Lacenaire/40

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Jules Laisné (p. 274-310).


CHAPITRE XL.

Le réquisitoire. ― Plaidoirie pour Lacenaire. ― Discours de Lacenaire. ― Éloquence inculte de François. — Scène violente.


Lorsque M. Partarieu-Lafosse, subtitut du procureur général, se leva, Lacenaire cessa la lecture qu’il faisait, se croisa les bras et écouta avec attention le magistrat. Celui-ci commença en ces termes :


Messieurs les jurés,

Au point où la civilisation est parvenue en France, dans un pays longtemps renommé par la douceur de ses mœurs, c’est avec un douloureux étonnement que, depuis plus d’une année, on a vu se renouveler dans Paris même une multitude d’assassinats, exécutés avec une audace, avec une cruauté inouïes. On s’est demandé non sans effroi, si la ne humaine avait cessé d’être protégée, si une association mystérieuse, qu’il était impossible d’atteindre, se faisait un jeu de tremper ses mains dans le sang. Il est cruel que la solution de cette question ait été si longtemps à se faire attendre.

Aujourd’hui commence à se dérouler devant vous la série de ces tragiques forfaits, et dès à présent, si nous ne nous trompons, vous avez le mot de la terrible énigme. Oui, messieurs, il existe des hommes pour lesquels l’assassinat n’est pas une dernière extrémité où le plus pervers n’arrive qu’en tremblant, mais une affaire, une affaire comme une autre, que l’on propose, que l’on examine, dont on discute les moyens, et que, le jour venu, on raconte en pleine audience avec un complet sang-froid, des hommes pour lesquels l’assassinat n’est pas un accident, le paroxysme de la colère, la mauvaise pensée d’un moment ; mais une habitude, une profession.

C’est assez vous dire à quels termes nous réduisons la cause. Il y a dans l’accusation un vol, commis la nuit par deux personnes, il y a des faux nombreux, en écriture authentique, en écritures de commerce, en écriture privée. Tout cela serait grave partout ailleurs ; ici, ce n’est rien, absolument rien nous n’en parlerons pas. Nous nous bornerons à recueillir le sang versé, et en son nom, au nom de l’humanité, nous viendrons demander réparation.

Nous voici donc, sans plus tarder, le dimanche 14 décembre 1834, rue Saint-Martin, au passage du Cheval-Rouge.

Là, messieurs, habitait avec sa mère un homme sur lequel son horrible fin nous commande le silence : François Chardon. Détenu deux ans à Poissy, il y avait connu Lacenaire et Avril ; connaissance fatale qu’il devait payer de sa vie.

Lacenaire sortit de Poissy en août 1834, Avril le 25 novembre suivant. Chardon se vantait d’avoir de l’argent, des couverts ; on prétendait même qu’il devait recevoir de la munificence de la reine 10,000 fr. pour la fondation d’une maison de refuge ; pour des accusés tels que ceux qui paraissent devant vous, c’était une occasion tout indiquée.

Le jour est convenu. Vers une heure de l’après-midi, Lacenaire demande à la portière si Chardon est chez lui. Sur sa réponse affirmative, il monte suivi d’Avril. Mais, après avoir frappé inutilement, tous deux redescendent. Dans le passage ils aperçoivent Chardon. « Nous venons de chez toi, » lui disent-ils. — « En ce cas, montez avec moi, » répond le malheureux.

On entre dans une première pièce. Quelques paroles insignifiantes sont à peine échangées. Avril saisit Chardon par le cou ; Lacenaire le frappe avec un tire-point, par derrière d’abord, puis par devant. Chardon tombe, et, en se débattant, ses pieds font ouvrir un buffet plein de vaisselle. Avril s’empare d’un merlin suspendu à la porte et l’achève.

Cela fait, Lacenaire pénètre dans la pièce voisine. Une victime bien facile, une femme de soixante-six ans, y était étendue dans son lit de douleur. De son arme empreinte encore du sang du fils, Lacenaire en a bientôt fini avec la mère. Le lit est déplacé ; une armoire est forcée ; 500 fr., quelques couverts sont enlevés. Jusque sous le verre d’une pendule, la cupidité va chercher une petite Vierge en ivoire, que l’on suppose être d’un grand prix.

Cependant les meurtriers avaient les mains, les vêtements ensanglantés. Le génie dramatique de l’Angleterre s’écriait jadis « que toutes les eaux de l’Océan réunies ne pouvaient laver ces taches-là. » Pour les accusés, la chose est plus simple, on met le manteau d’une des victimes sur le sang qui a jailli de ses plaies ; on va aux Bains-Turcs, et tout est effacé. Puis on dîne, on se délasse aux Variétés des émotions de l’assassinat ; et Avril termine dans une maison de prostitution une journée si bien commencée, si bien remplie.

Le lendemain, vous croyez peut-être que le crime se reposera ? Nous ne parlerons pas de remords, nous savons trop qu’il n’a point accès dans certaines âmes ; mais enfin le bras se fatigue, et l’on éprouve le besoin de faire au moins une halte dans le sang. Non ; pour de tels hommes, un crime commis n’est qu’un acheminement, une facilité de plus pour commettre un nouveau crime, et pour le commettre sur une bien plus grande échelle. Il ne s’agit plus désormais de ravir à un hypocrite mendiant les quelques aumônes par lui recueillies, à une grabataire infirme les minces épargnes de ses derniers jours. À nous maintenant les recettes des Pillet-Will, des Lowemberg, des Rothschid, des Mallet ! L’opération est aisée. Nous présentons à l’une de ces maisons un billet payable à un domicile qui sera le nôtre. À l’échéance, le garçon de caisse arrive avec une lourde sacoche, avec un riche portefeuille. Nous le tuons, et nous lui prenons tout.

Dès le 15 décembre, en effet, et avec les fonds du Cheval-Rouge, Lacenaire, sous le nom de Mahossier, loue un obscur logement rue Montorgueil, 66. Avril, qui doit être encore son second, qui a payé sa part dans les meubles, y vient coucher avec lui. Mais, le 20, Avril fait une étourderie : il est arrêté sur le boulevard, pour avoir arraché une fille publique des mains des soldats. C’est ici qu’il faut lui chercher un remplaçant, c’est ici que François apparaît à son tour sur la scène.

Mais, avant d’arriver à lui et à la tentative du 31 décembre, épuisons ce qui concerne la journée du 14, et demandons-nous si les révélations de Lacenaire vous sembleront suffisantes pour déterminer votre conviction contre Avril.

Il est une objection, souvent répétée, que la défense ne manquera pas de reproduire. Pour condamner, vous dira-t-on, il faut des preuves, des témoignages irrécusables. Or, Lacenaire n’est pas un témoin, c’est un accusé. Les déclarations d’un accusé ne prouvent pas contre son coaccusé.

Nous avons hâte de repousser cette objection, car nous n’en connaissons pas qui s’appuie davantage sur des doctrines surannées, qui oublie davantage les droits et les devoirs du jury, tel que nos temps modernes l’ont fondé.

Non, messieurs, il ne faut pas au jury ni preuves, ni présomptions ; il ne lui faut, la loi le dit, qu’une conviction intime. Cette conviction, il la prend partout, il la tire de tout, sans s’inquiéter du moyen, du nom scientifique que la logique impose à tel ou tel élément du débat. Voilà comment il est vraiment omnipotent, dans la souveraineté de sa conscience.

