le gaz était presque inconnu ; — mais les clercs décharnés, se ralliant à la voix de leur chef, tombèrent comme un seul homme, les dents encore luisantes de carnage, sur le dessert, arrière-garde du festin ! Tout fut massacré ! — Les basochiens furent beaux ce jour là ! — Il y en eut bien quelques-uns qui tombèrent blessés sous la table, au milieu des débris et des projectiles de verre, mais réveillés par la mousqueterie du champagne et exposés à la brise du soir, il se reformeront pour prendre le café et les liqueurs avant d’abandonner le champ de bataille. — Plusieurs parlaient d’y coucher.

Ce diner coûta plus de quatre cents francs à Lacenaire.

Le lendemain étant un dimanche, il proposa à ses héroïques compagnons de passer la nuit chez Tonnellier, une des célébrités culinaires et bachiques de la barrière du Maine, à boire du punch et à manger une soupe à l’oignon réconfortante.

La proposition fut acceptée au bruit d’unanimes acclamations.

On convint alors de prendre un repos d’une heure avant de commencer cette nouvelle campagne, et profitant de cette suspension d’hostilités envers les fioles, Lacenaire prit un cabriolet et courut à la banlieue commander du punch, du champagne frappé et une soupe à l’oignon pour quinze.

Les plus vaillants parmi les soldats de la grande affaire allumèrent des cigares, — tous les jeunes gens ne fumaient pas alors, — et se livrèrent à un écarté modéré, — les clercs n’étaient pas aussi vicieux qu’à présent. — Les autres, par un sommeil réparateur, se préparaient à de nouveaux triomphes !

En sortant de chez lui, Lacenaire s’était muni d’un billet de Banque de cinq cents francs et de dix louis. Il n’avait pas assez dépensé, et il pensait que tout devait passer au festin prémédité. Il se trouva que la carte payée, avec un pour-boire princier donné au garçon, il lui restait encore à peu près cent écus. L’idée lui vint alors d’aller au jeu gagner la dépense de la soirée, et, si la chance le favorisait, celle de la nuit.

Sans être au niveau de ses glorieux hôtes, l’amphitryon avait reçu un coup de feu dans la bagarre, et se trouvait, selon l’expression consacrée, légèrement ému. Il ne réfléchit donc pas davantage, descendit du cabriolet, en donnant l’ordre au cocher de l’attendre devant le passage Radziwill, et monta en titubant l’escalier du numéro 36.

Ses trois cents francs partirent aussi vite qu’une pincée de tabac au vent. Il y avait déjà quelques semaines qu’il ne jouait plus, ayant reconnu toutes les déceptions qu’amène cette habitude, mais cette perte le piqua au vif, et il ne voulut point la laisser sans compensation. Il retourna chez lui en voiture, chercher une somme nouvelle. Celle qu’il rapporta fila aussi vite que la première. Il se fit reconduire une seconde fois à son domicile et revint au 36. La déveine continua à faire le vide dans sa poche. Voulant en venir à bout, il s’élança de nouveau dans le cabriolet, et prit cette fois mille francs ; la mauvaise chance s’acharnait à le poursuivre, et les cent pistoles s’envolèrent à tire d’aile.

Pendant ce temps-là, les clercs, repus, bivouaquaient au restaurant en attendant la fin de l’armistice. Les uns chantaient et imitaient des cris d’animaux, les autres jouaient et juraient. Un d’eux, jeune blondin, encore peu habitué au feu, avait voulu, à cause même de son inexpérience, se distinguer des plus intrépides, et, dans une ivresse opaque, il s’était juché sur la table pour prononcer un discours en faveur de la Pologne, à l’instar de M. Mauguin, l’orateur populaire du temps. Les fumées du vin, l’émotion oratoire et la chaleur de son débit lui ayant donné le vertige, il s’évanouit. — Deux clercs, l’un qui, les yeux hébétés, s’apprêtait à écouter la harangue ; l’autre, rival parlementaire, qui se préparait à écraser « le préopinant » par une réponse d’homme d’État conservateur, formaient l’assemblée pour le tribun chancelant. Ils le reçurent dans leurs bras, le décravatèrent, l’étendirent sur la nappe en lui appliquant des serviettes imbibées de vinaigre aux tempes ; puis, — par une de ces bizarreries qu’explique seule l’humeur fantasque des buveurs, — lorsqu’ils virent leur homme hors de danger, ils lui mirent des fleurs à la main gauche, un verre à la main droite, deux chandeliers ornés de bougies roses de chaque côté du corps, assujettirent sa tête alourdie dans un grand plat d’argent, et chantèrent avec d’horribles barbarismes sur l’orateur ivre-mort la prière des agonisants.

