Lamiel (ed. Martineau)/Chapitre 3

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 33-55).

CHAPITRE 3


En sortant de Carville, du côté de la mer, après avoir passé le pont-neuf, on trouve à gauche la petite vallée au fond de laquelle court le Houblon, ce ruisseau qui a l’esprit d’être joli. Deux grandes prairies fort en pente garnissent les deux côtés du ruisseau.

Sur la rive gauche, un beau chemin, récemment réparé par ordre de Mme de Miossens, étale fièrement ses bornes en pierre de taille, qui, sous un nom très impoli, sont destinées à empêcher les imprudents de choir dans le ruisseau rapide qui se trouve, ici, en contre-bas de plus de dix pieds. Par le conseil du curé Du Saillard, la noble dame s’est rendue adjudicatrice des réparations à faire à ce chemin qui conduit au château, dépenses cotées à cent écus dans le budget de la commune. Mme la duchesse de Miossens adjudicatrice et recevant trois cents francs d’une commune ! Quels mots ridicules, en 1826, car c’est vers cette époque que commence notre histoire fort immorale.

À dix minutes du pont, sur le Houblon, une troisième prairie se présente en face et domine le confluent de la Décise et du Houblon. La Décise, qui descend fort rapidement, est côtoyée par un sentier formant beaucoup de zigzags sur la partie la plus élevée de cette troisième prairie. L’œil du voyageur aperçoit en s’élevant les dernières petites allées sablées d’un jardin anglais fort soigné et par-dessus les sommets de quelques arbrisseaux, destinés surtout à dérober la vue de la mer lointaine aux fenêtres du rez-de-chaussée du château.

La vue des pierres noires et carrées d’une tour gothique fait un beau contraste de couleur. Cette tour, maintenant tout à fait en ruine, fut une noble contemporaine de Guillaume le Conquérant.

Tout à fait au bas de la troisième colline est un lavoir public, établi sur les bords de la Décise, sous un immense tilleul. Ce bassin, que Mme la duchesse espère bien faire déguerpir, est formé par deux énormes troncs de chêne creusés au centre et quelques pierres plates placées de champ.

Une trentaine de femmes lavaient du linge à ce bassin, le dernier jour du mois de septembre. Plusieurs de ces paysannes cossues de la riche Normandie ne travaillaient guère, et se trouvaient là sous prétexte de surveiller leurs servantes qui lavaient, mais dans le fait pour prendre part à la conversation, ce jour-là fort animée. Plusieurs des laveuses étaient

grandes, bien faites, construites comme la Diane des Tuileries, et leurs figures, d’un bel ovale, eussent pu passer pour assez belles, si elles n’eussent été déshonorées par l’infâme bonnet de coton dont la mèche, à cause de la position baissée des laveuses, pendait fort en avant sur le front.

— Hé ! ne voilà-t-il pas notre aimable docteur à cheval sur le fameux Mouton, s’écria l’une des laveuses.

— Et ce pauvre Mouton a double charge : il faut qu’il porte M. le Docteur et sa bosse, qui n’est pas mince, répondit la voisine.

Toutes levèrent la tête et cessèrent de travailler.

L’objet assez singulier qui attirait leurs regards, un fusil appuyé sur sa bosse, n’était autre que notre ami Sansfin.

Et, dans le fait, il eût été difficile que des jeunes filles le vissent passer sans rire.

Le bossu montrait beaucoup d’humeur, ce qui augmenta les rires.

Il descendait l’étroit sentier qui suit le cours de la Décise : ce ruisseau formait une cascade, et le sentier, soutenu par un grand nombre de piquets fichés en terre, formait plusieurs zigzags. C’étaient ces zigzags que le malheureux docteur descendait sous le feu de trente voix glapissantes.

— Prenez garde à la bosse, docteur, elle peut tomber et rouler jusqu’en bas, et nous écraser, nous autres, pauvres laveuses !

— Canaille ! canaille infâme ! s’écriait le docteur entre ses dents. Infâme canaille que ce peuple ! Et dire que je ne prends jamais un sou de tous ces coquins-là, quand la Providence me venge en leur envoyant quelque bonne maladie !

— Taisez-vous, les filles ! criait le docteur, en descendant les zigzags plus lentement qu’il n’aurait voulu. Quel redoublement d’allégresse parmi les laveuses si son cheval Mouton eût glissé !

— Taisez-vous, les filles ! Lavez votre linge !

— Prenez garde, docteur, ne vous laissez pas tomber. Si Mouton vous jette par terre, nous n’en ferons ni une ni deux, nous vous volons votre bosse.