Ainsi, par exemple, on entend un témoin dûment assermenté. Vous ne le croyez pas, si quelques indices vous persuadent qu’il ment, si, pour ne pas sortir de la cause, c’est un Pageot, une femme Pageot, un Soumagnac. Vous croyez un accusé, quand cet accusé est un Lacenaire.

Lacenaire ne s’attend pas sans doute à trouver son éloge dans notre bouche ; mais enfin, il est des positions désespérées où l’on peut avoir un dernier mérite, celui de prendre franchement son parti, de reconnaître qu’après le crime une seule chose est possible en justice comme en morale, l’expiation.

Aurait-il cédé à un sentiment moins noble, au désir de la vengeance ? Aurait-il voulu entraîner dans sa perte ceux qui avaient trahi le secret de sa retraite ? Sur ce point, nous avons aimé à l’entendre répéter hautement, à haute voix : Oui, j’ai parlé par vengeance, mais nous ajoutons avec lui : C’est à MM. les jurés de voir si un homme qui a parlé par vengeance n’a pas cependant dit la vérité.

Eh bien ! a-t-on constaté une seule inexactitude dans les renseignements donnés par lui ? A-t-il été contredit par un seul témoin ? Au milieu de faits si nombreux, s’est-il contredit lui-même, troublé un moment ! Non, non, tout a crié dans la cause : Lacenaire dit vrai !

Une seule crainte aurait pu s’offrir à vos esprits : c’est que, par une ostentation déplorable, Lacenaire se fit devant vous pire qu’il n’était. Qui sait ? l’imagination humaine est si bizarre, que le crime même peut avoir sa vanité. Nous avons étudié scrupuleusement l’accusé sous ce point de vue, et, selon nos impressions, rien n’est venu prêter le moindre fondement à cette crainte. Nous l’avons trouvé toujours simple, ne visant point à l’effet, ne se posant point en héros de tragédie, et là nous a paru être une nouvelle garantie de sa sincérité.

Au surplus, n’avez-vous pas remarqué combien les dénégations d’Avril étaient embarrassées, incomplètes ? Pour juger qu’il fut assassin avec Lacenaire, avez-vous besoin d’autre chose que d’enregistrer ses propres paroles ? Lacenaire lui communique son projet de tuer un garçon de recette.

À ce projet, Avril ne fait qu’une objection : il vaudrait mieux, à son avis, lui mettre un masque de poix sur la figure. Le masque de poix, avez-vous dit ! mais c’est la mort, la mort dans les tortures. Le patient est là, demandant du jour, de l’air, ce qui est nécessaire aux poumons de l’homme ; et ni sa main, ni une main étrangère, ne peut arracher ce qui étouffe ses cris. Amendement barbare, dont toute la valeur se réduit à substituer, à la mort par le fer, la mont par l’étouffement.

Et puis, voyez cette communauté d’existence avant le crime, après le crime.

Du 6 au 15 décembre, qui partage la chambre, le lit d’Avril, chez la femme Duforest ? Lacenaire.

Du 15 au 20, qui est encore le camarade de lit d’Avril dans le repaire de la rue Montorgueil ? Lacenaire. Quand Avril est conduit au poste, le 20, qui va l’y réclamer ? Toujours Lacenaire, son inséparable. Et, certes, il prouvait bien, ce jour-là, à quel point Avril lui tenait au cœur. Les deux cadavres de la rue Saint-Martin étaient à peines relevés, et son intervention l’exposait à une arrestation personnelle, mais n’importe ! il le lui faut, c’est son bras ; et au péril de sa vie, il veut le revoir.

Après des démonstrations si accablantes, nous n’ajouterons qu’un mot sur les révélations de Fréchard. On y voit Avril, dès les premiers jours de décembre, prenant l’initiative pour l’assassinat de Chardon, proposant à Fréchard, à trois reprises, d’y coopérer, et lui assurant qu’il y aurait au moins 10,000 fr. à recueillir. Devant la fille Bastin, Avril s’exprimait avec plus de réserve ; mais il offrait 2,000 francs pour buter avec lui une tante ; et vous savez, initiés que vous avez été aux secrets de cet horrible langage, comment ces mots désignaient clairement Chardon.

C’en est assez quant à Avril. Maintenant, comme Lacenaire, nous passons d’Avril à François.

François est présenté par Bâton à Lacenaire comme ayant proféré ce propos : « Dans la position où je suis, je tuerais un homme pour 20 francs. »

Le 30 décembre seulement, à huit heures du soir, il entre en relations avec lui, et tout d’abord Lacenaire lui fait confidence de son crime du 14. François a bientôt pris sa résolution. Dès le lendemain, il est prêt ; et le voilà, dans la matinée du 31, attendant sur la paille du logement de la rue Montorgueil l’arrivée du garçon de Mallet.

Vers trois heures, Genevay frappe à la porte. Lacenaire l’ouvre, la referme, et pousse Genevay vers une pièce très sombre, où François se tenait devant une table. Comme la victime s’avance, Lacenaire qui était resté derrière elle, lui porte dans l’épaule un coup de tire-point tellement violent, qu’il pénètre jusque dans la poitrine. Cependant, il lui reste assez de force pour crier au voleur ! Alors François se jette sur elle, le saisit au cou, et cherche à lui mettre les doigts dans la bouche. Mais il n’y peut réussir ; les cris redoublent ; les assassins fuient.

Où vont-ils se retrouver ? C’est ici que l’audition de Bâton a été l’un de ces incidents que la Providence ménage pour éclairer les dernières obscurités d’un procès. Il n’avait assurément nulle envie de parler ; vous le voyez encore, immobile comme une statue, tout pâle de ses crimes, ne laissant tomber ses paroles qu’une à une, sur les interpellations réitérées de M. le président. Eh bien ! la force de la vérité lui arrache tout contre François. Vous ne pouviez attendre une reconnaissance formelle de la part d’un garçon de caisse de dix-huit ans, de femmes, d’enfants, accourus au bruit et glaces de terreur, mais Bâton vous montre les deux assassins en relations la veille de leur tentative ; il vous les montre arrivant chez lui au moment où elle vient d’échouer, allant coucher ensemble, changeant de costume. Grâce à lui, vous les suivez pas à pas.

François avait prétendu n’avoir connu Lacenaire que le 1er janvier 1835. Il est démenti par Bâton, qui affirme les avoir mis en rapport au moins le 30 décembre.

Lacenaire avait déclaré que François, qui le précédait dans la fuite, avait fermé la porte de l’allée après être sorti. Bâton atteste que François arriva en effet le premier vers cinq heures ; que, quand Lacenaire arriva à son tour, une demi-heure après, François lui dit : « Ah ! te voilà, mon pauvre ami, je te croyais arrêté : » à quoi Lacenaire répondit : « Si je ne le suis pas, ce n’est pas ta faute, tu m’a laissé là. »

Lacenaire avait déclaré que la nuit du 31 décembre au 1er janvier avait été passée par eux chez Soumagnac, ami particulier de François rue de l’Égout-Saint-Antoine. Bâton atteste, qu’en effet, le 1er janvier, à dix heures du matin, il les rencontra du côté de la place Royale, et qu’ils lui dirent avoir couché chez un ami, qui fut nommé par eux Magny ou Soumagnac.

Lacenaire avait déclaré que, le 31 décembre, François avait un habit-veste olive, une cravate rouge et une veste de chasse ; mais, le lendemain, François s’était revêtu de la redingote de Lacenaire.

