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Lacenaire/29

La bibliothèque libre.
Jules Laisné (p. 170-176).


CHAPITRE XXIX.

Code du criminel. ― MM. Allard et Canler. ― Le chasseur d’hommes. ― Labyrinthe.


Maintenant, arrivons aux opérations de la police de Paris.

Tandis que l’oubli d’un passeport mettait Lacenaire au pouvoir de la justice en Bourgogne, voici de quelle intelligente façon M. Canler le chassait à Paris.

Nous devons ces détails à notre confrère Albert Monnier, et nous ne saurions mieux faire que de raconter comme il l’a fait les péripéties de cette capture.

Dans les conversations intimes de sa dernière prison, Lacenaire a prononcé une maxime qui est, à elle seule, tout un manuel de police.

— « Le voleur a-t-il dit, laisse toujours une trace involontaire de son passage. L’intelligence de la police consiste à la découvrir. Il n’y a pas de petits indices. »

Voici maintenant le manuel de l’accusé coupable :

— « Parler le moins possible pendant l’instruction, disait-il : ne pas parler du tout si l’on peut, tel est le meilleur système de défense du prévenu. Tandis que le juge d’instruction démasque ses batteries, l’accusé cache les siennes et ne riposte qu’à coup sûr. Le silence écrit ne passera jamais pour un aveu aux yeux du jury.

« Devant le tribunal, l’accusé doit plutôt battre en brèche les arguments de l’accusation que céder au désir de prouver son innocence. Qui prouve trop ne prouve rien.

« Le grand art, c’est de faire naître des doutes dans l’esprit des juges. En matière religieuse, si c’est la foi qui sauve, au point de vue du Droit, c’est le Doute. »

Dans l’avenir, Lacenaire est destiné à prendre place à côté de Cartouche et de Mandrin au Panthéon des voleurs populaires.

Ce scélérat d’esprit savait toute l’importance d’un petit indice entre les mains de la Police. Ce qui l’a perdu, c’est un nom écrit avec de la craie sur une porte. Supposez ce nom effacé, Lacenaire continuait sa vie de débauche et de sang. Un hasard pouvait seul le livrer.

Il est vrai que le hasard est un visiteur inattendu, qu’on doit toujours attendre.

Le 9 janvier 1835, l’autorité apprit la tentative d’assassinat et de vol commis dans la rue Montorgueil, 66, par deux individus, dont l’un se nommait Mahossier.

Ce fut M. Canler, — qu’on trouve toujours dans toutes les belles arrestations de ce temps, — qui se rendit sur le théâtre du crime.

Le prologue de toutes les recherches, c’est le signalement des coupables. Un fruitier, principal locataire de la maison, et le garçon de caisse, légèrement blessé, le donnèrent exactement.

On apprit que Mahossier avait payé d’avance le terme du logement loué rue Montorgueil. Il y avait apporté, en compagnie de son complice, comme on le sait déjà, un long panier d’osier qu’on trouva. Cette manne était par prévision destinée à cacher le corps de la victime après l’assassinat.

Mahossier avait fait un billet à ordre échéant le 31 décembre. Quand le garçon de recette se présenta rue Montorgueil, le concierge lui enseigna le domicile de Mahossier, qui avait pris soin d’écrire son nom à la craie sur sa porte.

Dans sa visite au local, M. Canler fit enlever le panneau sur lequel était écrit Mahossier. L’assassin n’avait pas eu le temps d’effacer ce nom dans sa fuite.

Quel pouvait être ce Mahossier ?

M. Canler se transporta instinctivement, pour commencer son enquête, chez un des logeurs les plus mal famés du faubourg du Temple. Il s’y fit représenter son livre de police.Le nom de Mahossier frappa presque aussitôt sa vue. Après ce nom, se trouvait celui de Fizelier. Tous deux étaient portés sortis à la même date, le lendemain de l’assassinat. Neuf jours s’étaient écoulés depuis cette époque.Le logeur déclara que Mahossier et Fizelier couchaient ensemble.

Un pressentiment disait au chasseur d’hommes qu’il était sur la piste de deux coupables.

La logeuse donna minutieusement le signalement de Fizelier ; M. Canler fut frappé de sa ressemblance avec le nommé François, qu’il avait interrogé le matin même.

On accusait ce François d’une escroquerie de trois pièces de vin. Il était encore au dépôt.

M. Canler s’y rendit, et passant négligemment près de François, en jetant un coup d’œil dans son portefeuille comme pour y chercher un nom oublié :

— Ah ! dites-donc, s’écria-t-il, depuis hier je me casse la tête… je ne puis pas comprendre pourquoi, vous, François,qui n’avez rien à craindre, puisque évidemment vous n’êtes pas l’auteur de l’escroquerie en question… je me demande pourquoi vous êtes allé vous loger chez Pageot sous le nom de Fizelier ?

