Lamiel/19

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Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 223-233).
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CHAPITRE XIX

LAMIEL ET Mlle VOLNYS


Quinze jours se passèrent, le duc était parfaitement heureux. Son bonheur redoublait chaque jour, mais Lamiel commençait à s’ennuyer. Le duc, qui s’était fait appeler à l’hôtel d’Angleterre M. Miossens tout court, la comblait de cadeaux ; mais Lamiel, au bout de huit jours, se fit acheter des habits qui annonçaient une fille de bourgeois de campagne, et fit embellir les robes et les chapeaux fort chers qui annonçaient une dame de Paris.

— Je n’aime pas à être regardée dans la rue, je me souviens toujours des commis voyageurs. Je suis sûre que je ne sais pas marcher comme une dame de Paris.

Son défaut, comme femme aimable, était de s’occuper trop peu de son amant, de lui parler trop rarement. Elle en fit un maître de littérature ; elle se fit lire par lui et expliquer la comédie que l’on jouait le soir au spectacle.

Elle vit Mlle Volnys qui donnait une représentation à Rouen et allait au Havre.

— Voilà la femme qui me mettra à même de porter vos beaux chapeaux sans avoir l’air de les avoir volés. Partons pour le Havre et j’étudierai à loisir Mlle Volnys.

— Mais ma mère a menacé d’y venir de son côté et si elle nous voit, grand Dieu ?

— Alors courons, alors partons à l’instant, et l’on partit.

L’astuce de Lamiel faisait des pas de géant ; arrivant au Havre, elle eut l’esprit de trouver des inconvénients à tous les appartements que les premiers garçons des hôtels venaient proposer à la portière du coupé, jusqu’à ce que :

« Mlle Volnys, première actrice du Gymnase, vient de descendre chez nous. »

Pendant huit jours Lamiel, placée à la première loge sur le théâtre, ne perdit pas un mouvement de Mlle Volnys, elle passait des heures à sa porte entr’ouverte sur l’escalier de l’hôtel de l’Amirauté pour voir comment Mlle Volnys descendait l’escalier.

La duchesse de Miossens vint au Havre et Fédor tremblait comme la feuille. Un jour, donnant le bras à Lamiel qui, à la vérité, avait un grand chapeau, il vit sa mère venir à lui dans la rue de Paris (rue à la mode du Havre). Lamiel crut qu’il tombait de peur, elle exigea qu’il passerait bravement à côté de sa mère : mais le soir, après le spectacle, Lamiel lui accorda de partir pour Rouen. Le pauvre Fédor, à l’insu de Lamiel, était allé voir sa mère et lui demander pardon de n’avoir osé la saluer, à cause de la personne à laquelle il donnait le bras. Il fut reçu par sa mère avec une sévérité horrible. La duchesse finit par le chasser de sa présence, lui reprochant l’insolence qu’il avait eue de se présenter sans en faire demander la permission.

Lamiel était tellement changée, que la duchesse, qui la vit fort bien, ne la reconnut pas malgré sa taille superbe et difficile à oublier.

Lamiel avait des grâces maintenant et avait perdu sa tournure de jeune biche prête à prendre sa course.

Deux fois elle avait écrit à ses parents des lettres que le duc fit jeter à la poste à Orléans et qui pouvaient confirmer la fable sur un héritage qu’elle leur avait conseillé de mettre en avant dans le village, le lendemain de son départ.

Lamiel passa un mois à Rouen ; elle était ennuyée à fond, le duc était arrivé à avoir pour elle une passion véritable, il ne l’en ennuyait que plus. Lamiel ne lisait dans son cœur que l’ennui qui l’assommait.

Quoiqu’elle se fît faire la lecture plus de quatre heures chaque jour par ce pauvre Fédor qui en avait la poitrine fatiguée, Lamiel n’en était pas encore arrivée à ce point de deviner les causes de son ennui. Deux ou trois fois, dans son étourderie, elle se surprit sur le point de consulter le duc sur les causes de son mortel ennui ; elle s’arrêta à propos.

