Lady Fauvette/Lady Fauvette/2
II
— Que faisiez-vous donc toute seule, ma mignonne ? Tante Dosia vous a demandée vainement à tous les échos avant de se décider à aller aux offices sans vous. Pourquoi n’avoir pas répondu, Alice ? ajouta M. Beaumont.
— Eh ! mon Dieu, je n’ai pas la moindre envie d’aller aux offices, moi !… Il m’ennuie, le révérend Smith !
— Quelle folle enfant volontaire que miss Beaumont ! ne trouvez-vous pas, Minny ?
— Non, ne dites pas cela, père ; ne vous moquez pas de moi, j’ai bien du chagrin. Pourquoi ne pas vouloir nous conduire à ce bal demain ?
Alice s’assit sur les genoux de son père, et, lui jetant les bras autour du cou, elle lui donna deux gros baisers sonores.
— Dites, monsieur, pourquoi ? Savez-vous que c’est fort mal cela :
Accepter l’invitation des Birns pour le jour de Noël, donner à sa fille une robe de bal si jolie, si jolie, que c’est un vrai bijou, et puis, un beau matin, lui dire tranquillement : « Nous n’irons pas au bal, » sans autre explication. Fi l’horreur ! N’avez-vous pas honte de faire ce gros chagrin à votre petite Minny ? Si nous n’allons pas au bal demain, c’est qu’il y a une raison, une raison sérieuse qui s’y oppose ; oh ! je ne suis pas si petite fille que vous croyez ; et je veux la connaître cette raison.
Disant cela, miss Alice, s’échappant des bras de son père, tapa du pied, fronça les sourcils et prit un petit air dominateur qui lui allait à ravir.
— Alice, mon ange, ne prenez pas cette mine-là. Non, je vous en prie ; vous me feriez faire mille sottises ! Je serais capable de vous conduire à ce bal, et ce serait une grande folie.
— Voyez-vous cela ? monsieur daignerait… Mais je ne veux plus y aller, moi ! j’en ai assez de votre bal. Croyez-vous que si j’en avais envie je n’irais pas, et vous aussi ? Oh ! ne secouez pas la tête, maître tyran, je sais ce que je dis et, tenez, il aurait suffi pour cela que vous voyiez votre petite Alice dans cette robe blanche… et qu’elle vous dit simplement : « Père, je veux aller au bal demain. »
— Sérieusement, fillette, cela te fait-il tant de peine ? Tu sais, je ne désire qu’une chose c’est que ma chérie soit la petite fille la plus heureuse de la terre. Ainsi, dis, ordonne, commande, je ferai comme tu voudras, pourvu que je voie encore et toujours ton joli sourire d’enfant heureux. Oh ! ris de moi, tu as raison, c’est de la folie. Bien des gens riraient aussi, si on leur disait que le même Edward Beaumont, de la Cité, si impérieux et si grave là-bas, adore tout simplement sa fille ici et la gâte follement. Mais elle est si gentille, ma fauvette, si aimée, ma fille ! Oh ! ma fille. Quoi qu’il arrive, Alice, — personne ne connaît l’avenir et tout peut arriver, — un jour viendra peut-être où vous aurez le droit de me blâmer, oui, enfant, de me trouver bien coupable…
Le banquier s’arrêta sur ces mots, ainsi que quelqu’un qui est envahi tout à coup par une pensée chagrine, puis, contemplant Alice, et, d’un air d’attendrissement :
— Oh ! dites-moi que vous aimerez toujours votre père, continua-t-il, dites-moi que vous ne le jugerez pas trop sévèrement, que vous ne lui en voudrez pas trop, mon ange, de vous avoir tant gâtée… Car vous êtes bien gâtée, Minny, trop peut-être !
— Trop gâtée qui s’est jamais plaint de cet excès-là… On n’est jamais trop gâtée.
— Dieu veuille, Alice, que nous n’ayons jamais à regretter de vous avoir fait la vie trop facile, trop douce ; de vous avoir tant aimée, mignonne !… Dieu veuille que nous puissions vous gâter encore longtemps, et que vous ne sachiez jamais ce que c’est que d’avoir eu une existence trop heureuse…
— Ah çà mais, qu’est-ce que cela veut dire ? Voilà que vous me faites des sermons d’une gravité !… dignes du docteur Smith ou de ma tante Dosia.
— Cela veut dire, enfant, que si je ne vous conduis pas à ce bal demain, c’est qu’il y a un obstacle sérieux ; sans cela, jamais je n’aurais pu me résoudre à vous faire ce chagrin.
— Et s’il vous plaît, quel est ce motif grave, cette raison majeure devant laquelle tout s’incline ? Je veux savoir, moi, dit Alice, en se croisant les bras.