— Pardine ! c’est bien malin, répondit François, ne croyez-vous pas que j’aurais donné mon centre (mon nom) dans ce garni, quand je savais que vous aviez un mandat contre moi.

Le faux Fizelier était en prison ! à présent c’était Mahossier qu’il fallait prendre.

Un renseignement fit savoir que le Mahossier du faubourg du Temple se faisait ailleurs nommer Bâton.

Le soir même, un nommé Bâton, de mœurs suspectes, fut arrêté au café des Quatre-Billards. Confronté avec la victime, il ne fut pas reconnu.

Le nom de Bâton n’avait donc été qu’en sobriquet pour Mahossier ?

En apprenant l’arrestation du vrai Bâton, un détenu de la Force, Lebload, dit la tante Rasoir, plaisanta sur l’ennui qu’allait éprouver son ami, — on ne peut plus intime, — Gaillard, son ancien compagnon de détention à Poissy ; le propos fut rapporté.

Gaillard, Bâton et Mahossier, n’étaient-ils que les trois sobriquets d’un même homme en lutte continuelle contre la justice ? — Tant de précautions semblaient l’annoncer.

M. Canler en acquit bientôt la preuve. Il guetta le vrai Bâton à sa sortie du dépôt et eut l’air de le rencontrer par hasard. La moitié des hasards sont cherchés. Dans la conversation, il l’amena à lui donner le signalement de Gaillard. Plus de doute, c’était celui du prétendu Mahossier !

En recherchant aux bulletins judiciaires, si admirablement organisés, à la préfecture de police, on vit qu’il existait un mandat lancé contre Gaillard, libéré de Poissy.

Les visites aux garnis recommencèrent sur cette nouvelle donnée. Un Gaillard avait logé rue de Marivaux, 17, dans le Marais. Informations prises près de la logeuse, le signalement était toujours identique.

M. Canler demanda à cette femme si son locataire n’aurait pas laissé quelque objet chez elle. Il avait oublié sur une petite planche des chansons politiques et une lettre moqueuse contre le préfet de police d’alors, M. Gisquet.

Frappé de la ressemblance de l’écriture de ces diverses pièces et des caractères formant le nom de Mahossier que l’assassin avait tracé sur la porte, M. Canler fit bientôt partager sa conviction par les experts. On ne s’occupa plus de Mahossier, et l’on rechercha Gaillard.

En ce moment, un voleur nommé Avril se trouvait détenu à la Force. Il se vanta de connaître Gaillard, et proposa même de le faire trouver, si on le mettait en liberté pendant huit jours.

Les démarches furent infructueuses ; Avril savait aussi bien que François qu’à la nouvelle de l’arrestation de ce dernier, Gaillard avait quitté Paris et problablement la France.

François, qui ignorait qu’on le suspectât pour l’assassinat de la rue Montorgueil, résolut de reconquérir sa liberté par un coup de maître. Il offrit de dénoncer un assassinat de Gaillard, commis sur la personne de Chardon et de sa mère, l’assassinat du passage du Cheval-Rouge, dont on avait vainement recherché les auteurs.

Tandis que François, croyant Gaillard en sûreté, s’efforçait de reconquérir sa liberté, Avril, revenu de sa promenade moqueuse de huit jours, donnait, cependant, quelques renseignements exacts sur Gaillard. Il l’avait plusieurs fois accompagné chez une parente, sa vieille tante, rue Barre-du-Bec, maison d’un emballeur.

On se rendit chez cette vieille dame qui, craignant les mauvais tours de son coquin de neveu, avait fait faire une ouverture grillée à sa porte. Elle communiqua, par ce trou, avec les agents de l’autorité. On apprit d’elle que son neveu ne se nommait pas Gaillard, mais Lacenaire.

Mahossier, Bâton, Gaillard, c’était Lacenaire ! Des mandats existaient contre cet homme sous tous ces noms différents, et peut-être encore sous bien d’autres. Qui le saura jamais ?

Tout était à recommencer. Le courage ne faillit pas à la police. Elle tissa de nouveau sa toile sans cesse brisée par l’aile du hasard.

Le hasard qui l’avait desservie, devait enfin lui être propice. Elle apprit qu’un nommé Lévi, venant de Paris, avait été arrêté à Beaune, dans un café, au moment où il essayait de négocier une fausse lettre de change.

À la vue de son signalement, la police fut convaincue que Lévi était une nouvelle incarnation du Brâhma des voleurs. Lévi, Mahossier, Bâton et Gaillard, c’était, en effet, Lacenaire !