Désormais, le crime les a rivés à la même chaîne. François, quel est cet homme que vous disiez ne pas connaître, qui, du 1er au 6 janvier, a la moitié de votre lit dans l’infâme garnit de Pageot, que vous faites inscrire sous le faux nom de Bâton, pendant que vous vous cachiez sous celui de Fizelier ? C’est Lacenaire. Cette poitrine coupable, d’où peuvent s’échapper, dans le trouble des nuits, d’affreuses révélations, elle ne craint pas de se presser contre la vôtre ; elle reconnaît en vous un confident, un frère.

Vous-même vous vous êtes trahi, lorsque, détenu depuis à Poissy pour autre cause, vous vous êtes cru en sûreté quant à l’attentat de la rue Montorgueil. Voici Leroi-Andréol ; il vous a entendu dire qu’en allant coucher avec Lacenaire, vous fûtes saisi de voir tomber de dessous son manteau un poignard. Voici Alexandre ; il a recueilli de votre bouche que, la veille de l’assassinat du garçon, vous aviez été avec Lacenaire, et vous aviez porté l’outil qui avait servi à cet assassinat et à plusieurs autres. Vous aviez, ajoutiez-vous, à l’époque du crime, et comme plusieurs témoins en ont déposé, de gros favoris rouges venant jusqu’à la bouche. Mais vous les aviez fait couper par un perruquier de vos amis, ce qui vous avait sauvé en empêchant les reconnaissances.

Ah ! oui, vous aviez raison plus tard, sur l’annonce de votre translation à Paris, de trembler, de pâlir devant le gardien Coignet. Vous aviez raison de vous écrier : « Je suis un homme perdu, je sais ce qui me revient ! » C’est que vous saviez que Lacenaire avait parlé, que Bâton pourrait apparaître, et que vous seriez confondu.

Messieurs, voilà en abrégé toute la cause. Un mot seulement, avant de finir, sur le principal accusé.

Souvent les accusés traduits sur ces bancs plaident devant vous, sinon comme excuse, du moins comme atténuation de leurs fautes, le délaissement de leur famille, le dénûment, l’insuffisance de leur éducation ; tous ces moyens manquent complètement à Lacenaire. Fils de braves négociants de Lyon, il reçut l’instruction la plus soignée. Au dossier, sont des morceaux de prose, de poésie, de sa main. Ils avaient été conservés comme pièces de comparaison pour une vérification d’écritures. Nous y avons trouvé les éléments d’une vérification plus grave, celle de l’intelligence de l’accusé ; et, si l’audience ne nous avait pas suffi, nous nous y serions convaincu que ses facultés naturelles étaient des plus distinguées. Il était donc des favorisés ici-bas, car les dons les plus précieux sont ceux de l’intelligence.

Pourquoi faut-il, nul plus que nous ne le déplore, que cette plume, qui, dans le commerce, dans la politique, dans les lettres, pouvait lui assurer une aisance honorable, il l’ait brisée pour l’échanger contre le sanglant tire-point ?

Voilà ce qui arrive, quand on n’a pas cette foi calme dans l’avenir, qui se confie au travail et à la patience : quand on veut tout conquérir en un jour, maladie trop commune de notre siècle ; quand, entraîné par des passions désordonnées, on aime mieux s’enivrer d’une horrible supériorité parmi les pervers, que de prendre place parmi les bons et parmi les honnêtes.

Mais, plus on est tombé de haut, plus on est coupable, plus aussi l’on doit servir d’exemple à tous.

Nous ne nous le dissimulons pas : vous êtes en présence d’un pénible devoir ; mais les devoirs pénibles sont précisément ceux qu’il est le plus méritoire d’accomplir. Vous l’accomplirez donc, car la sûreté publique est gravement compromise, car la plaie sociale est profonde. Ils n’hésitent pas, eux, quand il s’agit de frapper leurs victimes ; vous n’hésiterez pas davantage pour les frapper à leur tour. Et autant les méchants déploient de fermeté, d’énergie pour commettre le mal, autant vous en aurez, vous, pour le réprimer.

Me Brochant, jeune avocat chargé de la défense de Lacenaire, succède au ministère public, et s’exprime ainsi :

Messieurs,

Après ces longs et pénibles débats, où se sont déroulés tant de scènes sanglantes, tant d’écrasants témoignages, tant de funestes aveux, je me sens ému, je l’avoue, d’un profond sentiment de terreur.

Car, alors que de toutes parts retentissent des cris de vengeance et de mort, il me faut seul élever la voix contre tous, lutter seul contre une juste indignation, et vous faire oublier le sang des victimes pour vous faire épargner le sang du meurtrier.

Le sang du meurtrier !… C’est là, messieurs, l’expiation que l’on vous demande, et c’est cette pensée qui vient ranimer mon courage, mais sans calmer mes craintes.

Je ne vois plus dans ce procès qu’un coupable qui repousse toute défense, qu’un homme qui jette sa tête à vos pieds et qui vous dit : Prenez-la, j’ai mérité la mort… Je ne vois plus ici qu’un homme qui vous raconte avec un imperturbable sang-froid tous ses forfaits ; qui se plaît à entrer dans les plus horribles détails pour soulever vos cœurs et appeler sur sa tête une peine qu’il regarde comme la fin de ses misères…

C’est un suicide qui prend soin d’éclairer lui-même votre jugement, comme celui qui veut quitter la vie prépare avec attention l’arme fatale qui doit consommer son sinistre projet.

Je comprends, messieurs, tous les dangers de ma mission. Il faudrait un pied plus ferme que le mien pour ne pas glisser sur ce terrain tout sanglant… un bras plus nerveux pour renverser cet échafaud qui se dresse déjà…

Je n’avais, pour répondre à l’honorable confiance de la Cour, que mon zèle et mon dévoûment ; puissent-ils me servir d’excuse à vos yeux ; si mon ardeur m’entraînait dans des discussions auxquelles vos esprits ne sauraient s’associer !

Je serai court, messieurs, car telle est ma position, que je ne puis discuter les faits de cette cause, où pourtant il me serait si doux de pouvoir douter : je ne puis soulever une page de cette immense procédure, sans qu’un nouveau crime m’apparaisse hideux… et sans qu’il soit aussitôt revendiqué par Lacenaire. Je viens donc seulement vous dire ce que c’est que cet homme que vous ne connaissez point encore, puis vous soumettre quelques méditations qui me paraissent de nature à vous disposer à l’indulgence, et pour lesquelles j’ose réclamer toute votre attention…

Chez un homme inculte et grossier, les plus grands excès se conçoivent et s’expliquent facilement. Là, pour dominer, pour régner en maître, le vice, et avec lui le crime, auront peu de combats à soutenir, peu d’ennemis à vaincre, ils n’auront que des passions à flatter. Mais lorsqu’il s’agit, comme dans la cause, d’une belle nature, cultivée par l’éducation, faite pour des mœurs douces et paisibles, et dont le seul penchant est l’amour des lettres, oh ! alors, le moraliste recule effrayé, et recherche en tremblant les causes d’un si épouvantable phénomène.

Déjà, vous le savez sans doute, messieurs, François Lacenaire est né au sein d’une famille riche et respectée. — Son père était un honorable négociant de la ville de Lyon, qui lui-même avait édifié sa fortune dans le commerce des fers. Parvenu à un âge déjà mûr, il jouissait dans la retraite du fruit de ses veilles, lorsqu’il se maria. — De cette union naquirent treize enfants.

