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Laide/11

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Calmann Lévy (p. 236-247).
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XI


Le lendemain, Hélène, vêtue d’un riche costume de velours gris, orné de renard bleu, quitta la villa des Acacias ; ses domestiques, groupés sur le perron, firent un accueil enthousiaste à son élégance et à sa grâce. Ils devaient suivre leur maîtresse en break. La jeune femme monta dans un coupé doublé de lilas tendre que le fils de la nourrice avait commandé depuis longtemps, et qui était arrivé la veille.

Césaire, agitant son fouet, donna le signal du départ.

« Vive Bellevue ! cria-t-il. Camarades, en route pour Paris, et, fièrement ! »

Tous répétèrent bruyamment le vivat de Césaire. L’orgueilleux cocher dirigea ses chevaux vers la capitale se promettant d’écraser ses confrères au plus prochain jour avec la beauté d’Hélène, lui qui les avait tant de fois vus sourire de la laideur de sa dame.

Martial, Romain, le vieux docteur allaient et venaient dans l’hôtel de l’avenue du bois avec une impatience fiévreuse.

— Ah ! disait le sculpteur, je suis aussi troublé que le jour où je demandai mon Hélène en mariage. J’espérais, je n’espérais pas. J’étais heureux et inquiet. Romain, qu’est-ce que notre art auprès de la vie ? Qu’est-ce que ta peinture, qu’est-ce que mon marbre auprès de ce que ma fille tout à l’heure va être à nos yeux ? Si, comme l’écrit sa nourrice, elle a retrouvé la beauté de son enfance, nous allons voir mon adorée compagne véritablement ressuscitée. Romain, y songes-tu ? nous pourrons adorer vivante la plus belle des femmes. Je serai un père amoureux, je t’en préviens, un père jaloux. Après avoir eu la passion de l’amour, j’aurai celle de la paternité.

— Et moi, moi, oui, j’ysonge, Martial. Avec ta fille belle, ma belle-fille, je tenterai de reprendre mon fils. Car, vois-tu, ami, ce n’est point un endurci. Il est tellement préoccupé de n’être ni Don Juan ni Lovelace, d’être un amant de l’amour, que je ne le crois pas corrompu. Il me semble qu’il eût été fidèle à la tendresse qu’il avait pour Hélène si elle fût restée jolie, et alors maintenant…

— Maintenant, nous lui en ferons voir de grises dans son ménage. Ah ! le galant se marie par dédain du mariage. Il prend une femme très-laide pour n’être tenu à aucun devoir envers elle ! Bon, bon, jeune homme plein d’astuce, nous vous apprendrons qu’on ne se soustrait pas impunément à toute responsabilité envers les autres et que la jouissance exclusive, ce qu’on appelle le plaisir, a ses risques, même quand on se croit assez malin pour les avoir escamotés tous. Nous rirons bien de ce mari trompé qui croit épouser la laideur et qui épouse la beauté. S’il y a là un cas de nullité de mariage, j’en réclame pour Hélène les bénéfices dès demain.

— Tais-toi, repartit le père. Laisse-moi penser que le bonheur de ta fille ne causera pas le malheur de mon fils.

— La voilà ! s’écria le vieux médecin.

— C’est elle ! murmurèrent à la fois Martial et Romain, chancelants.

La porte cochère de l’hôtel s’ouvrit. Le coupé s’arrêta en face des deux pères. Hélène descendit de voiture avec une nonchalance qui ne rappelait en rien ses manières saccadées d’autrefois. Moins maigre, elle était moins grande. Son teint animé, son rire facile et moqueur, ses yeux un peu hardis, l’expression fière de sa figure, tout marquait en elle la joie d’être admirée. L’un des charmes étranges de la beauté d’Hélène, c’était une sorte de contentement naïf qu’elle avait d’elle-même, et qui ajoutait de la jeunesse à son éclat.

— Eh bien, mes pères, dit-elle, c’est intraduisible en paroles, n’est-ce pas ?

— Hélène, deux fois mon Hélène ! répéta Martial, qui fondit en larmes.

— Madame Guy Romain ! balbutia le peintre évoquant son fils, tandis que son ami évoquait sa femme.

— Telle dut apparaître Hélène aux vieillards des portes Scées, ajouta le vieux médecin. Elle ressemble aux déesses immortelles, se dirent-ils les uns aux autres et ils chantèrent sa beauté, pareils à des cigales qui dans les bois, assises sur un arbre, élèvent leurs voix mélodieuses.

La jeune femme, durant ce classique discours, s’était jetée dans les bras ouverts de Martial et de Romain. Elle se laissa étouffer par les étreintes folles de leur amour paternel. Puis, se dégageant, elle les devança, prit en marchant, et comme à son insu, un air de reine, et ils se sentirent, eux, les pères illustres, de la suite de leur fille. La beauté, pour les grands artistes, n’est-ce pas la seule puissance, l’unique supériorité qu’ils reconnaissent ?

— Mon chez moi était trop orné jadis, leur dit-elle en riant. J’y paraissais comme surchargée d’ornements. Voyez comme aujourd’hui tout ce luxe me va mieux, et m’habille plus simplement. Et dire que je dois la guérison de ma laideur à celui-là même que j’ai tant accusé de m’avoir laissée vivre, continua la jeune femme en prenant le bras de son vieux médecin. Merci mon ami, merci, et encore et toujours merci !

— Ma récompense est dans le plaisir de mes yeux, répliqua le vieillard ému.

On avait annoncé le dîner, mais Hélène, après qu’elle eut parcouru les salons, quitta tout à coup le bras du docteur, saisit la main de Martial, celle de Romain, les obligeant à la suivre dans la galerie malgré leur résistance goguenarde, car ils devinaient son projet.

