Lamarckiens et Darwiniens/Les concessions de Weissmann

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CHAPITRE IX

les concessions de weissmann


L’idée fondamentale de Weissmann, celle qui l’a conduit le plus directement à la négation de l’hérédité des caractères acquis, est la notion d’un plasma germinatif ou germen, continu au cours des générations successives et absolument distinct des autres cellules de l’organisme constituant le corps ou soma. Au début de sa théorie, avant qu’il eût eu à répondre à un grand nombre de critiques portant sur des faits inexplicables dans ce cas, l’illustre auteur des Essais se montrait très intransigeant sur ce point. Le plasma germinatif est trop bien caché au centre de l’organisme pour être susceptible de recevoir du milieu ambiant aucune modification directe ; il est donc intangible et les seules variations possibles chez les êtres pluricellulaires sont celles qui proviennent de la fusion d’éléments sexuels d’origine différente. Chez les protozoaires ancêtres, le soma et le germen sont confondus ; ce dernier est ainsi exposé sans protection aux conditions ambiantes, dont il est susceptible de recevoir et par conséquent de transmettre des variations provenant directement, suivant la théorie de Lamarck, de l’influence du milieu. Les protozoaires sont variables, mais ces variations ancestrales seules, sans cesse remaniées par les croisements, seront la source des variations héréditaires chez les métazoaires, descendants. Chez les métazoaires, le soma peut varier au cours de l’existence sous l’influence des conditions extérieures, mais ces variations, ne se transmettant pas au plasma germinatif, sont individuelles et non héréditaires et ne peuvent influer en rien sur les destinées ultérieures de l’espèce. Nous avons déjà vu que cette source unique de variations, le mélange de deux plasmas germinatifs, ne pouvait conduire qu’à un nombre limité de types, à cause de la nécessité des unions consanguines[1], mais il y a des objections plus fondamentales qui touchent à la notion même d’un plasma germinatif nettement défini et parfaitement distinct du soma.

Toutes les cellules de certaines mousses[2] sont capables de reproduire la plante tout entière et cependant, il y a des organes reproducteurs spéciaux ; un morceau de la feuille d’un bégonia[3] jouit de la même propriété. Weissmann est donc obligé d’admettre la possibilité de l’existence d’une certaine quantité de plasma germinatif en dehors des cellules reproductrices et cela suffit à menacer tout son édifice, ainsi que l’a fait remarquer Cope.

Un mémoire de Vines[4] présente à Weissmann une objection d’un autre ordre et non moins sérieuse : Il y a des groupes de champignons, dans lesquels, sans reproduction sexuelle, on constate l’existence d’espèces différentes, ayant des ancêtres communs. Weissmann est donc obligé d’admettre que, si le mélange des sexes est la plus importante source de variations individuelles, il peut y avoir aussi influence directe du milieu sur le germen. Voilà déjà une concession grave ; cependant, remarquez que l’auteur des Essais n’accepte pas encore l’action sur les éléments sexuels des modifications acquises par le soma sous l’influence des conditions extérieures ; il admet que les conditions extérieures agissent à la fois sur le soma et le germen : « Plusieurs variations sous l’influence du climat peuvent être dues entièrement ou en partie à la variation simultanée des déterminants correspondants dans quelques parties du soma et dans le plasma germinatif des cellules reproductrices[5]. » Et cette concession, arrachée à Weissmann par les nécessités des résultats expérimentaux[6], l’auteur nous montre qu’elle est toute naturelle ; c’est une conséquence de sa théorie même, comment n’y avait-il pas songé plus tôt ! Le plasma germinatif contient les mêmes déterminants que toutes les cellules de l’organisme ; donc les conditions extérieures qui modifient directement les déterminants dans les ailes d’un papillon, modifieront en même temps et de la même manière, les mêmes déterminants dans les cellules reproductrices, et ainsi, la variation considérée sera héréditaire ; seulement, comme les éléments sexuels sont bien garantis et moins directement exposés aux intempéries, la modification sera moins complète dans le déterminant du plasma germinatif que dans celui des ailes et le caractère acquis ne sera que faiblement transmis au descendant direct ; il faudra que la même cause extérieure agisse pendant plusieurs générations pour que le caractère soit complètement et définitivement fixé dans l’espèce considérée ; or, c’est précisément ce qui se passe ; les caractères s’acquièrent lentement en plusieurs générations.