J’insiste sur cette circonstance, parce qu’elle est la cause première des malheurs de cet homme, qui fût toujours resté pur, s’il eût toujours été à l’abri du besoin.

Son père, jaloux de laisser à chacun des siens une position qui leur fit chaque jour bénir sa mémoire, rentra dans les affaires, entreprit un commerce qu’il ne connaissait pas, se lança peut-être dans des spéculations hasardées, et finit par engloutir peu à peu, et à l’insu de tous, la fortune qu’il devait à ses premiers travaux.

Cependant le jeune Lacenaire achevait ses études et se faisait remarquer au collège de Lyon par son zèle, son aptitude et le tour original de son esprit ; il apprenait rapidement, était aimé, chéri de tous ses maîtres ; et si vous en vouliez une preuve, je n’aurais qu’à vous citer l’exemple d’un de ses anciens professeurs, qui lui prodigue encore chaque jour les marques d’un touchant intérêt.

À sa sortie du collège, il témoigna le désir de venir à Paris pour se livrer à l’étude du droit ; il était possédé du besoin de s’instruire et d’utiliser ses heureuses dispositions…

Mais on s’y opposa ; ses prières, ses larmes furent inutiles. Il ne savait pas, le malheureux enfant, que le motif de cette résistance était une plaie qui déchirait les entrailles de son père, et que celui-ci cherchait à cacher à tous les yeux !… Le dérangement de sa fortune ne lui permettait déjà plus de faire les sacrifices toujours indispensables pour satisfaire aux vœux de son fils.

Voyez donc, messieurs, à quoi tiennent nos destinées sur cette terre !… Peut-être si les désirs du jeune homme se fussent accomplis, aurait-il fait l’honneur de la société, au lieu de la remplir de son épouvantable renommée !

On le lança dans le commerce ; mais cette vie de chiffres et de spéculations n’était point en harmonie avec son âme ardente et fougueuse.

Il s’engagea, fit la guerre de Morée, obtint son congé en 1829, et revint dans sa patrie.

Là, un coup terrible l’attendait. La maison de son père était fermée : il avait fait faillite et quitté la France.

Lacenaire fut atterré… ; cependant son âme énergique se roidit contre le malheur. Il chercha à utiliser ses connaissances, seul bien qui lui restât…, fit mille démarches infructeuses, se présenta chez les anciens amis de sa famille… ; mais son père avait laissé des dettes…, les portes se fermèrent devant lui. On recevait le fils du riche manufacturier, on repoussa le fils du commerçant malheureux…

Dès ce moment son âme s’aigrit et s’indigna contre la fortune ; il se demanda si un Dieu juste pouvait permettre de telles choses ; il se prit à nier l’existence de la Divinité et se créa je ne sais quel déplorable système d’athéisme et de philosophie qui ont précipité sa chute.

Cependant il n’avait point encore tout perdu… Il lui restait le cœur d’une mère, qui, du fond de l’exil, veillait sur son fils. Elle lui fit remettre par un ami fidèle une somme de cinq cents francs.

Son courage se releva.

Le séjour de Lyon lui était devenu odieux. Il quitta cette ville, et vint à Paris chercher une fortune qu’il se croyait certain d’y rencontrer… Comme toujours, on lui fit des promesses, mais comme trop souvent il arrive, on ne les tint pas… Ses ressources s’épuisaient… ; chaque jour il les voyait diminuer et frémissait en pensant au lendemain, lorsqu’un nouveau coup vint le frapper et lui enlever ses dernières espérances.

Parmi les jeunes gens qu’il avait rencontrés dans Paris, où les liaisons se forment et se détruisent avec tant de facilité, il en était un qui portait un nom célèbre et honoré de tous. Une de ces querelles puériles qui moissonnent cependant chaque année tant de têtes jeunes et précieuses les conduisit sur le terrain.

Lacenaire évita, dit-on, le combat tant qu’il put. Il semblait pressentir les conséquences funestes de cette malheureuse affaire ; enfin, forcé de défendre sa vie ou de passer pour un lâche, il essuya le feu de son adversaire et eut le triste avantage de le tuer sur la place.

Hélas ! que n’a-t-il péri dans cette déplorable rencontre.

Dès lors tout son avenir fut brisé. L’affaire eut de l’éclat, les feuilles publiques en retentirent, le nom d’un orateur à jamais célèbre s’y attacha. Ses plus généreux protecteurs le repoussèrent ; on l’eût blâmé de refuser le combat, on le punit de l’avoir accepté ; on n’osa plus prononcer le nom d’un duelliste, d’un meurtrier, on le plongea dans l’abîme.

Que faire ! que devenir !… seul… sans amis… sans famille !… Car il n’avait plus même le cœur d’une mère pour y verser ses douleurs, il n’avait plus les conseils d’un père pour retremper son âme abattue !

Travailler ?… Eh ! oui, sans doute, c’est là le conseil de la vertu… Travailler ! mais cela est-il possible, mon Dieu !… alors que l’éducation vous met au-dessus de ces travaux manuels et serviles qui sont l’apanage d’une classe souffrante et malheureuse, mais grossière et inculte.

Mille projets sinistres bouillonnèrent dans sa tête : le suicide ou le crime ; il n’avait plus d’autre alternative.

Une malheureuse occasion se présenta. Sa tête était égarée ; une escroquerie fut commise : une année d’emprisonnement en fut l’expiation.

C’est ici, messieurs, que commence pour notre société un cruel enseignement ; souvent ces voûtes ont retenti de paroles graves et sévères sur les dangers de nos prisons.

On a redit souvent que ce remède aux plaies qui nous dévorent n’était qu’un véritable poison, et souvent aussi on a traité cela de lieux communs et de banalités. Eh bien ! écoutez cet homme, il vous dira comment, jeté, confondu avec des êtres vicieux, méchants, cruels, cette écume que la société vomit chaque jour de son sein, son caractère hautain s’est soumis à cette dangereuse fréquentation ; comment les principes dont on avait imbu son enfance se sont effacés de son cœur pour faire place à la corruption et au crime.

Tout sentiment de vertu n’était pourtant pas encore éteint dans son âme : soit crainte, soit repentir, nous le voyons à l’expiration de sa peine rentrer dans la société ; puis, se créant une modeste industrie qui suffit à ses besoins, lutter longtemps encore contre l’adversité ! — Mais bientôt il subit la loi commune, il est reconnu par ses anciens compagnons de captivité, signalé comme flétri ; encore une fois la misère vient l’atteindre, la misère et avec elle la faim, ce terrible argument contre lequel vient se briser la morale. Il retombe, et une seconde fois la justice s’empare de lui.

Son esprit s’exalta… Repoussé, maltraité par le monde, il se crut, suivant ses propres expressions, en état de légitime défense contre la société ; obligé de vivre avec des misérables dont les habitudes et le caractère contrastaient horriblement avec ses manières distinguées, il jura de devenir leur chef et de les surpasser. Pour leur montrer qu’il était digne d’eux, il apprit cette langue entée sur notre langue comme une sorte d’excroissance hideuse, cet idiome infâme dont quelques mots prononcés dans le débat ont blessé vos oreilles : le désespoir, la honte, la souffrance desséchèrent son cœur ; il se dit que la vertu n’était qu’un mot, le crime qu’une œuvre de raison. Il arriva à ce degré de cynisme et d’insouciance qui ne peut être la suite que des grandes infortunes ; il ne vit plus dans la vie qu’une occasion de jouissances qui devaient se satisfaire à tout prix, qu’une guerre entre celui qui possède et celui qui n’a rien ; dans la mort qu’une cessation de mouvements, de sensibilité, d’activité, de douleur, qu’un retour au néant plus ou moins rapproché, devant lequel ce serait folie que de trembler.

