Lamiel/14

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Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 172-183).


CHAPITRE XIV

LES LECTURES DE LAMIEL


Ce trait de prétendue modestie lui valut les applaudissements unanimes de tout le village. Ce bonnet de coton si laid, sur cette tête qu’on avait vue parée de si jolis chapeaux, soulageait l’envie. Tout le monde sourit à Lamiel quand elle sortit dans le village, portant des sabots et une jupe de simple paysanne. Son oncle, ne la voyant pas revenir du bout de la place, courut après elle.

— Où vas-tu ? lui cria-t-il d’un air alarmé.

— Je vais courir, lui dit-elle en riant ; j’étais en prison dans ce château.

Et en effet, elle prit sa course vers la campagne.

— Attends-moi seulement une heure, dès que ma classe sera finie, je t’accompagnerai.

— Ah ! pardi !… s’écria Lamiel, — c’était un de ces mots vulgaires qu’il lui était surtout défendu de prononcer au château ; — ah ! pardi, je me défendrai bien contre les voleurs ! Et elle se mit à courir en sabots pour couper court aux objections.

Elle fit plus de deux lieues, s’arrêta avec toutes les anciennes amies qu’elle rencontra, et enfin ne rentra qu’à la nuit noire. Le maître d’école entreprenait déjà une réprimande en trois points sur l’inconvenance qu’il y avait, pour les filles de son âge, à courir la nuit, mais la parole lui fut enlevée par sa digne moitié qui avait besoin d’épancher l’étonnement, l’admiration et l’envie dont l’avaient remplie les linges et les robes de soie contenus dans les paquets apportés du château.

— Est-il bien possible que tout cela soit à toi ? s’écria-t-elle avec une admiration triste.

Après des détails sur chaque objet, qui paraissaient bien longs à Lamiel, Mme  Hautemare essaya un air d’assurance que démentait le son de sa voix, et elle ajouta :

— J’ai pris soin de ton enfance, et j’ai lieu d’espérer, ce me semble, que tu me laisseras bien porter, les jours de fêtes et les dimanches seulement, la plus mauvaise de tes robes ?

Lamiel resta stupéfaite, un tel langage eût été impossible au château ; Mlle  Anselme et les autres femmes de la duchesse avaient bien des sentiments bas, mais savaient les exprimer d’une tout autre façon. À la vue de ces robes, Mlle  Anselme se fût jetée dans les bras de Lamiel, l’eût accablée de baisers et de félicitations, puis, lui aurait demandé en riant de lui prêter une de ses robes qu’elle lui aurait désignée par la couleur. Cette demande de robe consterna la jeune fille ; des réflexions pénibles arrivaient en foule, elle n’avait donc personne à aimer, les gens qu’elle s’était figurés comme parfaits, du moins du côté du cœur, étaient aussi vils que les autres !

— Je n’ai donc personne à aimer !

Pendant qu’elle se livrait à ces réflexions pénibles, elle restait immobile, debout, et son air était sérieux. La tante Hautemare en conclut que la chère nièce hésitait à lui prêter une des robes qui se trouvaient dans les paquets, et alors, pour la décider, elle se mit à lui détailler tous les services qu’elle lui avait rendus avant son admission au château.

— Car enfin, tu n’es pas notre nièce véritable, ajoutait-elle ; mon mari et moi, nous t’avons choisie à l’hôpital.

Le cœur de Lamiel était déchiré.

— Eh bien, je vous donne quatre des plus belles robes, s’écria-t-elle avec humeur.

— À choisir ? répliqua la tante.

— Eh ! pardi, sans doute, s’écria Lamiel avec un air de désespoir et d’impatience qui fut remarqué.

Elle était consternée du langage bas qu’elle avait désappris au château. Tout en convenant avec elle-même du peu d’esprit de l’oncle et de la tante, elle avait rêvé une famille à aimer. Dans son besoin de sentiment tendre, elle avait fait un mérite à sa tante du manque d’esprit ; elle se sentit toute bouleversée, puis, tout à coup, elle fondit en larmes. Alors son oncle essaya de la consoler de l’énorme sacrifice des quatre robes qu’elle venait de faire. Il lui détailla tous les droits que sa tante avait à sa reconnaissance. Lamiel, qui voulait se réserver au moins la faculté d’aimer son oncle, prit la fuite par un mouvement instinctif, et alla se promener dans le cimetière.

