Lamiel/16

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Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 190-197).


CHAPITRE XVI

LE MAÎTRE DE DUVAL


Comme elle s’en revenait pensive et moqueuse, elle aperçut un joli jeune homme fort bien mis qui s’avançait de son côté sur la grande route. Ce jeune homme, qui paraissait avoir la vue courte, arrêtait presque son cheval pour pouvoir regarder Lamiel plus à l’aise avec son lorgnon. Quand il ne fut plus qu’à trente pas, il fit un mouvement de joie, appela son domestique, lui remit son cheval, et ce domestique s’éloigna au grand trot.

Le jeune Fédor de Miossens, car c’était lui, arrangea ses cheveux et s’avança vers Lamiel d’un air d’assurance.

— Décidément, c’est à moi qu’il en veut, se dit celle-ci.

Quand il fut tout près d’elle :

— Il est timide au fond et veut se donner l’air hardi.

Cette remarque, qui sauta aux yeux de notre héroïne, la rassura beaucoup ; en le voyant venir avec sa démarche à mouvements brusques et de haute fatuité, elle se disait :

— Le chemin est bien solitaire.

Dès le lendemain de l’arrivée du jeune duc, Duval, son valet de chambre favori, lui avait appris qu’à cause de sa prochaine arrivée, on s’était cru obligé d’éloigner bien vite une jeune grisette de seize ans, charmante de tous points, favorite de sa mère, qui savait l’anglais, etc.

— Tant pis ! avait dit le jeune duc.

— Comment, tant pis ? reprit Duval de l’air d’assurance d’un homme qui mène son maître ; c’est du bien que l’on vole à M. le duc, il se doit d’attaquer cette jeunesse ; on donne à cela quelques livres et une belle chambre, dans le village, où monsieur le duc va le soir, chez elle, brider des cigares.

— Ce serait presque aussi ennuyeux que chez ma mère, dit le duc en bâillant.

Duval, voyant que la description de ce bonheur faisait peu d’impression, ajouta :

— Si quelqu’un des amis de monsieur le duc vient le voir à son château, monsieur le duc aura quelque chose à lui montrer, le soir.

Cette raison fit impression, et l’éloquence de Duval, qui eut soin, matin et soir, de parler de Lamiel, prépara le jeune homme à se laisser conduire, lui qui tremblait à l’idée de faire quelque démarche ridicule qui pourrait faire anecdote contre lui. Mais enfin l’ennui était excessif au château de Miossens ; l’abbé Clément avait trop d’esprit pour hasarder des idées devant un jeune sot arrivant de Paris, et qui savait qu’il était neveu d’une femme de chambre de sa mère.

Fédor finit donc par se rendre, mais à contre-cœur, aux exhortations de son tyran Duval. Depuis trois ou quatre ans, il s’était réellement beaucoup occupé de géométrie et de chimie, et avait conservé toutes les idées de seize ans sur le ton de facilité et d’aisance avec lequel un homme de naissance devait aborder une grisette, même sût-elle l’anglais. C’étaient ces idées qui faisaient obstacle réel, et il n’osait les avouer à Duval. La parfaite effronterie de cet homme le choquait au fond ; il était timide devant le ridicule. Le jeune duc avait de la noblesse dans l’âme ; il était loin de voir que les cinq ou six louis à gagner sur l’ameublement du petit appartement à offrir à Lamiel étaient le seul mobile qui faisait agir son valet de chambre. Plus Fédor était timide, plus la flatterie de Duval lui était agréable ; Duval ne pourrait le décider à agir qu’en poussant la forme de la flatterie jusqu’à l’excès.

Par exemple, il le flatta horriblement le jour où il le détermina à parler à Lamiel. Fédor se hâta de sauter à bas de son cheval aussitôt qu’il l’aperçut, et s’approcha d’elle en faisant beaucoup de gestes.

— Voici, mademoiselle, un étui de bois garni de pointes d’acier d’un effet charmant. Vous l’avez oublié en quittant le château de ma mère, qui vous aime beaucoup et m’a chargé de vous le rendre à la première fois que je vous rencontrerais. Savez-vous bien qu’il y a plus d’un mois que je vous cherche ? Quoique ne vous ayant jamais vue, je vous ai reconnue d’abord à votre air distingué, etc.

Les yeux de Lamiel étaient superbes d’esprit et de clairvoyance, tandis que, renfermée dans une immobilité parfaite, elle observait du haut de son caractère ce jeune homme si élégant qui se fatiguait à faire de petits gestes saccadés, comme un jeune-premier de vaudeville.

— Au fait, il ne dit rien de joli, pensait Lamiel ; il ne vaut guère mieux que cet imbécile de Jean Berville que je quitte. Quelle différence avec l’abbé Clément ! Comme celui-ci eût été gentil en me rapportant mon étui !