— Et moi, que pourrais-je vous voler ? En tout cas, ce ne sera pas votre vertu ! Il y a de beaux jours qu’elle court les champs ! Vous avez souvent des bosses, vous, mais ce n’est pas sur le dos.

[Une femme survint] qui appela sur elle l’attention des laveuses.

Cette femme avait un air de pédanterie et conduisait par la main une petite fille de douze à quatorze ans, dont la vivacité paraissait très contrariée d’être ainsi contenue.

Cette femme n’était rien moins que Mme Hautemare, femme du bedeau, chantre, maître d’école de Carville, et la petite fille dont elle contrariait la vivacité, était sa nièce, Lamiel.

Or les laveuses étaient choquées de cet air de dame, que se donnait Mme Hautemare : conduire la petite fille par la main, au lieu de la laisser gambader comme toutes les petites filles du village !

Mme Hautemare venait du château, par la belle route qui contournait la prairie placée sur la rive droite du Houblon.

— Ah ! voilà Madame Hautemare, s’écrièrent les lavandières.

Mais elles savaient que la Hautemare leur répliquerait au long, tandis qu’en un quart de minute le docteur bossu pouvait s’éloigner d’elles : d’ailleurs, le docteur, à cause de sa calme pétulance, était plus amusant.

Son cheval Mouton, arrivé au bas des zigzags de la Décise, buvait dans ce ruisseau, un peu au-dessus du lavoir.

Deux lavandières s’écriaient, s’adressant à Mme Hautemare :

— Ho ! là, là ! la madame, prenez garde de perdre cette fille de votre frère, cette prétendue nièce.

— Prends garde à ta perruque, petit bossu, s’écriait la section de droite de ce chœur, ton coiffeur ne sait peut-être pas la faire ?

— Et vous…, répondit le docteur : mais sa réplique fut d’une telle nature, qu’il n’est pas possible de l’écrire.

La dévote Mme Hautemare, qui avait continué à suivre la route, qui, descendant du château de Miossens, venait passer à côté du lavoir, se hâta de rebrousser chemin avec sa nièce. Cette démarche, accompagnée d’un grand air de dédain que se donna la femme du bedeau, fit éclater autour du bassin un éclat de rire unanime, universel.

Cet éclat de rire fut interrompu par le docteur, qui, forçant sa petite voix aiguë, s’écriait :

— Taisez-vous, mesdames les coquines, ou bien je fais trotter mon cheval dans la boue qui vous entoure, et bientôt vos bonnets blancs et vos visages seront aussi propres que vos consciences, c’est-à-dire remplis d une boue noire et fétide comme vos sales personnes.

Disant ces nobles paroles, le docteur était piqué au vif et rouge comme un coq. Chez cet homme, qui passait sa vie à rêver à sa conduite, la vanité produisait d’étranges folies ; il entrevoyait bien ses sottises, mais rarement avait-il la force d’y résister. Par exemple, en ce moment, il n’avait qu’à ne rien dire, et tout le bavardage insolent des lavandières s’évaporait aux dépens de Mme Hautemare : mais, dans ce moment, il voulait se venger.

— Hé bien ! reprit une laveuse, nous serons des filles peu sages et couvertes de boue par un malhonnête ; un peu d’eau et tout est dit. Mais avec quelle eau pourra se frotter un bossu si dégoûtant que jamais il n’a pu avoir de maîtresse sans payer ?

Ce mot était à peine prononcé que le docteur, furieux, lança son cheval au galop, et, en passant dans le bourbier voisin du lavoir, couvrit de boue toutes les joues rouges, tous les bonnets blancs, et. ce qui était bien pis, tout le linge lavé posé sur des bancs de pierre.

À cette vue, les trente laveuses se mirent à hurler des injures toutes à la fois, et ce chœur vigoureux dura bien une minute.

Le docteur était ravi d’avoir couvert de boue ces insolentes. « Et elles ne pourront pas se plaindre », ajoutait-il avec un sourire méphistophélique.

— Je passais mon chemin, un chemin est fait pour qu’on y passe.

Il se retourna vers les lavandières pour jouir de leur désarroi ; c’était le moment où toutes ensemble lui lançaient des injures atroces. Le docteur ne put résister à la tentation de repasser au trot dans le bourbier. Il lança son cheval. Une de ces filles, qui se trouva précisément sous le nez du cheval, eut une peur horrible et, à tout hasard, lança au cheval la petite pelle de bois avec laquelle elle battait son linge. Cette pelle, lancée par la peur, s’éleva plus haut que les yeux du cheval et en passa à quelques pouces. Mouton eut peur et s’arrêta net au milieu de son trot, faisant un petit saut en arrière.