— Une raison… désagréable que votre petite tête folle ne pourrait comprendre.
— Votre petite tête folle ! Encore un peu il me dirait, allez jouer, baby… Oh ! mais je ne suis plus une enfant, moi ; tous ces airs mystérieux me rendent curieuse. C’est aussi par trop fort. Hier, on me dit : Alice, il faudra renoncer à votre promenade à cheval, je ne puis vous accompagner.
Il faisait très beau. Fly avait une envie de sortir ! il piaffait d’impatience dans l’écurie. Eh bien, nous ne sommes pas sortis.
L’autre jour, c’était une robe qu’on trouvait trop voyante…, trop excentrique…, que sais-je ?… Je ne l’ai pas mise. Cependant, me direz-vous pourquoi je ne porterais pas telle robe qui me plaît, sous prétexte qu’on la verrait trop ? Eh ! une jolie chose est toujours bonne à voir, me semble-t-il. Enfin !… Aujourd’hui on me dit encore : Pas de bal demain, ne pleurez pas, il y en aura d’autres !… Et quand je demande pourquoi tout cela, on me répond : Affaire… Affaire ! cela ne suffit pas, je veux savoir quelle affaire. Ah ! mais j’y suis, vous vous serez brouillé avec Birns à propos de politique…
— Non, ma chérie, vous n’y êtes pas ; il n’est question ni de Birns, ni de politique ; au reste je vous en prie, ne cherchez pas ; les affaires sérieuses ne regardent pas les petites filles. Voyons, Alice, ne soyez pas fâchée ; embrassez-moi et parlons, si vous voulez bien, ma mignonne, de choses autrement intéressantes pour vous… Devinez qui m’a demandé votre main aujourd’hui ?
— Mais, ce doit être… Alice semble réfléchir un instant, ce doit être Willy Middleton ; je n’en veux pas, pour rien au monde… Oh, quel être stupide, ridicule ! s’écria-t-elle vivement en faisant la moue la plus dédaigneuse que vous puissiez imaginer.
— Il ne faut pas toujours faire l’insurgée comme cela et dire « non » de parti pris, sans réfléchir… Du reste, vous êtes bien difficile ; Middleton est un fort joli garçon.
— Ah oui, parlez-m’en ! Connaissez-vous rien de bête comme un joli garçon ?
Il est délicieux, celui-là, avec ses yeux faïence, ses favoris réguliers, sa bouche en cœur, son petit air content de lui et ses gants jaunes ! oh ! je l’exècre. Un garçon qui veut absolument parler français parce que c’est la mode, et qui ne trouve à vous dire durant toute une soirée que : « Il fait chaaud, mademoiselle ; aoh ! il fait fort chaaud… » Et cela avec le plus pur accent anglais que j’aie entendu ! Il rendrait des points à miss Clarke qui, dans le temps me faisait réciter les fables de La Fontaine d’un air sentimental. Tenez, je parie qu’il ne pourrait distinguer un cheval de course d’un trotteur, ni un setter d’un retriever. Un sot personnage qui croit avoir du chic parce qu’il se fait habiller chez Toodle, qu’il va à Covent-Garden, qu’il patine… assez convenablement, qu’il porte des nœuds de cravate pas trop mal faits et qu’il affiche une passion exagérée pour miss Alice Beaumont, une petite fille originale et… riche. Je l’ai en horreur ; je préférerais un mari laid, laid à faire peur, à ce joli garçon prétentieux qui parle comme un maître de danse et s’habille comme un mannequin.
— Ouf ! ma chérie, vous allez bien !… je plains vos adorateurs !
— Franchement, moi aussi ; mais ils sont tous si ridicules ! En connaissez-vous un seul à peu près passable ? Voyons, continua Alice en comptant sur ses doigts, il y a Henry Shandon, un enfant ; lord Linsbury… oh celui-là, par exemple, il m’enchante : sentimental, poétique, il voyage constamment dans le pays du Tendre, un amoureux réussi ; Darley, il grasseye ; Fairly, il chante faux, et puis il s’appelle Horace ; James Milton, fi ! il est roux, c’est absurde. Eh bien, voilà la collection ; qu’en dites-vous ?
— Vous oubliez sir George Grenville, Minny.
— Oui.
En disant oui, notre petite amie rougit bien fort, je suis obligée de l’avouer, et parut tout à coup s’intéresser vivement au dessin de la nappe grise et à la symétrie des tasses à thé sur la table ; puis, se dirigeant vers la fenêtre et tirant le rideau, elle dit, de son petit air ennuyé, en jetant un regard dans la rue :
— Mais, enfin, cette tante Dosia a-t-elle juré de nous faire mourir de faim en l’attendant ?