Ces idées devinrent pour lui une seconde nature.

Il méditait à l’avance de sinistres projets, de funestes représailles, lorsque dans sa prison un homme apparaît, qui vient ébranler ses résolutions et faire jaillir de son cœur encore quelques étincelles de vertu. Cet homme, c’était M. Vigoureux, qu’une affaire politique amenait à la Force.

Quelles qu’aient été ses relations avec Lacenaire, le fait est que, frappé de son esprit original, caustique, mordant, il s’intéressa à lui, qu’il l’engagea à revenir au bien et à chercher dans son talent des moyens d’existence qui ne sauraient lui manquer.

Ses exhortations ne restèrent pas sans succès.

Lacenaire fut transféré à Poissy ; une correspondance s’engagea, et quelques lettres, jointes au dossier, prouvent quel changement s’était opéré dans son cœur.

« Soyez persuadé, monsieur, lui écrivait-il, que je m’efforcerai de mériter la bienveillance que vous me témoignez et qui adoucit beaucoup ma position ; elle me relève à mes propres yeux, et me prouve que si je ne puis plus aspirer à reprendre dans la société le rang que mes talents auraient peut-être pu m’y faire occuper, je puis encore du moins espérer de reconquérir l’estime des personnes éclairées et dénuées de préjugés, qui, comme vous, pardonnent au repentir, et ne punissent pas un homme toute sa vie pour la faute d’un moment. J’aurais peut-être des motifs d’excuse à alléguer, vis-àvis de tout autre, dans les circonstances critiques où je me suis trouvé et les épreuves que j’ai subies et auxquelles je n’ai pas eu la force de résister ; mais combien je m’en repens en me voyant sans cesse entouré de l’écume de la société, car s’il y a ici quelques personnes que l’on peut fréquenter, la plupart ne sont, comme vous pouvez le penser, que des gens perdus de vices et abrutis dans le crime ; aussi, plutôt que de retomber dans une semblable maison, je préférerais mille fois endurer ce que la faim a de plus cruel. Si j’ai des actions de grâces à rendre à la Providence, c’est de ne m’être pas laissé abandonner au découragement et au désespoir. C’est à vous, monsieur, que j’en serai redevable ; puissiez-vous jouir de votre ouvrage en disant : J’ai ramené un homme du chemin du crime pour lequel il n’était pas né. Votre connaissance fera époque dans ma vie, car sans vous, je ne doute pas, qu’abandonné de tout le monde, j’aurais continué à parcourir la carrière honteuse de laquelle la nécessité et le délaissement des hommes m’auraient empêché de sortir, etc… »

Vous voyez, messieurs, que de bonnes pensées avaient repris leur empire. Ce n’étaient pas seulement des travaux futiles qui occupaient son esprit et dirigeaient sa plume. Pendant sa détention, il veut du moins que sa honte et sa souffrance profitent à la société ; il s’occupe du régime des prisons, il scrute les consciences, remonte à la source de tant de maladies, en cherche le remède, et envoie à M. Vigouroux le fruit de ses observations.

Au mois d’août 1834 il sort de prison, se présente chez son protecteur. Celui-ci l’accueille avec bonté, lui fournit les bardes qui lui manquent et lui donne quelques secours. Lacenaire se crée à l’avance une vie honorable, l’avenir lui apparaît sous de brillantes couleurs, il se redresse plein d’espoir et se met au travail.

Dans ce moment il ne lui fallait qu’un peu d’or pour le maintenir dans ses heureuses dispositions… Mais hélas ! il n’avait pas de nom littéraire ; et, malgré toutes les démarches de M. Vigouroux, le prix qu’on met à ses articles est tellement modique, qu’il ne pourrait suffire aux besoins les plus essentiels de la vie la plus modeste.

Ce fut le dernier coup. Sa chute s’augmenta de toute la grandeur de son espoir déçu. C’est une rage, un désespoir, une fureur atroce ; une fièvre brûlante le consume ; il se croit poussé au crime par une force supérieure. La fièvre se calme et une profonde insensibilité lui succède… C’est un marbre glacé. Pas un jour qu’il ne rêve quelque infernal projet. Pas un jour que sa main ne fabrique quelque faux. Le péril et la crainte ne sauraient l’ébranler ; c’est un délire, une joie sardonique.

Mais au moins il s’arrêtera devant le meurtre !… Ses mains ne sont point encore souillées de sang !… Non, messieurs, il ne s’arrêtera pas, car le vol, le faux, tout cela mène au bagne ; eh bien ! le croiriez-vous, il préfère l’échafaud, et si la justice, car enfin il y a une justice, si la justice s’emparait de lui, il pourrait revendiquer la mort comme un droit irrécusable.

L’assassinat de Chardon est résolu, consommé de sang-froid. C’est une lettre de change tirée sur le bourreau… La fortune ou la mort !

La vue de ses victimes, l’exécution du forfait ne sauraient l’émouvoir : indifférent comme la matière, il s’étonne lui-même de cette horrible insensibilité. Il a rompu sans trembler le pacte social, il est entré dans une route périlleuse où la chute est certaine, il ne la craint pas, il la brave. Il se rit des lois impuissantes pour l’arrêter, des agents maladroits qui ne peuvent le découvrir. Ce sont là ses joies, ses plaisirs, ses voluptés.

Les crimes faciles ne lui suffisent déjà plus ; il lui faut de savantes combinaisons.

Il conçoit l’assassinat de la rue Montorgueil. Plusieurs tentatives restent sans succès.

Une fois le garçon de caisse ne peut trouver l’adresse ; une autre fois le portier monte avec lui ; enfin, le 31 décembre l’occasion se présente sans entraves…

Il m’est pénible à moi de retracer de pareilles scènes…

Une seule chose me frappe, m’étonne, me confond.

Quelques instants ayant l’arrivée de Genevay (des témoins en ont déposé, il fumait paisiblement à la porte de la chambre, sur le palier de l’escalier, et lisait avec attention ce livre funeste qui fut comme le symbole de sa vie[1].

Ah ! je vous en supplie, messieurs, suivez-le depuis le mois d’août, depuis sa sortie de Poissy, comptez, si vous pouvez, tous ses crimes, et demandez-vous si tant d’impudence et de sang-froid sont dans la nature même du scélérat !

Voyez-le, paisible et tranquille dans les courts loisirs que lui laisse le crime, employer ses mains ensanglantées à tracer des pensées plaisantes et gracieuses ; et demandez-vous si tout cela peut s’allier avec la raison !

Demandez-lui si le remords déchire son cœur, si son sommeil est agité ; et lorsqu’il vous aura répondu que jamais il n’a senti les aiguillons du repentir, que ses nuits sont exemptes de songes et de terreurs, ah ! demandez-vous alors si cet homme n’est point travaillé d’une cruelle maladie !

Voyez-le soumettre à la logique, je dirai presque à la morale, son horrible existence…

Écoutez-le vous dire qu’il est plus sage qu’un autre, et puis vous direz : C’est un fou !