Au bout d’un quart d’heure qui parut bien long à la jeune fille, le duc trouva un compliment bien tourné et naturel. Lamiel sourit, et aussitôt Fédor devint charmant ; le temps cessa de lui paraître horriblement long, ainsi qu’à Lamiel. Encouragé par ce petit succès qu’il sentit avec délices, le duc devint charmant, car il avait infiniment d’esprit ; la nature avait seulement oublié de lui donner la force de vouloir. On avait tant et si souvent accablé de conseils ce pauvre jeune homme sur les mille gaucheries que l’on commet à seize ans quand on est obligé à parler dans un salon comme un homme du monde, que, au moindre mouvement à faire, au moindre mot à dire, il était stupéfié par le souvenir de trois ou quatre règles contradictoires et auxquelles il ne fallait pas manquer. C’est le même embarras qui rend nos artistes si plats. Le mot agréable qu’il trouva en voulant séduire Lamiel lui donna de l’audace ; il oublia les règles et il fut gentil. Il était difficile d’être plus joli[1].

— J’aurais bien dû, se dit Lamiel, renvoyer mon Jean, et apprendre de cet être-là ce que c’est que l’amour ; mais peut-être bien qu’il ne le sait pas lui-même.

Mais bientôt, à force d’aisance, le duc arriva au point d’être ou de paraître trop à son aise.

— Adieu, monsieur, lui dit à l’instant Lamiel ; je vous défends de me suivre.

Fédor resta debout sur la route comme changé en statue. Ce trait si imprévu fixa à jamais dans son cœur le souvenir de Lamiel.

Heureusement, en arrivant au château, il osa l’avouer à Daval.

— Il faut laisser passer huit jours sans parler à cette mijaurée ; du moins, ajouta Duval en voyant qu’il allait déplaire, c’est ce que ferait un jeune homme du commun ; mais les gens de votre naissance, monsieur le duc, consultent avant tout leur bon plaisir. L’héritier d’un des plus nobles titres de France et d’une des plus grandes fortunes n’est point soumis aux règles ordinaires.

Le jeune duc retint jusqu’à une heure du matin un homme qui parlait avec tant d’élégance.

Le lendemain il plut, ce qui désespéra Fédor ; il passa son temps à rêver à Lamiel ; il ne pouvait pas aller courir les grands chemins avec quelque espoir de la rencontrer. Il prit une voiture et passa deux fois devant la porte des Hautemare. Le second jour, il attendit l’heure de la promenade avec toute l’impatience d’un amoureux, et, dans le fait, cet amour, créé par Duval, l’avait déjà délivré d’une partie de son ennui. Duval lui avait fourni cinq ou six façons d’aborder la jeune fille. Fédor oublia tout en l’apercevant à une demi-lieue devant lui sur le même chemin où il l’avait rencontrée la première fois. Il prit le galop, renvoya son cheval quand il fut à cent pas d’elle ; il l’aborda tout tremblant et tellement ému qu’il lui dit ce qu’il pensait.

— Vous m’avez renvoyé avant-hier, mademoiselle, et vous m’avez mis au désespoir. Que faut-il faire pour n’être pas renvoyé maintenant ?

— Ne plus me parler comme à une femme de chambre de Mme  la duchesse ; je l’ai été à peu près, mais je ne le suis plus.

— Vous avez été lectrice, mais jamais femme de chambre, et ma mère avait fait de vous, mademoiselle, son amie. Je voudrais aussi être votre ami, mais à une condition : ce sera vous qui jouerez le rôle de la duchesse. Vous serez vraiment maîtresse dans toute l’étendue du mot.

Ce début plut à Lamiel ; son orgueil aimait la timidité du jeune duc, mais l’inconvénient de cette sensation, c’est qu’elle entraînait un alliage trop considérable de mépris.

— Adieu, monsieur, lui dit-elle au bout d’un quart d’heure. Je ne veux pas vous voir demain. Et comme le duc hésitait à se retirer :

— Si vous ne vous retirez pas à l’instant, je ne vous reverrai de huit jours, ajouta-t-elle d’un air impérieux.

Le duc prit la fuite. Cette fuite amusa infiniment Lamiel ; elle avait ouï parler mille fois au château du respect avec lequel tout le monde traitait un fils unique, héritier d’un si grand nom ; elle trouva plaisant de prendre le rôle contraire.



  1. Beyle indique dans une note qu’il doit placer ici le portrait de Fédor. Voir, à l’Appendice IV, p. 322, ce portrait dont le modèle est Martial Daru, bien connu des lecteurs du Journal de Stendhal.