La rue était toute sombre, malgré les réverbères qui brillaient de distance en distance et les maisons étincelantes de gaz qui se détachaient comme de hautes colonnes lumineuses sur un fond noir… Neuf heures sonnèrent gravement bin, bam, boum ! à une église voisine. Alice laissa retomber le rideau. À ce moment, on entendit s’ouvrir la lourde porte de l’hôtel Beaumont, tandis qu’une voix disait dans l’escalier : « Monsieur et mademoiselle sont dans la salle à manger, miss Crach.
— Bien, bien, Katy, pas de courants d’air, s’il vous plaît ! Quel terrible temps !
La longue et raide stature de miss Théodosia Crach se dessina majestueuse dans l’embrasure de la porte.
— Quel temps quel temps !
— Un vrai temps de Noël, tante Dosia ; il devait faire bien agréable à l’église.
— On est toujours bien et confortablement dans la maison de Dieu, Alice.
— Ce n’est pas mon avis, surtout quand il gèle.
— L’entendez-vous, Edward ? s’écria miss Crach, dénouant brusquement les brides de son chapeau. Oh ! les jeunes filles d’aujourd’hui ! Ne pas aller à l’église, la veille de Noël !
— Cela est horrible, formidable, exorbitant, extraordinaire, invraisemblable…, tout ce que vous voudrez, tante Dosia, nous en reparlerons demain, si vous voulez bien ; mais, pour le moment, mettons-nous à table, je meurs de faim, répondit Alice sans attacher d’autre importance aux regards furibonds de sa tante.
Vous ferai-je le portrait de miss Théodosia Crach ? En deux mots, c’était une vieille fille, une vraie vieille fille grande, maigre, sèche, raide… ; des mouvements d’automate, des robes de quakeresse ou de méthodiste, — ce qu’elle était du reste, — de grandes dents blanches, de longues mains osseuses ; des petits yeux bruns perçants qui brillaient derrière les verres bleus de ses lunettes ; des cheveux gris abondants, massés en coques régulières sur le front ; au reste, d’une propreté minutieuse, toujours tirée à quatre épingles ; pesant ses paroles, comptant ses pas ; un ton grave, sonore et doctoral, qu’elle tenait du révérend Smith, son prophète. En somme, un marbre.
Sa vue seule vous glaçait.
Cette femme avait-elle jamais été jeune ? Ces lèvres minces et pâles avaient-elle jamais souri ? Cette figure impassible s’était-elle jamais animée ? Aimait-elle quelque chose sur la terre ? Avait-elle jamais aimé quelqu’un en ce monde ?…
Raide et guindée dans sa robe noire, son tablier de soie vert changeant, à grandes poches, étalant ses plis symétriques « que nulle puissance humaine n’aurait pu effacer, » disait Alice. Du 1er janvier au 31 décembre, telle était miss Crach.
Une vieille fille.
— Ridicule ?
— Non, pas absolument ; je dirai même que sa loyauté exagérée, ses idées d’honneur et d’honnêteté poussées à l’excès, sa façon de parler nette et précise, allant droit au but, avaient quelque chose de franc et de vrai qu’on ne pouvait s’empêcher d’admirer.
Certainement la tante Dosia était incapable d’un de ces bons élans du cœur, spontanés et tout d’enthousiasme, qui déconcertent une existence, mais jamais rien de déloyal n’aurait pu germer dans son âme honnête.
Il y avait deux choses hors de toute discussion pour elle la religion et le point d’honneur.
Autant qu’elle en était capable, miss Théodosia aimait son neveu ; elle était fière de sa réputation d’homme intègre, de banquier respectable et consciencieux.
Depuis la mort de Mme Beaumont, elle avait établi ses quartiers à l’hôtel de Hanover-Square ; elle s’occupait du ménage, donnait ses ordres, était maîtresse absolue, régnait sans conteste, réglait tout dans la maison, et Dieu sait que c’était une maison bien réglée !
Tout en blâmant la façon — déplorable selon elle — dont Beaumont élevait Alice, rarement il lui arrivait d’en faire tout haut la réflexion, mais elle n’en pensait pas moins. Miss Crach avait des idées autrement arrêtées, autrement sévères, autrement pointilleuses, sur l’éducation des jeunes filles ! Alice ne s’en souciait guère… Que lui importait tel ou tel système, telle ou telle théorie ? Elle était heureuse, le but était atteint. Elle riait. chantait, faisait à sa guise…, était la « Fauvette, » le radieux et gai petit oiseau de la maison : une enfant gâtée, certes ! une jeune fille originale, « excentrique » même, charmante à coup sûr.