Lamiel (ed. Martineau)/Notes et ébauches

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 285-331).

NOTES ET ÉBAUCHES


On a groupé sous cette rubrique non point la totalité des plans, essais et fragments inachevés que Stendhal multiplia lorsqu’il travaillait à Lamiel, mais à peu près tout ce qui, non utilisé pour la version du roman qu’il m’a fallu choisir, présente un caractère d’ensemble et aide à bien comprendre les différentes directions suivies par Beyle et peut nous éclairer utilement sur sa méthode de travail.

n. d. l. é.

PLAN[1]


25 novembre 1830.


Lintérêt arrivera avec le véritable amour.

Valbayre rouvre la porte un instant après que l’amant de Lamiel vient de sortir ; elle se cache pour lui faire une plaisanterie et voir ce qu’il vient faire ; elle voit Valbayre qui jette un coup d’œil et se met sans délai à ouvrir un secrétaire. Lamiel se présente à lui, il saute sur elle avec un couteau ouvert à la main, il la prend par les cheveux pour lui percer la poitrine ; dans l’effort fait, le mouchoir de Lamiel se dérange, il lui voit le sein.

— Ma foi, c’est dommage, s’écrie-t-il. Il lui baise le sein, puis lâche les cheveux.

— Dénonce-moi, et fais-moi prendre, si tu veux, lui dit-il.

Il la séduit ainsi. Voilà du caractère ! Elle ne se dit pas cela, elle le voit et en subit les conséquences.

— Qui êtes-vous ?

— Je fais la guerre à la société qui me fait la guerre. Je lis Corneille et Molière. J’ai trop d’éducation pour travailler de mes mains et gagner trois francs pour dix heures de travail.

Quoique traqué par toutes les polices, et avec acharnement personnel, à cause des plaisanteries qu’il leur adresse, Valbayre la mène fièrement au spectacle ; cette audace la rend folle d’amour.

 

Elle voyait le maître de danse, jeune, danser à l’Opéra, et si réellement épris ; elle se donna à lui.

— Est-il donc possible que cet amour si vanté soit si insignifiant pour moi ? se dit Lamiel.

C’est pendant qu’elle vit avec lui que Valbayre saute dans sa chambre par la fenêtre ou entre par la porte.

Enfin, elle connaît l’amour. Elle prend la fuite, vit avec Valbayre et l’aide dans un crime après une discussion.

« La société est injuste envers moi, je lui fais la guerre, dit Valbayre. N’ai-je pas plus d’esprit que le duc de B. ».

Valbayre est emprisonné, elle court des dangers. La bonne Mme Le Grand la cache dans une pension de jeunes demoiselles où elle entre comme sous-maîtresse ; elle y trouve Sansfin aide-médecin. Il veut se donner un titre auprès du duc de Miossens qui songe à elle parce qu’il est piqué de sa disparition (mais il est incapable d’amour et de passion). Sansfin lui dit qu’il croit avoir des données pour retrouver Lamiel ; il s’agirait de dépenser cinquante louis ; il [en] soutire cent au duc. Le duc la revoit, elle s’ennuyait à la pension, elle accepte de se remettre avec lui. Mais, sans convenir qu’elle est brisée d’une infidélité à Valbayre, elle est toujours éperdument amoureuse de Valbayre. Les grâces apprises et la bonne éducation du duc luttent contre l’énergie et le génie inventeur de Valbayre. Horrible misère de celui-ci contrastant avec l’immense fortune du duc. À cette époque, Lamiel a assez de connaissance du monde pour juger bien des choses de la vie, aidée surtout de la fidèle amitié de Mme Le Grand. Lamiel est d’humeur sombre, le duc la trouve de beaucoup meilleur ton.

Il est grandement question de marier le duc ; grandes indécisions de celui-ci. Il fait attendre pour la signature du contrat.

Sansfin dit à Lamiel : « Vous êtes une nigaude de donner la main à ce mariage, le duc est tellement indécis que vous auriez pu empêcher ce mariage et l’épouser. »

— Moi, être infidèle à Valbayre ! s’écrie Lamiel.