Ce mouvement brusque et sec opéra la séparation du docteur et de la selle ; le docteur, qui se penchait en avant, tomba net dans le bourbier, la tête la première ; mais la boue avait bien un demi-pied de profondeur, et le docteur n’eut d’autre mal que celui de la honte, mais cette honte fut entière.

Il était étendu aux pieds de la femme qui, dans l’angoisse d’un danger qui lui semblait extrême, avait lancé en avant sa petite pelle de bois.

Les femmes crurent que le docteur s’était cassé un bras au moins, elles prirent peur, des normandes calculent en un clin d’œil les chances d’un procès. Il y avait des dommages et intérêts ; chacune prit la fuite pour n’être pas reconnue et nommée dans la plainte du docteur.

Celui-ci se releva, rapide comme l’éclair, et remonta sur son cheval. Le voyant remonté avec tant de prestesse, les lavandières, arrêtées à vingt pas, se mirent à rire avec un naturel, un excès de bonheur qui portèrent au comble la rage du malencontreux médecin. Honteux de lui, il saisit son fusil avec des projets tragiques. Mais, dans la chute, le fusil avait porté rudement par terre, les chiens étaient remplis de boue, et de plus avaient perdu leurs pierres. Mais les femmes ne savaient pas cet accident arrivé au fusil et, voyant le docteur les coucher en joue, elles prirent de nouveau la fuite en jetant des cris aigus.

Le docteur, voyant son fusil hors d’état de le venger, donna d’effroyables coups d’éperon à son cheval, qui, en quelques secondes, arriva dans la cour de sa maison. Le docteur, jurant comme un possédé, se fit donner, sans descendre, un habit et un fusil, puis poussa son cheval ventre à terre sur la grande route d’Avranches qui passait sur le pont du Houblon, dont nous avons déjà parlé.

Les femmes, après avoir lavé rapidement leurs figures et leurs bonnets blancs, s’occupaient de leur linge, et enlevaient les taches de boue.

Cet ouvrage les outrait de chagrin et elles l’interrompaient fréquemment pour revenir aux injures adressées au docteur quoique dans ce moment, au train dont il était parti, elles comprirent bien qu’il était à une lieue d’elles. Quand elles furent lasses de dire des injures :

— Pour moi, s’écria Yvonne, l’une d’elles, si Jean-Claude veut me faire danser à l’avenir, il faudra qu’il rosse Sansfin et qu’il m’apporte une mèche de ses cheveux que je mettrai comme une cocarde sur mon bonnet blanc.

— En ce cas, il aura un coup de fusil à petit plomb dans les jambes ton Jean-Claude, dit Pierrette, car il est traître, le docteur.

— Et d’ailleurs tellement colère, reprit une troisième, qu’il ne sait pas ce qu’il fait. Et on voit bien que tu ne sais pas l’histoire de Dréville.

— Yvonne n’était pas encore à Carville, s’écria Pierrette, elle était en service à Grandville. Le gros Brunel de Dréville, celui de la Marie Barbot, chanta au docteur qui passait quelque plaisanterie sur sa bosse, le docteur qui trottait sur Coco son cheval d’alors n’en fait ni une ni deux, il défait son fusil qu’il portait en bandoulière et lâche deux coups sur Brunel. L’un des deux coups était chargé à balle et blessa le Brunel au bras gauche et à la poitrine tout à côté. Le docteur jura qu’il avait oublié que l’un des canons avait une balle, mais quoique çà, le substitut l’a forcé à donner dix louis.

Pendant un gros quart d’heure, la conversation des laveuses chercha sans le trouver un moyen de tirer vengeance du docteur ; elles avaient de l’humeur de ne pouvoir rien inventer, quand Mme Hautemare vint à repasser, tenant sa nièce Lamiel par la main. À cette vue, tous les cris prirent une autre direction.

— Hé ! hé ! la revoilà, cette pimbêche, avec sa belle nièce ! s’écria Pierrette.

— Qu’appelles-tu nièce ? dis plutôt avec la fille du diable !

— Qu’appelles-tu fille du diable ? dis donc une bâtarde qu’elle a eue en arrière de son mari et qu’elle a forcé ce gros bonhomme butor à adopter, et cela pour lui faire déshériter son pauvre neveu, Guillaume Hautemare.