— Si j’avais ici le docteur, se dit-elle, il rirait de ma douleur et de mes folles espérances qui en sont la cause ; il ne me consolerait pas, mais il me dirait des choses vraies qui m’empêcheraient pour l’avenir de tomber dans une semblable erreur.

Tout ce qu’il y avait de joli et de tranquille dans la vile chaumière de son oncle disparut à ses yeux. On ne voulut pas même lui permettre d’occuper la chambre du second étage, dans la tour, sous prétexte qu’elle y serait seule et que les commères du village ne manqueraient pas de prétendre qu’elle pourrait ouvrir la porte, de nuit, à quelque galant. Cette idée fit horreur à Lamiel. Confinée dans son petit lit, de la salle à manger dont elle n’était séparée que par un paravent, Lamiel ne pouvait pas se défendre d’entendre tous les propos qui se tenaient dans la maison. Le sentiment de profond dégoût ne fit que croître et embellir les jours suivants. Outre le chagrin de ce qu’elle voyait, Lamiel était encore en colère contre elle-même.

— Je me croyais sage, se dit-elle, parce que j’embarrasse quelquefois l’abbé Clément et même le terrible docteur Sansfin ; c’est tout simplement que je sais dire quelques jolies paroles, mais, au fond, je ne suis qu’une petite fille bien ignorante. Voici huit jours entiers que je ne puis sortir d’un profond étonnement ; je tenais pour indubitable que je trouverais dans la chaumière de mon oncle la liberté de remuer, et par conséquent, disais-je, je serai parfaitement heureuse. J’ai trouvé cette liberté dont l’absence m’était si cruelle au château, et pourtant une certaine chose, dont je n’eusse jamais soupçonné l’existence, vient m’ôter toute espèce de bonheur.

Deux jours après, Lamiel conclut de ses tristes sentiments, qui ne la quittaient pas un instant, qu’il fallait donc se méfier de l’espérance. Cette vérité fut sur le point de jeter Lamiel dans le désespoir. Elle voyait tout en beau dans la vie, tout à coup ses rêves de plaisir recevaient le démenti le plus cruel. Son cœur n’était point tendre, mais son esprit était distingué. Pour cette âme où l’amour n’avait point encore paru, une conversation amusante était le premier besoin ; et tout à coup, au lieu des anecdotes du grand monde racontées longuement par la duchesse et d’une façon bien intelligible, au lieu des traits d’esprit charmants qui brillaient dans les commentaires de l’aimable abbé Clément, elle se trouvait condamnée tout le long du jour aux idées les plus vulgaires de la prudence normande, exprimées dans le style le plus énergique, c’est-à-dire le plus bas. Elle eut un nouveau chagrin ; elle alla voir l’abbé Clément à sa cure ; elle l’aperçut dans son verger, lisant son bréviaire, et, un instant après, une grosse servante vint lui dire que M. le curé ne pouvait pas la recevoir ; et cette grosse servante ajouta de l’air le plus moqueur :

— Allez, allez, ma petite, allez prier dans l’église, et sachez qu’on ne parle pas ainsi à M. le curé.

La sensibilité de Lamiel se révolta ; elle revint chez son oncle, fondant en larmes. Le lendemain, son parti était pris de n’être plus sensible au moindre accueil ; elle frémissait auparavant à la seule idée d’aller voir Mlle  Anselme, dont elle s’attendait d’être reçue avec la moquerie la plus méchante. Maintenant qu’elle avait été mal reçue par l’abbé Clément qu’elle croyait son ami, que lui importait tout le reste !…

Quoique née en Normandie, Lamiel n’était guère habile dans l’art de défendre à sa figure d’exprimer les sentiments qui l’agitaient. À vrai dire, elle n’avait point eu le temps d’acquérir de l’expérience ; c’était un cœur et un esprit romanesques qui se figuraient les chances de bonheur qu’ils allaient trouver dans la vie ; c’était là le revers de la médaille. Les conversations de la duchesse et de l’abbé Clément, la rude philosophie du docteur Sansfin avaient cultivé d’une façon brillante les germes d’esprit qu’elle avait reçus de la nature ; mais pendant qu’elle employait ainsi de longues soirées, elle n’avait aucune occasion de se soumettre aux impressions et aux petites mortifications que donne le rude contact avec des égaux. Elle n’avait pour toute expérience que celle de l’impertinence d’une troupe de femmes de chambre envieuses ; elle avait seize ans, et la moindre petite fille du village en savait bien plus qu’elle sur les jeunes gens et sur l’amour. En dépit des poètes, ces choses-là n’ont rien d’élégant au village ; tout y est grossier et fondé sur l’expérience la plus claire.