Lamiel a la fantaisie de voir la duchesse de Miossens dans son intérieur ; profond ennui de cette maison qui plaît à Lamiel qui est sombre.

La duchesse va tellement découverte au bal, par esprit de contradiction contre la marquise, qu’elle prend une maladie de poitrine.

— C’est une personne confisquée, lui dit Sansfin, si vous êtes sage et suivez mes conseils à la lettre, vous lui succéderez.

On ne met pas en doute le consentement du duc, Lamiel lui est devenue nécessaire. Lamiel pourrait avoir beaucoup d’argent et être utile à Valbayre.

Sansfin arrange la reconnaissance de Lamiel par un vieux libertin de l’école de Laclos, sans principes et sans un sou, M. le marquis d’Orpierre, né dans la haute Provence, vers Forcalquier.

Valbayre paraît devant la Cour d’assises ; il pouvait être condamné à mort, il n’est condamné qu’aux galères perpétuelles.

Valbayre fait ordonner à Lamiel par un forçat libéré d’aider une troupe de voleurs, ses amis, à voler le duc. On espère cinquante mille francs de cette affaire. Horribles combats. Lamiel résiste.

La duchesse meurt ; Sansfin marie le duc avec Lamiel et recoit une grosse somme, sa vanité fait souffrir.

…Le duc et la duchesse vont à Forcalquier. Le marquis d’Orpierre a reconnu une fille naturelle inconnue à tous ses amis. Le duc et la duchesse vont à Toulon, elle voit Valbayre enchaîné. Trois jours après la duchesse quitte son mari, en emportant tout ce qu’il lui a donné. Elle donne à Valbayre la preuve d’amour de s’allier avec ses amis.

Valbayre achète fort cher des papiers d’un gentilhomme allemand (il est de Strasbourg et parle allemand), il revient à Paris,… trois assassinats au hasard (comme Lacenaire) est condamné… réponse froide de Lamiel.

Elle incendie le Palais de Justice pour venger Valbayre ; on trouve des ossements à demi-calcinés dans les débris de l’incendie, — ce sont ceux de Lamiel.

 

Sous le règne du comte d’Aubigné elle devient libertine pour chercher le plaisir et pour se dépiquer, lorsqu’elle s’aperçoit que le comte joue toujours la comédie. Par vanité naissante chez elle, elle veut se venger de la profonde indifférence du comte. « Que diable croit-il et est-il au fond du cœur, se demande-t-elle ? »

Sachant qu’il va à un dîner de la Tour de Nesles, où se trouve toute la bonne compagnie de l’Opéra, et ces demoiselles, et qu’après les avoir reconduites chez elles, on va au bordel, elle prend un masque de velours noir comme on en portait au xviie siècle et va se mêler aux filles de joie. Arrive le comte, on étend des matelas à terre, ces messieurs sont assis tout autour, ils blaguent ; d’Aubigné se met à parler d’elle, elle se démasque ; le comte, si audacieux en apparence, si fier de sa supériorité en tout, reste stupéfait.


NOTES SUR LES PERSONNAGES[2]


Le dégoût profond pour la pusillanimité fait le caractère d’Amiel.

Amiel, grande, bien faite, un peu maigre avec de belles couleurs, fort jolie, bien vêtue comme une riche bourgeoise de campagne, marchait trop vite dans les rues, enjambait les ruisseaux, sautait sur les trottoirs. Le secret de tant d’inconvenances, c’est qu’elle songeait trop au lieu où elle allait et où elle avait envie d’arriver, et pas assez aux gens qui pouvaient la regarder. Elle portait autant de passion dans l’achat d’une commode de noyer pour mettre ses robes à couvert de la poussière dans sa petite chambre, que dans l’affaire qui aurait pu avoir une influence sur sa vie entière, autant de passion et peut-être davantage. Car c’était toujours par fantaisie, par caprice, et jamais par raison, qu’elle faisait attention aux choses et qu’elle y attachait du prix.