— Parbleu, dit Romain, tu écraseras la femme rose comme beauté, et j’écraserai Guy comme talent. Je ferai ton portrait, moi, et il suffira de venir, de voir, pour que ceci soit vaincu !

— Allons, allons, répliqua-t-elle, il faut comparer avant de juger.

Et elle se plaça devant le chef-d’œuvre de Guy, sous le portrait de la marquise.

Malgré eux ils examinèrent en artistes.

— Il y a la même beauté, dit Romain, avec plus d’intelligence, plus de feu, plus de charme.

— Le corps est plus allongé, ajouta Martial, il a des courbes mieux dessinées, il est plus statuaire.

— Ce qui me touche, dit à son tour le vieux médecin, c’est l’adorable expression de bonté répandue sur votre visage, Hélène.

La jeune femme, émue, répondit :

— Ce doit être une expression de reconnaissance. Je voudrais pouvoir rendre en bienfaits au fond commun du bonheur des êtres ce que je prends en beauté, et mériter de garder cette inestimable faveur.

— Hélène, ma fille, étends sur tous ta charité, répliqua le père de Guy.

Elle répondit par un signe de tête plein de réserves, auquel Martial ajouta ses impertinences.

— Éloigne de ta présence, ô souveraine, dit-il, ce solliciteur importun qui s’accroche à ton char de triomphe. Il ose mendier on ne sait quelle vague absolution pour son fils ; il te fait un devoir de ta victoire. Hé ! l’homme à l’enfant prodigue, quand nous offrons aux dieux une brebis blanche, ne viens pas nous dépoétiser en nous parlant du veau gras.

— Tu es méchant ! repartit Romain.

— Je ne suis rien de rien, que l’esclave d’Hélène. M’acceptes-tu comme tel ? demanda le sculpteur à sa fille.

— Oui, dit-elle, rieuse, et je ne vous épargnerai aucune des duretés de la servitude.

— Telle que te voilà, ma divine, je ne puis recevoir de toi que des récompenses. Enfin, je vais être le plus envié des pères. J’entendrai le contraire de ce que mon oreille irritée entend depuis dix-sept ans. Lorsque mon talent recevra des louanges, ma paternité ne subira plus d’injures, et mes admirateurs ne me diront maintenant sous aucune forme : Qui croirait, Martial, à voir vos œuvres que c’est vous qui avez fait votre fille ?

— Si le sculpteur Martial est digne d’être ton père, Hélène, ajouta Romain avec un légitime orgueil, il me semble que le peintre Romain n’est pas indigne d’être ton beau-père. Ah ! quelle cour d’amour nous allons fonder pour toi, charmeuse ! Que d’art nous allons dépenser pour te glorifier, belle des belles !

On dîna joyeusement. Hélène connut pour la première fois tout le plaisir des flatteries qu’une jolie femme reçoit même dans sa famille. Elle recueillit avidement les louanges de ses deux pères. Martial et Romain ne se lassèrent pas plus d’exprimer leur admiration qu’Hélène ne se lassa de les écouter.

On parla du lendemain, un samedi !

— Les amis d’Hélène, quoique prévenus, dit Martial, n’en seront pas moins stupéfaits, pétrifiés, changés tous en amoureux.

— Hélène, dans sa divinité, trônera au milieu de ses dévots, ajouta Romain jusqu’à ce qu’elle daigne rappeler son…

Le peintre fut arrêté par sa belle-fille.

— Ne parlons pas de Guy, répliqua-t-elle d’une voix hautaine. Apprenez, cher beau-père, que, depuis ma transfiguration, je n’ai plus pour lui la moindre faiblesse. À mon tour je veux être libre de faire des conquêtes. Vous aurez le chagrin de posséder une belle-fille légère. Je ferai la paire avec l’oiseau volage que vous avez pour fils.

— Dans ce cas, dit Martial, je rappelle mon gendre, et je prétends mourir de rire lorsque ce roué moralisera sa femme. La situation vraiment neuve n’en sera que plus comique. Le monde est parfois d’une gaîté folle. Je m’amuse ! Nous allons voir ce que nous allons voir dans cet étonnant ménage, ajouta le sculpteur qui se leva de table et pirouetta sur lui-même en se frottant les mains.

— Il y a quelqu’un qui ne mérite pas votre cruauté à tous deux, c’est moi, répliqua Romain avec désolation.

— Toi, tu es cause de ce mariage. C’est pour se débarrasser de ta sentimentalité que monsieur ton fils a épousé Hélène. Voilà mon adorable fille éternellement liée à un coureur d’aventures, et tu réclames le bénéfice de circonstances atténuantes, tu te plains, toi ! répéta Martial.

— Je me plains parce que je souffre ! repartit le peintre. Je demande grâce parce que tu es aussi impitoyable dans la joie que dans le chagrin.

— Cher beau-père, dit Hélène qui sauta au cou de Romain, laissez-moi vous rendre malheureux, et, puisqu’il faut une victime expiatoire offerte en compensation du bonheur des autres, consentez à ce que ce soit vous plutôt que moi.

— Il en sera ce que tu voudras, Hélène. Si tu me conduis au sacrifice avec toute cette grâce, j’y marcherai pour te plaire. Je t’aime à présent plus que je ne m’aime !

— Voilà une douce parole qui eût été bien placée autrefois dans la bouche de monsieur mon père, dit Hélène.

— Gronde, tu en as le droit aujourd’hui, repartit Martial.

— Mon reproche est une câlinerie pour Romain, continua la jeune femme. Puisqu’il m’aime comme un père, je désire qu’il me croie sa fille plus que Guy n’est son fils.

— Je voudrais avoir les deux, répondit le peintre.

— Tu veux tout, toi, tu en veux trop, recommença Martial. Tu deviens gênant, monsieur le trouble-fête !