— Hé ! par pitié, voisine, ne dites donc rien de malhonnête ! Ayez du moins quelque considération pour cette jeunesse que je conduis avec moi.

Cette prière prononcée d’un ton doctoral fut suivie d’une douzaine de réponses qui partirent à la fois, mais que je ne puis transcrire.

— Regagne la maison en courant, Lamiel, s’écria Mme Hautemare ; et la petite fille partit, enchantée de pouvoir courir. La bonne femme se donna le plaisir d’adresser un sermon en trois points aux laveuses, lorsqu’elles, désolées de ne pouvoir trouver jour à ressaisir la parole, se mirent tout à coup à crier toutes à la fois pour tâcher de faire déguerpir l’insupportable Mme Hautemare. Mais cette femme intrépide avait à cœur leur conversion, et continua à prêcher plus de cinq minutes, avec l’accompagnement de trente femmes criant à tue-tête.

Au moyen de ces deux belles attaques sur des passants récalcitrants, les laveuses trouvèrent le secret de ne point s’ennuyer de toute cette journée-là. De son côté, Mme Hautemare eut un long récit à faire à son mari le bedeau, et à toutes ses amies de Carville. Le moins diverti fut le docteur, qui, au lieu de rentrer chez lui après avoir couvert de boue les laveuses, descendit au galop vers le pont du Houblon, sans songer que son fusil en bandoulière bondissait sur son dos de la façon la plus ridicule.

— Grand Dieu ! se disait-il, il faut que je sois un grand sot d’aller me prendre de bec avec ces coquines-là ! Il y a des jours où je devrais me faire attacher au pied de mon lit par mon domestique.

Pour faire diversion à son humeur, le docteur chercha dans sa mémoire si, sur la grande route qu’il suivait toujours ventre à terre, il ne se trouverait pas quelque malade assez bon pour croire que le docteur avait fait deux lieues pour lui faire une visite du soir.

Tout à coup, il trouva bien mieux qu’un malade. M. Du Saillard, le curé de Carville, était allé dîner, ce jour-là, au château de Saint-Prix, à trois lieues de son village. Ce curé était terrible dans ses haines et l’un des gros bonnets de la congrégation ; mais par compensation, — et c’est là ce qui sauve la civilisation en France, il y a compensation dans tout, — par compensation donc, le terrible Du Saillard, du reste intrépide à Carville, n’aimait pas à se trouver seul sur la grande route, dans son petit cabriolet.

Ce fut donc avec un vif plaisir qu’il vit arriver Sansfin chez les Saint-Prix. Ces deux hommes auraient pu se faire beaucoup de mal, et vivaient politiquement ensemble. Du Saillard parlait mal, homme froid, qui eût gouverné une préfecture en se jouant. Il regardait Sansfin comme un fou, chaque jour il le voyait entraîné à quelque grave sottise par une saillie de sa vanité. Mais Sansfin, quand il oubliait sa bosse savait amuser un salon et faire la conquête d’une maîtresse de château. Il y a force châteaux dans les environs d’Avranches, et l’on s’y ennuie malgré le gouvernement. C’était surtout auprès de la duchesse de Miossens que Du Saillard redoutait les anecdotes malignes que le docteur savait si bien dire. Du Saillard régnait dans le château seigneurial qui trônait sur le promontoire au pied duquel nous avons vu l’humble lavoir des paysans de Carville.

Le curé et son ami politique le docteur se dirent des douceurs et la comtesse de Saint-Prix se scandalisa de ce que des gens de cette sorte choisissaient son salon pour se parler.

Le docteur, à cheval, escorta le curé ; mais quand il se retrouva seul chez lui, il retrouva son noir chagrin et les souvenirs du lavoir. Un instant après, il lui arriva une consolation. On vint le chercher pour un beau jeune homme de cinq pieds six pouces et qui venait, à peine âgé de vingt-cinq ans, d’avoir une belle et bonne attaque d’apoplexie. Le docteur passa la nuit auprès de lui, et, tout en lui appliquant le traitement convenable, il eut le plaisir de voir cet être si beau mourir vers la pointe du jour.

— Voilà un beau corps vacant, se disait-il ; pourquoi mon âme ne peut-elle pas y entrer ?

Le docteur, fils unique d’un fermier enrichi par les biens nationaux, s’était fait médecin pour savoir se soigner ; il s’était fait chasseur habile pour paraître toujours armé aux yeux des mauvais plaisants. La récompense d’une activité souvent pénible pour sa faible santé était de voir mourir de beaux hommes et d’effrayer le petit nombre de jolies malades que le pays fournissait de façon à ce qu’elles désirassent sa présence avec passion.