Dans ses bizarreries, Lamiel avait recours à toutes sortes d’inventions pour ne pas s’ennuyer ; un jour, elle se fit enseigner la géométrie par le duc. Ce trait redoubla l’amour de celui-ci. Dans tout ce qui ne tenait pas aux droits imperceptibles de la noblesse et au parti qu’elle pouvait tirer des prêtres, l’étude de la géométrie avait appris à ce jeune élève de l’École polytechnique à ne pas trop se payer des mots. Sans distinguer tout ce qu’il devait à la géométrie, Fédor l’aimait de passion ; il fut ravi de la facilité avec laquelle Lamiel en comprenait les éléments.

Grâce à ses études et à ses réflexions de tous les instants, Lamiel était bien différente de la jeune fille qui, six semaines auparavant, avait quitté le village. Elle commençait à pouvoir donner un nom aux pensées qui l’agitaient. Elle se disait :

— Une fille qui s’enfuit de chez ses parents se conduit mal, cela est si vrai qu’elle doit toujours cacher ce qu’elle fait, et pourquoi se conduit-on mal ? pour s’amuser ; et moi, je meurs d’ennui. Je suis obligée de me raisonner pour trouver quelque chose d’aimable dans ma vie. J’ai le spectacle le soir et l’usage d’une voiture quand il pleut, et encore il faut toujours se promener dans cette allée de grands arbres le long de la Seine que je sais par cœur ; le duc dit qu’il est ignoble de se promener à travers champs.

— De qui aurions-nous l’air ? me dit-il.

— Nous aurions l’air de gens qui s’amusent. Et il me dit même avec l’air pressé de me contrarier, que ce que je dis là a quelque chose de bien commun et de mauvais ton.

Il m’ennuyait déjà assez, huit jours seulement après que Jean Berville m’eut appris, pour mon argent, à savoir ce que c’est que l’amour, mais deux mois de tête-à-tête, grand Dieu ! et dans ce Rouen si enfumé encore, où je ne connais personne !

Une idée illumina Lamiel ! « Quand je le retrouvai après avoir été exposée aux politesses de ces bêtes brutes de commis voyageurs faisant les Lovelace, il me parut aimable ; il faut le chasser pour trois jours.

« Mon ami, lui dit-elle, allez passer trois ou quatre jours avec Mme la duchesse ; je lui dois beaucoup de reconnaissance et si jamais elle apprend que c’est à moi qu’elle a l’obligation de la vie désordonnée que vous menez à Rouen, elle pourrait me croire ingrate et j’en serais au désespoir. »

Cette idée d’ingratitude choqua Fédor et lui parut de mauvais ton ; elle suppose une sorte d’égalité, et sans y avoir jamais réfléchi, avec la raison que lui avait faite la géométrie, il lui semblait que la nièce d’un chantre de campagne devait toutes sortes d’égards à une dame du rang de sa mère, quand bien même celle-ci n’aurait jamais de bontés pour elle, et qu’il y avait du ridicule à aller chercher le mot de reconnaissance. De plus il n’avait nulle envie d’aller s’exposer à des sermons éternels, mais Lamiel en ayant répété l’ordre, il fallait bien partir.

Lamiel fut gaie jusqu’à la folie en se trouvant seule et débarrassée des éternels propos aimables et complimenteurs du jeune duc. Elle commença par acheter une paire de sabots, et prit sous le bras la femme de charge de la maîtresse d’hôtel.

— Courons les champs, ma chère Marthe, lui dit-elle, fuyons cet éternel boulevard de Rouen que le ciel confonde.

Marthe, la voyant s’égarer à travers champs, suivant de petits sentiers, et quelquefois ne suivant pas de sentiers du tout et s’arrêtant pour jouir de son bonheur, lui dit :

— Il ne vient pas ?

— Qui donc ?

— Mais apparemment cet amoureux que vous cherchez.

— Dieu me délivre des amoureux ! j’aime mieux ma liberté que tout. Mais est-ce que vous n’avez pas eu d’amoureux ?

— Si fait, répondit Marthe à voix basse.

— Et qu’en dites-vous ?

— Que c’est une chose délicieuse.

— Eh bien ! rien n’est plus ennuyeux pour moi. Tout le monde me vante cet amour comme le plus grand des bonheurs ; dans toutes les comédies, on ne voit que des gens qui parlent de leur amour ; dans les tragédies, ils se tuent pour l’amour ; moi, je voudrais que mon amoureux fût mon esclave, je le renverrais au bout d’un quart d’heure.

