Lamarckiens et Darwiniens/Conclusion de l’étude du mimétisme

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CHAPITRE XV

conclusion de l’étude du mimétisme


La question du mimétisme protecteur est extrêmement complexe ; son explication darwinienne est insuffisante et, dans beaucoup de cas, il est impossible de se refuser à admettre au début de l’histoire de l’espèce mimétique, un fonctionnement imitateur volontaire ou instinctif.

Le hasard peut amener des ressemblances de couleur ou de forme entre des animaux et d’autres corps animés ou bruts.

1o Pour la couleur, dans beaucoup de cas, le hasard est une explication suffisante. La sélection naturelle en a tiré parti, soit en fixant chez les animaux l’instinct de la recherche d’un habitat homochrome, soit en faisant disparaître tous les individus qui ne jouissaient pas du mimétisme homochromique.

D’autre part, nous connaissons de nombreux exemples d’appareils spéciaux dont le fonctionnement, volontaire ou instinctif, détermine à chaque instant l’homochromie protectrice, au moins dans de certaines limites[1]. Dans des conditions constantes au cours de plusieurs générations, ce fonctionnement détermine une variation morphologique, une homochromie spécifique héréditaire qui est peut-être la source de beaucoup d’homochromies attribuées aujourd’hui au hasard.

Par d’autres procédés dont le mécanisme nous est moins bien connu, mais dont cependant il serait téméraire de révoquer l’existence en doute, le milieu peut, dans certains cas, déterminer des variations dans la couleur générale des animaux[2] (fourrure blanche des animaux polaires, transparence des animaux pélagiques, couleur fauve des hôtes du désert…), variations que la sélection naturelle fixe quand elles sont utiles à l’espèce.

2o Pour la forme, dans certains cas, le hasard est aussi une explication suffisante, mais seulement quand il n’y a pas de détails trop précis de ressemblance ; quand ces détails précis existent, il faut invoquer une imitation volontaire qui détermine à la longue, par cinétogénèse, la fixation de caractères morphologiques de plus en plus précis.

Les caractères de convergence et les ressemblances professionnelles entrent dans cette dernière catégorie.

3o Enfin, il peut y avoir un parallélisme morphologique entre deux groupes parents d’animaux ; lorsque le mimétisme qui en résulte est utile, il peut se développer par imitation volontaire et aussi par sélection naturelle.

Dans tous les cas, en résumé, la sélection naturelle intervient indubitablement pour fixer les caractères utiles, mais souvent il faut faire intervenir l’explication lamarckienne pour comprendre l’apparition même de ces caractères. Nous prenons sur le fait, aujourd’hui encore, des mécanismes chromoblastiques permettant l’imitation momentanée, source de mimétisme morphologique, quand elle est habituelle pendant un grand nombre de générations consécutives. Seulement, dans le groupe des insectes où les cas de mimétisme sont les plus extraordinaires et les plus nombreux, nous ne connaissons[3] aucun cas de cette imitation fonctionnelle ; il n’y a plus que du mimétisme morphologique ; cela tient à ce que l’évolution des insectes est presque terminée, beaucoup plus avancée dans tous les cas que dans les autres groupes ; leurs instincts, peu nombreux dans chaque espèce et d’autre part extrêmement précis et exercés sans interruption, se sont de plus en plus fixés dans des caractères morphologiques définitifs.

Pour les biologistes soucieux de l’explication complète des phénomènes, l’interprétation purement darwinienne des cas de mimétisme est sans doute plus satisfaisante ; mais dans beaucoup de cas le hasard ne saurait être raisonnablement invoqué comme seule cause de l’apparition des caractères de ressemblance entièrement précis ; il faut alors faire intervenir l’interprétation lamarckienne, l’acquisition des caractères par cinétogénèse, mais alors il faudra expliquer à son tour le mécanisme même de l’imitation. Indépendamment des questions de mimétisme, ce mécanisme de l’imitation étant la condition nécessaire de l’éducation, son étude présente un intérêt très spécial. L’enfant doit apprendre en imitant ce qu’il voit ou ce qu’il entend ; les insectes n’ont plus besoin d’éducation, au moins dans quelques espèces, et d’ailleurs ils en seraient bien empêchés, car beaucoup ne connaissent jamais leurs parents ; pondus à l’automne par des parents qui meurent avant l’hiver, ils naissent au printemps doués d’instincts extraordinaires. Celui des Sphex est le plus incroyable ; ils savent paralyser des orthoptères en piquant leurs ganglions cervicaux, afin que ces orthoptères conservés vivants mais immobiles résistent à la putréfaction jusqu’à l’éclosion des œufs de Sphex qui sont déposés dedans ; ils savent le faire sans que leurs parents le leur aient appris, et ils assurent ainsi le sort d’une progéniture qu’ils ne connaîtront pas, puisqu’ils mourront plusieurs mois avant son éclosion ; mais cet instinct fixé résulte d’une imitation volontaire ancestrale ; la transmission héréditaire d’instincts aussi compliqués est une preuve de ce que je disais plus haut à propos du mimétisme, que les insectes semblent arrivés au terme de leur évolution. Elle est aussi, il me semble, une preuve indéniable de l’hérédité des caractères acquis, c’est-à-dire du deuxième principe de Lamarck.


  1. Une rainette ne devient pas bleue sur un fond bleu ; un turbot ne devient pas vert sur un fond vert ; leur mécanisme chromoblastique ne leur permet que certaines imitations colorées.
  2. Les chenilles de Poulton entrent dans cette catégorie.
  3. Sauf les expériences de Poulton, et encore nous ne connaissons pas le mécanisme de l’homochromie dans ce cas.