La petite nièce Lamiel était trop éveillée pour ne pas comprendre, lorsque sa tante, Mme Hautemare, la renvoya au village, qu’il y avait quelque chose de bien extraordinaire. La dévote Mme Hautemare ne lui laissait jamais faire vingt pas toute seule.

Sa première pensée, comme il était naturel, fut d’entendre ce que sa tante voulait lui cacher ; il suffisait pour cela de faire un détour et de revenir se cacher dans la digue de terre couverte d’arbres qui dominait le lavoir public. Mais Lamiel pensa qu’elle allait entendre des injures et des gros mots, choses qu’elle avait en horreur.

Une idée bien plus séduisante lui apparut.

— En courant bien fort, se dit-elle, je puis aller jusqu’au champ de la danse, où je n’ai pu entrer qu’une fois en ma vie, et être de retour à la maison avant le retour de ma tante.

Carville ne consistait presque qu’en une rue fort large avec une place au milieu. À l’extrémité opposée du pont sur le Houblon, c’est-à-dire du côté de Paris, se trouvait la jolie église gothique du pays ; au delà était le cimetière, puis au delà encore trois grands tilleuls sous lesquels on dansait le dimanche, au grand déplaisir du curé Du Saillard. On profanait, disait-il, la cendre des morts, et le prétexte était que les tilleuls n’étaient pas à plus de quarante pas du cimetière.

La chaumière que la commune passait à M. Hautemare comme maître d’école, donnait sur la rue, presque vis-à-vis le cimetière, et de là on pouvait apercevoir la promenade des tilleuls et entendre le violon de la danse.

Lamiel prit en courant un ancien chemin qui du lavoir, conduisait à la route de Paris, en dehors de Carville.

Ce chemin la conduisait aux tilleuls, dont elle voyait de loin la cime touffue s’élever par-dessus les maisons, et cette vue lui faisait battre le cœur. Je vais les voir de près, se disait-elle, ces arbres si beaux ! Ces fameux tilleuls la faisaient pleurer le dimanche puis elle songeait à eux tout le reste de la semaine.

Lamiel pensa que, si elle ne passait pas par le village, elle ne courrait pas le risque d’être dénoncée à sa tante par certaines dévotes qui habitaient à côté de la maisonnette du maître d’école.

Tout en courant le long de l’ancien chemin hors du village, Lamiel fit la fâcheuse rencontre de quatre ou cinq vieilles femmes du village, portant des paniers remplis de sabots.

Autrefois Mme Hautemare était aussi pauvre que ces femmes, et se livrait aux mêmes travaux pour gagner sa vie, la protection de M. le curé Du Saillard avait tout changé. Ces femmes, qui marchaient nu-pieds, portant leurs sabots sur la tête, s’aperçurent bien que Lamiel était vêtue avec beaucoup plus de soin qu’à l’ordinaire ; apparemment sa tante Hautemare l’avait menée au château, chez Mme la duchesse.

— Hé ! hé ! te voilà bien fière parce que tu viens du château, dit l’une.

— Je ne sais ce qui me tient, s’écria une seconde ; nous allons t’ôter tes beaux souliers ; pourquoi ne marcherais-tu pas nu-pieds comme nous ?

Lamiel ne perdit point courage, elle monta dans le champ à droite du chemin et qui le dominait de plusieurs pieds ; de là elle rendit injures pour injures à ses ennemies.

— Vous voulez me voler mes beaux souliers parce que vous êtes cinq ; mais si vous me volez, le brigadier de gendarmerie, qui est ami de mon oncle, vous mettra en prison.

— Veux-tu bien te taire, petit serpent, fille du diable !

À ce mot, les cinq femmes se mirent à crier à tue-tête toutes ensemble : Fille du diable ! fille du diable !

— Tant mieux, répondait Lamiel, si je suis fille du diable ; je ne serai jamais laide et grognon comme vous ; le diable mon père saura me maintenir en gaieté.