Son signalement est donné de tous côtés, il va se cacher sans doute, il va fuir ; il est connu de tous les habitants de la rue Montorgueil, sa perte est certaine : mais si ce n’est point un insensé, s’il lui reste encore ce sentiment de conservation inséparable de la vie, la crainte suspendra pendant quelque temps au moins le cours de ses forfaits… Non, il reste, et le 4 janvier il enlève une pendule à la porte de l’horloger Richond, dans un des quartiers les plus fréquentés de la capitale.

Je vous l’ai dit, messieurs, il avait rêvé un terrible suicide par la main du bourreau ; vous allez le voir s’accomplir.

Paris n’est plus un théâtre assez vaste pour ses exploits ; il le quitte, parcourt la province, laissant partout les traces de son passage, revient bientôt, et repart ensuite pour ne plus revenir que chargé de fers.

Une escroquerie, un faux le font arrêter à Beaune ; pendant ce temps, la police de la capitale suivait ses traces ; bientôt il est dénoncé, reconnu, accusé de l’assassinat tenté sur Genevay.

Certes, messieurs, cette accusation est grave ; mais enfin la victime n’a pas succombé. Il y a quelque chose qui répugne à envoyer à l’échafaud celui qui n’a pas tué. Il est d’ailleurs, pour un homme de cette sorte, mille moyens de défense : il peut au moins conserver la vie : mais la vie, il la veut heureuse, et plus de fortune possible !… Il parle alors, raconte, dans tous ses détails, le meurtre de Chardon : à peine un soupçon planait-il sur sa tête !

Voilà, messieurs, l’homme que vous avez à juger… Je vous l’ai montré tel qu’il m’est apparu, et tel, j’espère, que vous l’aurez compris… Je vous l’ai montré, poursuivi par une terrible fatalité, essayant de lutter contre elle, la prenant corps à corps, se roidissant de toute sa force, et toujours terrassé. C’est à vous maintenant de peser ses malheurs et de vous demander si les déceptions, la souffrance, la honte et le désespoir n’ont pu enfanter chez cet homme une maladie cruelle et invincible, si, au lieu d’un barbare assassin digne de votre colère, ce n’est point un esprit malade et digne de votre pitié.

Son insensibilité à la vue de ses victimes ; — cette absence de tout remords ; — cette tranquillité, ce calme qui n’ont rien d’affecté ; ce sourire perpétuel ; cette liberté d’esprit qui lui permet de tracer une chanson à la veille de son jugement ; — cette attitude à l’audience, où il semble attacher plus de prix à une discussion littéraire qu’aux résultats de votre verdict ; — cette confiance dans l’athéisme ; ce sang-froid devant l’échafaud, et puis cet amour passionné pour les lettres.

Tout cela me frappe et me bouleverse ; tout cela, je ne puis l’expliquer, et les causes les plus célèbres ne nous en offrent aucun exemple.

Méditez, appréciez ce que je ne fais qu’indiquer ici, car je ne veux que vous éclairer, et vous pourriez croire que je cherche à vous égarer.

Soumettez, je vous en conjure, à une sévère analyse toutes les actions, toutes les habitudes de Lacenaire, et puis, si vous pensez, comme j’aime à le croire, qu’il n’a obéi qu’à la fatalité qui le poursuivait, que la fièvre qui le consumait ne lui a pas laissé ce libre arbitre dont il faut jouir pour être coupable, oh ! alors vous n’aurez plus le droit de le tuer, ce serait cruauté !… vous l’enfermerez, vous le garotterez, vous le mettrez dans l’impossibilité de nuire… mais vous ne le tuerez pas !

Lacenaire, messieurs, a dans cette cause un mérite incontestable, et qui lui donne des droits à l’indulgence. — Au milieu de sa vie toute souillée de forfaits, vous remarquez en lui un caractère effrayant de sincérité…

Si la justice ne montre aucune clémence à l’égard des coupables qui viennent à ses pieds confesser leurs crimes, elle donnera par là à la société une fâcheuse leçon. N’est-ce pas dire aux criminels : Mentez audacieusement, car la vérité ne saurait vous sauver ; le doute grandit avec le crime, et plus l’accusation sera grave, plus il sera facilement accueilli par le juge consciencieux ; vos dénégations ne seront pour vous qu’une chance de salut.

Quelque soit le motif qui a dicté ses aveux, ne lui en enlevez pas le mérite. Peut-être ont-ils empêché bien des malheurs ; et puis ne vous semble-t-il pas qu’il faut user avec ménagement de l’arme qu’un ennemi vous met à la main pour la tourner contre lui ?

Telle est cependant ma cruelle position, messieurs, que cet argument si solide doive aussi m’échapper.

Je m’arrête !… car je n’oublie pas qu’il y a là deux malheureux sur la tête desquels ces aveux pèsent d’un horrible poids ; et moi, dont la mission est de défendre et de protéger, je ne dois pas ici m’ériger en accusateur.

Mais un mot m’a frappé.

Un témoin, qui connaît le cœur humain, a dit à cette audience : « J’ai foi dans la parole d’honneur de Lacenaire. »

L’honneur de Lacenaire !

Je pourrais peut-être, messieurs, chercher, comme tant d’autres, à effrayer vos consciences en vous représentant la peine de mort comme illégitime, barbare et toujours inutile ; je pourrais vous lire les pages nerveuses des auteurs et des philosophes qui l’ont savamment combattue, et peut-être vos cœurs saisiraient-ils avidement mes paroles ; mais c’est à votre raison que je m’adresse, et non pas à votre sensibilité.

Il ne m’est pas permis, d’ailleurs, de faire ici le procès à la loi. Peut-être n’est-il pas encore temps de la rayer de nos codes, car il est des âmes sur lesquelles elle peut exercer une salutaire influence.

De sages législateurs, tout en conservant cette terrible pénalité, s’en sont rapportés à vous sur l’application ; ils ont mis entre vos mains un puissant moyen de la faire rejeter et de la proscrire, et ont tous manifesté le vœu qu’il fût fait un usage bien rare de cette dernière et cruelle extrémité.

Eh bien ! après avoir envisagé les malheurs cruels et la terrible réalité qui ont toujours poursuivi Lacenaire, après avoir pesé ce que son caractère a de prodigieux et de surnaturel, après avoir examiné les circonstances que j’ai eu l’honneur de vous signaler, après avoir fait entrer dans la balance la faveur que méritent ces aveux, peut-être penserez-vous (cela est horrible à dire !) qu’il est encore de plus grands criminels…

À Dieu ne plaise que je veuille diminuer en rien l’atrocité de tous ces meurtres ! mais n’est-il plus de ces crimes de famille, n’est-il plus de ces crimes publics qui font trembler toute une population d’horreur et d’effroi, et qui plongent dans le deuil plus de quarante familles ? N’est-ce pas pour ceux-là, pour ceux-là seulement, qu’il faut réserver les dernières rigueurs de la loi ?