Je ne sais pas jusqu’à quel point il est logique d’admettre que les conditions extérieures agissent de la même manière sur le déterminant qui se trouve morphogèniquement fonctionnel dans le soma et sur le même déterminant se trouvant en réserve et inactif dans le plasma germinatif, mais quelles que soient les objections que l’on puisse faire à cette théorie, il n’est pas moins vrai qu’elle constitue une concession très considérable aux néo-Lamarckiens.

Si considérable même, que le chef des néo-Lamarckiens d’Amérique a revendiqué comme sienne cette théorie de Weissman[7] et a montré qu’elle revient à sa propre théorie de la diplogénèse, publiée[8] en 1890.

Je ne reviens pas sur cette théorie que j’ai discutée dans la Revue philosophique[9]. Mais cette seule revendication de priorité prouve que le chemin effectué par Weissmann depuis l’apparition des Essais, dans la direction du lamarckisme, est bien considérable ; la théorie de Cope, malgré son désir d’expliquer l’influence du soma sur le germen, n’explique, comme celle de Weissmann, que l’influence directe et similaire du milieu extérieur sur le soma et sur le germen tout à la fois ; en d’autres termes, elle explique l’hérédité des variations dues à la physiogénèse de Cope ou allomorphose d’Ed. Perrier, mais non celle des variations dues à la cinétogénèse de Cope ou automorphose d’Ed. Perrier ; voici d’ailleurs la définition précise de ces expressions d’après Ed. Perrier : « Le milieu extérieur est sans doute la cause déterminante de toutes les modifications que peuvent présenter les organismes. Mais ce milieu peut agir soit directement, soit indirectement. Directement quand il ne provoque au sein des substances protoplasmiques que des modifications chimiques, telles que la formation de la chlorophylle et des pigments[10] ou qu’une suractivité de la nutrition, aboutissant, par exemple, à une croissance plus rapide soit de l’organisme tout entier, soit de tel ou tel organe. Indirectement, quand la stimulation du milieu provoque, de la part de l’organisme, une réaction qui parait être la cause de la modification comme dans tous les cas rattachés par Lamarck à l’usage et au défaut d’usage des organes. On peut distinguer ces deux ordres de modifications, malgré leur point de départ commun, et les désigner chacun par un nom ; les premiers seront des allomorphoses, les seconds des automorphoses. Un organisme à réactions internes très limitées, comme celui d’un végétal, ne paraîtra présenter que des allomorphoses. Au contraire, les automorphoses apparaîtront d’autant plus nettement caractérisées que, par le développement de la sensibilité et de la volonté, l’organisme sera plus capable de se soustraire à l’action du milieu, comme cela a lieu chez les animaux supérieurs[11]. »

Weissmann admet donc l’hérédité des allomorphoses et cela est suffisant ou à peu près pour les végétaux, mais il nie celle des automorphoses et par conséquent celle des instincts acquis, ce qui est absolument insoutenable.

On voit d’ailleurs très facilement que le système de Weissmann n’explique pas et ne permet pas d’expliquer les adaptations et leur caractère héréditaire, de sorte qu’il stérilise la grande œuvre de Darwin dont le but était précisément d’expliquer, par le seul jeu des forces naturelles, la merveilleuse adaptation des organismes à leur milieu et des organes à leur fonction ; il stérilise l’œuvre de Darwin pour avoir voulu méconnaître celle de Lamarck.

D’ailleurs, indépendamment de cette impuissance, la théorie des déterminants tombe d’elle-même ; elle était appuyée sur des bases difficiles à admettre[12], mais inflexibles et ne pouvant se plier aux concessions ; en essayant de les faire fléchir pour répondre aux objections de fait qu’on lui a posées, Weissmann a renversé lui-même son édifice.


  1. Cette remarque a d’abord été faite par Brooks, Science, 1895, février, p. 121.
  2. Remarques de Sachs.
  3. Objection de Strasburger.
  4. Vines, An examination of some points in prof. Weissman’s Theory of Heredity, Nature, XI.
  5. The Germ.-Plasm. Contemporary Sciences séries, 1893, p. 406.
  6. De ses propres expériences sur la variation héréditaire de la couleur de certains papillons sous l’influence du milieu.
  7. E. D. Cope, The primary factors of organic solution, op. cit., p. 21.
  8. American naturalist, déc. 1889, publié en 1890.
  9. Les Théories néo-lamarckiennes, Revue philos., 1897.
  10. La couleur des ailes des papillons dans les expériences de Weissmann.
  11. Ed. Perrier, Les colonies animales, 2e édit., 1898, préf., XVI, XVII.
  12. Je crois avoir montré plus haut que les formules spécieuses qui servent de point de départ à la théorie de Weissmann ont seulement l’apparence d’explications.