Lacenaire entra dans ce moment. Ses nerfs, excités par les émotions du jeu, son visage tiré, ses yeux enflammés, firent croire aux jeunes gens qu’il avait pris au sérieux cette farce bachique :

— Ne pleurez pas, maître, lui dit un des gardiens de l’infortuné parleur. Celui qui est couché sur ce champ de bataille, la tête sur son bouclier, a fait son devoir… Il est mort au champ d’honneur ! — Laissez dormir les guerriers…

— C’est juste, dit Lacenaire, revenu à son calme habituel et faisant le salut militaire. Il faut envelopper d’un manteau de guerre ce nouveau Latour-d’Auvergne, et le déposer au tombeau jusqu’à demain. Je vais donc solliciter pour cela une couverture de laine et un lit de sangle de la complaisance du patron.

Le restaurateur fit droit à la requête de son fastueux client, et on descendit à bras, au rez-de-chaussée, le cadavre vivant du brave.

Ce n’était pas tout ! Il restait encore à réveiller plusieurs clercs, grièvement blessés, et ronflant à terre, le long des chaises ; ils étaient tombés les uns sur les autres et se trouvaient juxta-posés en pyramides comme les morts de la bataille d’Eylau, d’après le tableau de Gros. Ceux-ci tenaient avec tant de ténacité au parquet, qu’ils semblaient y être incrustés et il ne semblait pas que ce fût chose facile que de les en arracher. L’appât de la soupe à l’oignon ne les retirant point de leur léthargie, il fallut que Lacenaire, aidé des autres compagnons, employât la force pour les expulser définitivement de la salle à manger.

Il parvint enfin à les expédier à la barrière, moins le malade, en les priant de l’attendre pendant encore une heure, et il fit un quatrième voyage à sa cassette. Elle ne contenait plus que trois billets de banque, deux de mille francs et un de cinq cents.

Il les saisit d’une main tremblante et regagna au galop l’infâme maison. Le chiffre qui la désignait aux regards des joueurs brillait d’un éclat sinistre.

En montant la première fois au tripot, il avait rencontré sur les marches un vieil homme grand, sec et pâle, tout de noir habillé, et boutonné jusqu’au menton. Il n’y fit pas grande attention d’abord. Le monsieur maigre se plaça près de lui sans jouer. Chaque fois que, se trouvant décavé, il s’en allait chercher de l’argent, cet individu, dont les yeux étaient sans cesse fixés sur lui, se dérangeait aussi, venait jusqu’au sommet de l’escalier, puis rentrait dans le salon de jeu. À la dernière course que fit Lacenaire pour aller rejoindre les clercs, le personnage muet descendit tout à fait et l’escorta jusqu’au bout de la galerie d’Orléans, toujours impassible. Tout pressé qu’était notre joueur, il revint sur ses pas et vit l’homme noir en train d’arpenter le passage. Il partit un peu préoccupé de l’aspect de ce promeneur automatique. En traversant à son retour le vestibule qui conduit à la galerie de Valois, il revit l’étrange apparition. Elle interrompit alors ses allées et venues, remonta côte à côte avec lui les marches du tripot aussi silencieusement qu’auparavant.

Lacenaire se plaça devant la roulette, l’homme se mit derrière lui. Il s’apprêtait à jouer lorsqu’il sentit une main se poser lourdement sur son épaule. Il se retourna. C’était son imperturbable voisin qui l’interpellait. Lacenaire le regarda avec des yeux inquiets :

— Que voulez-vous de moi, enfin ! lui dit-il avec impatience.

— Rien, jeune homme, lui répondit son mystérieux interlocuteur, en ouvrant une large bouche où branlaient deux dents longues et jaunâtres ; rien. Mais sachez seulement ceci : Le jeu mène à l’échafaud !

Impressionné par cette sentence, Lacenaire réfléchit une minute ou deux, puis, en souriant, et comme se parlant à lui-même :

— Bast ! c’est quelque maniaque, dit-il.

Et il déposa sa mise sur la roulette.