Ce n’est pas tout, messieurs… ; il ne suffit pas que la peine offre un exemple salutaire aux malfaiteurs ; il ne suffit pas qu’elle effraie la société par l’horreur qu’elle inspire, il faut encore qu’elle la venge et, par conséquent, il faut qu’elle punisse le coupable. Eh bien ! vous le savez, et déjà j’ai eu l’honneur de vous le dire, la mort n’a point d’empire sur cette organisation malade ou flétrie ; vous voyez avec quel calme et avec quelle tranquilité Lacenaire attend votre verdict ; vous voyez comme il s’accuse lui-même, comme il appelle vos rigueurs ; trompez-le dans ses calculs…

Il a lu dans le livre de la rue Montorgueil que : « les meurtriers doivent être mis à mort par le droit de la guerre, puisque, par leurs méfaits, ils sont devenus rebelles et traîtres à la patrie. »

Mais il oublie que, quelques lignes plus bas, Jean-Jacques écrit : « On n’a le droit de faire mourir que celui qu’on ne peut faire esclave. »

Vous ne l’oublierez pas, vous, messieurs ; vous éloignerez cet homme de la société, car il est dangereux ; vous l’enfermerez dans un de ces lieux de douleurs continuelles, où chaque jour il souffrira mille morts.

Que, chargé de chaînes, vêtu d’une hideuse livrée, il voie s’écouler sans espoir une vie d’opprobre et de honte ; que de sévères châtiments le forcent au travail et lui fassent faire sur le passé de déchirants retours !

La mort pour tant de forfaits ! La mort pour cet homme qui s’en rit et qui la brave ! Oh ! non ; ce serait trop peu !… Suivant une belle expression, vous le condamnerez à vivre.

Me Brochant se tournant vers Lacenaire :

Et vous ! vous pour qui je viens de prier ici, vous qui, né sous de si beaux auspices, avez foulé aux pieds les lois les plus saintes de la société, vous comprendrez qu’il est des rigueurs contre lesquelles vous n’avez pas prémuni votre âme.

Au milieu de vos cruelles souffrances, de vos misères sans cesse renaissantes, vous ouvrirez enfin les yeux, et, dans votre malheur, vous connaîtrez le doigt du Dieu que vous avez blasphémé ; vous inclinerez votre front devant sa puissance, et vous accepterez vos maux en expiation de tous vos crimes.

Cette plaidoirie, pleine de convenance et de logique, présentée avec un remarquable accent de conscience et de vérité, fut constamment écoutée avec intérêt. L’avocat la termina au milieu du murmure flatteur de l’auditoire et du barreau.

Lacenaire se pencha sur la barre qui le séparait de Me Brochant, pour lui témoigner toute sa reconnaissance.

Me Vidallot présenta la défense d’Avril, et chercha à prouver que le témoignage isolé de Lacenaire, animé par la vengeance, ne pouvait suffire pour porter la conviction dans l’âme de MM. les jurés.

Me Laput annonça, en commençant, que sa plaidoirie ne durerait pas moins de deux heures. Après une heure, le défenseur demanda quelques instants de repos.

— J’ai faim, François, et toi ? dit alors Avril.

— Moi aussi, répondit François.

Lacenaire fit observer à M. le président que, depuis le matin, les trois accusés étaient à jeun.

L’audience fut suspendue et renvoyée à sept heures.

À sept heures, l’audience fut reprise ; l’affluence n’était pas moins grande ; aucun des curieux n’avait quitté sa place ; les dames surtout qui garnissaient les bancs réservés, cédant à l’empire de la curiosité, paraissaient décidées à attendre le dénoûment du drame.

Me Laput continua sa plaidoirie, qu’il termina en rappelant à MM. les jurés les erreurs dans lesquelles était trop souvent tombée la conscience des hommes.

Lacenaire, durant tout le cours de cette longue plaidoirie, où l’avocat avait constamment dirigé contre lui d’accablantes récriminations, conserva une attitude assurée, et son sourire habituel ne cessa pas un seul instant de jouer sur ses lèvres.

M. le Président. — Lacenaire, avez-vous quelque chose à ajouter à votre défense ?

Lacenaire se leva et s’exprima en ces termes :

Messieurs les jurés, si je n’avais à me défendre que des assassinats dont je suis accusé, je ne prendrais pas la parole, je m’en référerais entièrement au zèle et au talent de l’avocat que la bonté de la Cour m’a choisi.

Ce n’est pas, toutefois, par un sentiment mal entendu d’amour-propre que je prends la parole après lui ; mais, je le sens, messieurs, j’ai à vous dire des choses qui sont incompatibles avec l’exercice des nobles fonctions qu’il vient de remplir dans mon intérêt, sans l’avoir désiré, avec un zèle qui lui acquiert toute ma reconnaissance, et un talent qui, assurément, était digne d’une meilleure cause.

On a voulu, messieurs les jurés, me faire jouer un rôle qui n’est pas le mien ; en me dépeignant comme un assassin, on m’a représenté sous des couleurs assez noires pour qu’on ne me dépeigne pas sous celles plus viles encore à mes yeux de lâche calomniateur.

Je ne veux donc pas, croyez-le bien, m’occuper de ma défense ; c’est sur la véracité de mes déclarations que je prétends ne vous laisser aucun doute.

Il y a, messieurs, dans l’acte d’accusation, une série de faits qui embrasse à peu près l’époque écoulée depuis le 5 septembre 1834 jusqu’au 7 janvier 1835.

Il est essentiel, avant d’en venir à ces faits, que je vous fasse connaitre ceux qui les ont précédés.

Je suis sorti de Poissy le 12 août 1834 ; j’avais connu Avril dans cette maison de détention ; il m’avait paru un homme de caractère. Il avait recherché ma société ; nous nous étions liés d’une espèce d’intimité. Il était convenu que nous nous retrouverions dehors et que nous mêlerions ensemble nos communes industries. Je devais enfin, messieurs, fournir la tête, lui le bras.

Sorti de Poissy, j’eus d’autres vues ; mes projets, mes intentions ne furent plus les mêmes. Je voulais, s’il m’était possible, rentrer dans le sein de la société.

Vous avez vu, messieurs, quel concours de circonstances m’en ont repoussé.

Du 20 août enfin jusqu’au 12 septembre, jour où je rencontrai Bâton, qui a joué un grand rôle dans tout cela, je n’avais vécu que de vols.

Je n’avais pas vu Bâton depuis sa sortie de Poissy ; j’ignorais même qu’il fût en liberté ; je le croyais encore en prison pour longtemps ; mais il avait été gracié. Je le rencontrai d’aventure sur le boulevard. Je lui fis part de ma position difficile ; il me dit la sienne : nous avions tous les deux la conscience assez large ; nous avions l’un et l’autre les mêmes intentions. « Travaillons ensemble, » me dit-il. Vous ne comprenez peut-être pas parfaitement, messieurs, je traduis ; cela veut dire : « Nous volerons ensemble ! »

Alors seulement je lui fis part de mes idées ; Bâton, lorsque je lui eus communiqué mes moyens d’exécution, acquiesça à mes projets ; il m’offrit ses services, et il fut convenu que nous mettrions mes plans à exécution ; mais nous n’avions pas d’argent, et il en fallait pour louer un appartement. Ce fut alors que je fis mon premier faux. Doutez-vous de la sincérité de ma déclaration ? Constatez la date de ce premier faux. Quelques rentrées nous étaient venues de ces faux ; les premiers fonds furent employés à louer l’appartement de la rue de la Chanvrerie.

Le 14 novembre, nous devions mettre le complot à exécution, Bâton et moi ; l’affaire a manqué, vous savez par quelles circonstances. Le caissier de M. Pillet-Will a fait erreur de nom. La seconde fois, le portier a accompagné le garçon de recette ; sa présence nous gênait ; il eût été une sorte de témoin.