Lamiel arriva jusque dans la chambre de Mlle  Anselme avec des yeux qui firent peur à celle-ci, tant ils étaient animés par le désespoir. Lamiel venait de traverser le salon où si souvent l’abbé Clément lui avait adressé des paroles si gracieuses, et maintenant il refusait de la recevoir.

La vieille femme de chambre avait préparé une quantité d’impertinences polies qu’elle se proposait d’adresser à Lamiel à la première vue. Elle ne pardonnait point à la jeune fille les sept robes de soie de la duchesse sur lesquelles elle avait compté.

Mais sa première idée en voyant Lamiel fut qu’elle, Mlle  Anselme, était séparée par neuf grands pieds du premier salon où se trouvait peut-être un vieux valet de chambre sourd. Elle fut donc avec la jeune fille d’une politesse tellement mielleuse que le cœur de celle-ci en fut révolté. Lamiel lui dit brusquement :

— Madame m’a ordonné de continuer mon éducation de lectrice, et je viens prendre des livres.

— Prenez tout ce que vous voudrez, mademoiselle ; ne sait-on pas que tout ce qui est au château vous appartient ?

Lamiel profita de la permission et emporta plus de vingt volumes ; elle sortit de la bibliothèque, puis y rentra avec vivacité.

— J’oubliais… dit-elle à Mlle  Anselme qui suivait ses mouvements d’un œil jaloux.

Lamiel avait d’abord pris les romans de Mme  de Genlis, la Bible, Éraste ou l’Ami de la jeunesse, Sethos, les histoires d’Anquetil, et autres livres permis par la duchesse.

— Je suis une sotte, se dit-elle. Je m’occupe du profond dégoût que me donnent les compliments mielleux de cette fille qui m’exècre ; je néglige le précepte du docteur : juger toujours la situation et s’élever au-dessus du sentiment du moment. Je puis m’emparer de tous les livres dont madame me défendait la lecture avec tant de rigueur. Elle prit les romans de Voltaire, la correspondance de Grimm, Gil Blas, etc.

Mlle  Anselme avait dit qu’elle prendrait la liste des ouvrages choisis ; mais pour éviter cette liste accusatrice, Lamiel eut l’esprit de s’adresser aux livres non reliés et destinés à être lus. Mlle  Anselme, voyant que les livres qu’elle emportait n’étaient point reliés, se contenta de les compter. En rapportant ce fardeau à la maison, Lamiel était d’une tristesse profonde ; elle ne pouvait répondre à une question qu’elle se faisait, ce qui la mettait en colère contre elle-même :

— Comment ! se disait-elle, je m’irrite de la grossièreté pleine de bienveillance que je trouve chez mon oncle, et je m’irrite encore de la politesse trop mielleuse de cette mademoiselle Anselme, qui voudrait de tout son cœur me voir au fond du grand étang, comme disait le docteur Sansfin ; je suis donc à seize ans comme le docteur Sansfin dit que sont les femmes de cinquante ? Je m’irrite de tout et je suis en colère contre le genre humain.

L’exemplaire de Gil Blas que Lamiel avait pris au château avait des estampes ; c’est ce qui la détermina à ouvrir ce livre de préférence aux autres. Elle avait réussi à introduire tous ces volumes dans la tour sans être aperçue par son oncle, que la vue de tant de livres n’eût pas manqué de mettre en colère ; car, quoique maître d’école, il répétait souvent :

« Ce sont les livres qui ont perdu la France. »

C’était une des maximes du terrible Du Saillard, le curé de la paroisse. En cachant ces livres au rez-de-chaussée de la tour, Lamiel avait lu quelques pages de Gil Blas ; elle y avait trouvé tant de plaisir qu’elle osa sortir de la maison par une fenêtre du derrière, sur les onze heures, quand elle vit sa tante et son oncle profondément endormis. Elle avait la clef de la tour, elle y entra, et lut jusqu’à quatre heures du matin. En revenant se coucher, elle était parfaitement heureuse ; elle n’était plus en colère contre elle-même. D’abord, l’esprit rempli des aventures racontées par Gil Blas, elle ne songeait plus guère aux sentiments qu’elle se reprochait, et ensuite, ce qui valait bien mieux, elle avait puisé dans Gil Blas des sentiments d’indulgence pour elle et pour les autres ; elle ne trouvait plus si vils les sentiments inspirés à sa tante Hautemare par la vue des belles robes.

Pendant huit jours, Lamiel fut tout entière à la lecture.