À force d’économies, la tante et l’oncle de Lamiel étaient parvenus à réunir un capital rapportant dix-huit cents livres de rente. Ils étaient donc fort heureux, mais l’ennui tuait Lamiel, leur jolie nièce. Les esprits sont précoces en Normandie, quoique à peine âgée de douze ans, elle était déjà susceptible d’ennui, et l’ennui, à cet âge, quand il ne tient pas à la souffrance physique, annonce la présence de l’âme. Mme Hautemare trouvait du péché à la moindre distraction, le dimanche, par exemple, non seulement il ne fallait pas aller voir la danse sous les grands tilleuls au bout du cimetière, mais même il ne fallait pas s’asseoir devant la porte de la chaumière que la commune passait au marguillier, car de là on entendait le violon, et l’on pouvait apercevoir un coin de cette danse maudite qui rendait jaune le teint de M. le curé. Lamiel pleurait d’ennui, pour la calmer, la bonne tante Hautemare lui donnait des confitures, et la petite, qui était friande, ne pouvait la prendre en déplaisance. De son côté, le maître d’école Hautemare, fort scrupuleux sur ce devoir, la forçait à lire une heure le matin et une heure le soir.

— Si la commune me paye, se disait-il, pour enseigner à lire à tous les enfants généralement quelconques, à plus forte raison dois-je enseigner à lire à ma propre nièce, puisque, après Dieu, je suis la cause de sa venue en cette commune.

Cette lecture continuelle était un des supplices de la petite fille, mais quand le bon maître d’école la voyait pleurer, il lui donnait quelque monnaie pour la consoler. Malgré cet argent, bien vite échangé contre de petits bonshommes de pain d’épices, Lamiel abhorrait la lecture.

Un jour de dimanche, que l’on ne pouvait pas filer et que sa tante lui défendait de regarder par la porte ouverte, de peur qu’elle n’aperçût dans le lointain quelque coiffe sautant en cadence, Lamiel trouva sur l’étagère de livres l’Histoire des quatre fils Aymon. La gravure sur bois la charma, puis, pour la mieux comprendre, elle jeta les yeux, quoique avec dégoût, sur la première page du livre. Cette page l’amusa, elle oublia qu’il lui était défendu d’aller voir la danse, bientôt elle ne put plus penser qu’aux quatre fils Aymon… Ce livre, confisqué par Hautemare à un écolier libertin, fit des ravages incroyables dans l’âme de la petite fille. Lamiel pensa à ces grands personnages et à leur cheval toute la soirée et puis toute la nuit. Quoique fort innocente, elle pensait que ce serait bien autre chose de se promener dans le cimetière, tout à côté de la danse, en donnant le bras à un des quatre fils Aymon, au lieu d’être retenue et empêchée de sauter par le bras tremblant de son vieil oncle. Elle lut presque tous les livres du maître d’école avec un plaisir fou, quoique n’y comprenant pas grand chose ; mais elle jouissait des imaginations qu’ils lui donnaient. Elle dévora, par exemple, à cause des amours de Didon, une vieille traduction en vers de l’Énéide de Virgile, vieux bouquin relié en parchemin et daté de l’an 1620. Il suffisait d’un récit quelconque pour l’amuser. Quand elle eut parcouru et cherché à comprendre tous ceux des livres du maître d’école qui n’étaient pas en latin, elle porta les plus vieux et les plus laids chez l’épicier du village, qui lui donna en échange une demi-livre de raisins de Corinthe et l’histoire du Grand Mandrin puis celle de Monsieur Cartouche.

Nous avouerons avec peine que ces histoires ne sont point écrites dans cette tendance hautement morale et vertueuse que notre siècle moral place en toutes choses. On voit bien que l’Académie française et les prix Montyon n’ont point encore passé par cette littérature-là ; aussi n’est-elle pas ennuyeuse. Bientôt Lamiel ne pensa plus qu’à monsieur Mandrin, à monsieur Cartouche et aux autres héros que ces petits livres lui apprenaient à connaître. Leur fin, qui arrivait toujours en lieu élevé et en présence de nombreux spectateurs, lui semblait noble ; le livre ne vantait-il pas leur courage et leur énergie ? Un soir, à souper, Lamiel eut l’imprudence de parler de ces grands hommes à son oncle ; d’horreur, il fit le signe de la croix.

— Apprenez, Lamiel, s’écria-t-il, qu’il n’y a de grands hommes que les saints.

— Qui a pu vous donner ces idées terribles ? s’écria Mme Hautemare.

Et, pendant tout le souper, le bonhomme et sa femme ne s’entretinrent en présence de leur nièce que de l’étrange discours qu’elle venait de leur tenir. À la prière que l’on fit en commun, après le souper, le maître d’école eut le soin d’ajouter un Pater pour demander au ciel qu’il préservât sa nièce de penser à Mandrin et à Cartouche, et surtout d’y penser avec des sentiments si visiblement criminels.