Lacenaire prononça ce discours d’un ton soutenu et familier à la fois : il rapporta les divers détails résultant de ces longs débats, discuta et suivit pied à pied les nombreuses charges de l’accusation. Il examina avec une grande précision la question de médecine légale, et s’appliqua à convaincre les jurés de la vérité de ses révélations ; il disculpa Bâton, contre lequel des soupçons pouvaient s’élever ; convint d’avoir reçu de M. Allard quelques secours, et déclara que si la vengeance avait dirigé sa conduite lorsqu’il avait appris que ses complices étaient devenus ses dénonciateurs, sa révélation, pour être intéressée, n’en était pas moins digne de confiance.

— Je ne viens pas demander grâce, dit-il en terminant, je ne tiens pas à la vie ; je ne dirai pas que je sois stoïque.

Si la société m’offrait les jouissances de la vie, la fortune, j’accepterais. Je ne tiens pas à l’existence, messieurs, je vis dans le passé : depuis huit mois, la mort est assise à mon chevet. Je ne demande pas grâce ; je ne l’attends pas ; je ne la veux pas… elle serait inutile.

Puis, il s’assit au milieu du murmure de l’auditoire sur lequel son discours, qui avait duré plus d’une heure, avait produit une forte impression.

Avril demanda à la Cour la permission de lire un résumé des faits, dans lesquels ils se trouvait impliqué. Ce manuscrit, rédigé par lui-même, était resté chez son avocat, à qui M. le président permit de l’aller chercher.

François demanda la parole, et d’une voix émue, avec l’accent de la colère, et s’animant par degrés, il prononça ces mots :

L’orateur Lacenaire vient de vous dire tout le cours de l’instruction : mais je vais, messieurs, vous faire apercevoir le mensonge. Il a dit que nous avions couché chez Soumagnac ; le fait est faux ; il a dit que j’avais été arrêté le 6, c’est le 9 que j’ai été arrêté, encore un mensonge !

Ici la voix de François s’altéra, et ce fut les dents serrées, le visage agité de mouvements convulsifs et les lèvres contractées qu’il poursuivit en ces termes :

— Misérable ! toi, qui as juré haine et vengeance à tout le genre humain, tu ne crains pas la justice des hommes, mais en allant à la mort, tu craindras peut-être la justice de Dieu devant lequel tu paraîtras tout rouge ! Ces messieurs ont aussi des comptes à rendre ; ils hésiteront avant de joindre de nouvelles victimes à celles qui déjà t’attendent couvertes de sang ! Si l’on me condamne, moi innocent, ah ! je ne crains pas la mort ! je l’ai bravée cent fois, j’ai combattu de nobles ennemis ; j’ai été blessé cinq fois : j’ai sauvé un canonnier au pied de l’Atlas, et j’ai eu trois doigts enlevés par une blessure honorable !… Toi ! vil assassin, lâche ! tu veux laver tes mains dans mon sang ; mais, encore aujourd’hui, je peux lever la main, pour la dernière fois peut-être, mais sans effroi ; toi tu caponeras au moment de la mort… lâche ! »

Après cette allocution véhémente, François s’assit au milieu des rumeurs de l’assemblée.

Avril donna lecture du mémoire justificatif dont nous avons parlé plus haut. Ce document ne jeta aucun jour nouveau sur le débat.

François demanda une seconde fois la parole.

« Jeudi, dit-il, lorsque j’ai comparu devant vous, je n’étais pas criminel ; je le suis aujourd’hui, car j’ai porté la mort à mon père, un vénérable vieillard, à ma mère, la meilleure des mères !… Vous êtes des négociants, messieurs, je ne citerai pas mon père ; les calomnieuses dénonciations du misérable Lacenaire l’ont déshonoré. Vous le connaissez tous : ses cheveux ont blanchi sous le poids de l’honneur et de la vertu. Lacenaire est capable de tout, messieurs ; il parle, c’est un orateur ; il vous a endoctrinés, beaucoup de vous l’applaudissent… Ah ! messieurs, je n’ai pas peur de mourir : condamnez-moi, je marcherai avec courage à l’échafaud ! — Mais lui, dix jours après, vous le verrez, il dénoncera d’autres complices ; il les dénoncera pour de l’argent ; il cherchera à prolonger sa vie. Vous verrez si je mens… Je ne demande pas grâce, messieurs ! j’invoque le poids de la justice. De mon sort, de ma vie, je m’en soucie peu, mais à mon heure suprême, je me reposerai sur la conscience mon jury. »

Ces énergiques paroles d’un homme qui avait déclaré aux débats ne savoir ni lire ni écrire, produisirent dans l’assemblée un long mouvement d’étonnement et de stupeur. François retomba épuisé sur son banc. Lacenaire, dont l’impassibilité ne s’était pas démentie un instant, regarda son coaccuséavec un sourire de triomphe, et lorsque François se retourna vers lui, il lui tira la langue ainsi que le ferait un véritable gamin. Ce fait incroyable nous a été affirmé par un témoin de visu, alors avocat, et devenu depuis un de nos savants jurisconsultes. L’aspect de cette scène satanique cause une sorte de stupeur. Au milieu de l’émotion générale, M. le président Dupuy prononça la clôture des débats, et reproduisit, avec une impartialité et une précision remarquables, dans son résumé, les charges de l’accusation et les moyens de la défense.

À onze heures, MM. les jurés entrèrent dans la chambre de leurs délibérations. On fit sortir les accusés de la salle. En descendant dans sa prison, Lacenaire, conduit au milieu de deux gendarmes, chancela sur les marches graisseusses de l’escalier qui conduit du Palais à la Conciergerie. — Mauvais signe ! dit-il en riant d’un rire livide.

Puis il demanda une tasse de café qui lui fut servie aussitôt.

À deux heures, un coup de sonnette annonça que le verdict était rendu ; la Cour rentra en séance, un profond silence s’établit, et le chef du jury, tout ému, prononça affirmativement sur les divers crimes imputés aux accusés, en admettant des circonstances atténuantes à l’égard seulement de Martin François.

Quant à Avril, lorsqu’il sut la réponse des jurés en ce qui le concernait, il jeta un regard furieux sur leur banc, et dit à demi-voix : Merci ! Puis, d’une voix altérée : « Je suis condamné par vous ; je ne demande pas grâce, je préfère la mort aux fers à perpétuité ; mais, je le jure devant Dieu, ceci est un assassinat judiciaire.

François Martin cacha sa figure dans son mouchoir.

Lacenaire et lui gardèrent le silence. — M. le président prononça alors contre Lacenaire et Avril la peine de mort, et contre Martin François celle des travaux forcés à perpétuité.

— François a sauvé sa tête, dit Lacenaire en se levant, mais ce ne sera pas pour longtemps…

Et il se livra aux gendarmes.

Arrivé au greffe de la Conciergerie il se mit à réfléchir.

— Cet imbécile ! dit-il en parlant d’Avril, cet imbécile qui prétend que j’ai livré sa tête en retour de l’argent que j’ai reçu de la police ! — J’aurais pu, moi aussi, lui demander combien il avait reçu pour livrer la mienne… Mais à quoi bon ?… Si nos deux têtes devaient se payer d’après leur mérite, et à prix égal, assurément j’aurais perdu gros, car il faut convenir que la sienne ne vaut pas la mienne, et que, véritablement, l’étoffe n’est pas la même.

Après cet accès d’orgueil, il se laissa tranquillement revêtir de la camisole de force et s’endormit.

L’appareil sinistre qui gênait ses mouvements lui fit passer une nuit agitée et pleine de rêves horribles.



  1. Le Contrat social.