Marthe restait pétrifiée d’étonnement.

— Et vous, mademoiselle, qui avez un amoureux si joli ! Quelqu’un disait, l’autre jour, à madame qu’il vous connaissait bien, que M. Miossens vous avait enlevée à un autre amoureux qui vous donnait mille francs par mois.

— Je parie, dit Lamiel, que ce quelqu’un était commis voyageur.

— Eh bien ! oui, dit Marthe en ouvrant de grands yeux.

Lamiel éclata de rire.

— Et ne faisait-il pas entendre, ce voyageur-là, qu’il avait eu l’honneur de mes bonnes grâces ?

— Hélas ! oui, dit Marthe en baissant les yeux.

Lamiel se laissa aller à s’appuyer contre un arbre voisin et rit à en perdre la respiration.

En rentrant dans Rouen, elle fut reconnue par les jeunes gens qui la voyaient tous les soirs au spectacle ; et Marthe reçut deux petits billets écrits rapidement au crayon, qu’on lui mit dans les mains avec une pièce de monnaie. Elle voulut les donner à Lamiel.

— Non, gardez-les, dit celle-ci, vous les remettrez à M. Miossens à son retour, et lui aussi vous les paiera.

À l’heure du spectacle, Lamiel regretta un instant le duc ; puis elle s’écria :

— Ma foi non, toute réflexion faite, j’aime mieux manquer le spectacle que le voir arriver avec son bouquet obligé.

Puis elle courut chez la maîtresse de l’hôtel.

— Voulez-vous, madame, que je loue une loge et m’accompagner au spectacle ?

L’hôtesse refusa d’abord, puis accepta et envoya chercher un coiffeur.

— Eh bien ! moi, j’ai l’esprit de contradiction, se dit Lamiel ; elle avait encore son morceau de vert de houx et se verdit la joue gauche.

Mais la loge était à gauche sur le théâtre ; elle fixa tous les regards du public élégant, et trois billets, d’une longueur formidable, écrits cette fois avec de l’encre, furent apportés à l’hôtel vers les minuit. Elle les parcourut avec un empressement qui se changea bien vite en dégoût.

— Cela n’est pas grossier comme les commis voyageurs, mais c’est bien plat.

Lamiel était parfaitement heureuse et avait presque tout à fait oublié le duc, lorsqu’il reparut au bout de deux jours.

— Déjà ! se dit-elle.

Elle le trouva absolument fou d’amour, et, qui plus est, passant son temps à lui prouver, par de beaux raisonnements, qu’il était fou d’amour.

— C’est-à-dire, se disait la jeune paysanne normande, que vous allez être encore plus ennuyeux que de coutume.

En effet, cet essai de liberté de deux jours avait rendu Lamiel tout à fait rebelle à l’ennui.

Le lendemain matin, pendant qu’après leur lever il recommençait à lui baiser les mains :

— Cet être-là est embarrassé de tout ce qui lui arrive ; dès qu’il faut payer de sa personne, c’est un homme en deux volumes : il lui faut un Duval.

Lamiel l’envoya faire des commissions, payer les dépenses de l’hôtel. Par son ordre, on appela des ouvriers qui firent des caisses où furent emballées toutes les jolies choses que le duc lui avait données. Elle fit les malles du duc et les siennes, puis le voyant, de la fenêtre, revenir à l’hôtel vers les quatre heures, elle descendit à sa rencontre et l’engagea à la mener dîner à…, village sur la Seine.

Revenant de…, on alla directement au spectacle ; huit heures sonnées, elle dit au duc :

— Gardez la loge et attendez-moi, je prends la voiture et ne serai qu’un moment, regardez votre montre.

Elle courut à l’hôtel, fit embarquer les malles du duc adressées à Cherbourg ; la diligence qui les emporta partit à huit heures et demie. Elle fit porter ses malles à elle à la diligence de Paris. Fédor avait trois mille cent francs ; elle plaça mille cinq cent cinquante francs dans les malles adressées à Cherbourg, et mille cinq cent cinquante francs dans sa malle à elle. En jouant avec lui, elle lui avait volé sa bourse.