Dix minutes après, il ne lui restait que le billet de cinq cents francs. Il le fit échanger, mit en réserve dix louis et aventura les quinze autres sur la table fatale. La sueur perlait sur son front baissé. En trois coups, il perdit ce suprême enjeu. Tout son or s’évanouissait sous l’œil terne et fixe de ce lugubre spectateur qui semblait être pour lui la personnification vivante du guignon.

Pour rien au monde Lacenaire n’aurait voulu manquer à sa parole envers les jeunes gens assemblés chez Tonnellier, et, tout ruiné qu’il était, il garda les deux cents francs extraits du dernier billet pour faire face aux dépenses de la nuit. Il descendit donc du 36. L’ironique vieillard l’accompagnait encore dans l’escalier, et son ombre se projetait sur ses murs blancs de lumière, comme une silhouette infernale. Arrivé en bas, il pressa le pas dans le sens opposé à la route de Lacenaire, et lui dit une seconde fois, mais alors avec un ricanement sarcastique : « Le jeu mène à l’échafaud, jeune homme ! le jeu mène à l’échafaud ! souvenez-vous-en ! »

Puis il disparut comme un éclair à l’un des couloirs qui conduit de la galerie à la rue de Valois.

Le froid de la nuit avait saisi Lacenaire, et il eut hâte de regagner la voiture qui l’attendait.

— À la barrière du Maine, chez Tonnellier, dit-il en entrant dans le cabriolet, au cocher endormi sur son siège.

— Oh ! not’ bourgeois, dit l’automédon en bâillant à se désarticuler la mâchoire ; c’est impossible ! Jeannette ne pourra plus aller, elle est surmenée, quoi ! et ne tient plus sur ses jambes, la pauvre bête !

— Allons, il est une heure passée. Voilà vingt francs, ils sont à vous, si vous y êtes dans une demi-heure, dit Lacenaire en faisant briller un louis devant les yeux clignotants du cocher.

Pour toute réponse, celui-ci secoua son carrick, rassembla ses rênes, fit claquer sa langue et enfila au grand galop la rue Saint-Honoré.

Vingt-cinq minutes après, Lacenaire entrait dans le salon bruyant du restaurateur de la barrière, et était reçu comme un triomphateur par l’assistance enthousiasmée.

— Où est-il ? que je le contemple, le grand homme ! dit ce même clerc qui n’avait pu discourir sur la Pologne, et dont un repos de deux heures n’avait pu calmer ni l’envie de jouer à l’orateur, ni l’exaltation conservatrice ; — où est-il que je le couronne !

Alors, montant sur une chaise près de laquelle l’amphitryon s’était placé, le jeune homme au discours rentré prit une serviette par ses deux bouts et lui imprima un mouvement de rotation ; ensuite faisant faire à la toile éclatante d’une blancheur moirée un mouvement circulaire sur elle-même, il en entoura le front de Lacenaire, en la fixant à ses tempes par un nœud à rosette : puis d’un ton emphatique :

— Pardonnez-moi, sire, de n’avoir à déposer sur votre tête auguste que cette simple couronne, dit le clerc en se prosternant devant le roi de la fête. Ce n’est pas en toile damassée, c’est en or que je vous l’eusse offerte, si moi-même j’avais eu un peu plus d’argent… d’amassé !

Un clerc d’avoué en délire peut seul se permettre un coq-à-l’âne aussi violent.

Une explosion de murmures et de cris d’horreur accueillit ce calembour insensé, et celui qui l’avait perpétré, voyant, au bruit qui se faisait, quel effet son mot avait produit, passa sa main droite entre sa chemise et son gilet, prit l’attitude d’un orateur bravant la foule, et fixa sur ses confrères un regard empreint d’un dédain superbe.

— Allons, mes enfants, le calembour a son charme, mais il ne désaltère guère. Du punch ! — jeune courtisan, fit Lacenaire, en s’adressant au clerc, qui gardait toujours sa pose sculpturale.

On emplit son verre, et toute la nuit, il continua de boire, de rire et de manger, sans qu’un seul des assistants pût lire sur sa figure ses pertes désespérées et l’appréhension du lendemain. Cependant, le dimanche matin, en entrant à Paris, il se trouva maître de sept francs dix sous pour toute fortune. Il n’était pas ivre, malgré les excès de la veille, et il s’en alla tranquillement dormir, en pensant, non pas à l’argent perdu, il en avait pris son parti, mais à l’espèce de vision qu’il avait eue la veille à la roulette ; car, depuis lors, il ne revit jamais le grand vieillard.