Sa vie désordonnée se passait à marcher rapidement à un but qu’elle brûlait d’atteindre ou à se délecter dans une orgie. Alors même elle employait son imagination brûlante à pousser l’orgie à des excès incroyables et toujours dangereux, car, pour elle, là où il n’y avait pas de danger, il n’y avait pas de plaisir, et c’est ce qui la préserva dans le cours de sa vie non pas des sociétés criminelles, mais des sociétés abjectes : elle effrayait les âmes privées de courage.

Du reste, sa hardiesse dans l’orgie avait deux caractères différents : la société avait-elle peu d’argent ? Il fallait faire avec ce peu d’argent tout ce qui était humainement possible, tout ce qui serait drôle à raconter huit jours après, et vous remarquerez que les petites escroqueries commises à droite et à gauche sur les benêts, que leur mauvaise étoile jetait dans le voisinage de l’orgie, n’en gâtaient pas le récit ; au contraire elles l’embellissaient. La société avait-elle beaucoup d’argent ? C’était alors qu’il fallait faire des choses vraiment mémorables et dignes dans les âges futurs de figurer dans l’histoire de quelque nouveau Mandrin.

Comme on voit, s’amuser était chose étrangère au caractère d’Amiel, elle était trop passionnée pour cela ; passer doucement et agréablement le temps était chose presque impossible pour ce caractère, elle ne pouvait s’amuser dans le sens vulgaire du mot que lorsqu’elle était malade.

Par une suite naturelle, bizarre, de l’admiration qu’elle avait eue pour M. Mandrin, il lui semblait petit et ridicule d’amuser les gens par son esprit. Elle eût pu de cette façon briller autant que bien d’autres, mais ce genre de succès lui semblait fait uniquement pour des êtres faibles ; suivant elle, une âme de quelque valeur devait agir et non parler.

Si elle se servait de son esprit, c’était assez rarement et uniquement pour se moquer, et même avec quelque dureté, de ce qui était établi dans le monde comme vertu ; elle se souvenait de tous les sermons qui autrefois l’avaient ennuyée chez les Hautemare. Un paysan normand est vertueux, disait-elle, parce qu’il assiste à complies et non pas parce qu’il ne vole point les pommes du voisin.

Les père et mère d’Amiel sont morts depuis longtemps ; son oncle Hautemare, le bedeau, décide qu’elle ira au pays pour cette succession, mais comme depuis la répression des Chouans et la fusillade de Charette, il a une peur horrible du gouvernement, il fait prendre un passeport bien en règle pour L’Amiel.

L’Amiel a deux, trois, quatre amants successifs ; revue des principaux caractères de jeunes gens de l’époque. Intérêt comme dans les contes ; chaque amour dure trois mois, puis regret pendant six mois, puis un autre amour.

Horrible injustice de l’oncle Hautemare envers le pauvre jeune homme qui tient une petite pension dans le village pour le punir d’avoir dit que ce grand corps nu plus grand que nature et peint en couleur de chair que l’on voit cloué à l’entrée de tous les villages de Normandie me fait horreur.

Sansfin est chirurgien à Langanerie, esprit très vif mais sans nulle profondeur, il ne devine rien par imagination, mais sent avec finesse, analyse tout ce qui existe et tout ce qu’il éprouve ainsi qu’un homme couché dans un mauvais lit d’auberge en sent tous les noyaux de pêche.

1o La haine de Sansfin fait souffrir sa vanité.

2o La vanité fait souffrir la haine.

Le but de Sansfin est de lier L’Amiel avec le duc, être aussi faible qu’il est aimable, et plus tard de porter celui-ci à épouser L’Amiel, au moins de la main gauche.

L’Amiel, parfaitement indifférente à la richesse se rit des projets de Sansfin et peut-être les lui eût laissé amener à bien, mais elle voit Pintard, le voleur énergique, l’homme qui tue. L’Amiel agit ainsi par véritable amour ou simplement par l’effet d’un caprice violent réveillé par l’énergie véritable qu’elle découvre dans Pintard. Ce qui lui plaît dans cet homme fort laid, c’est qu’il ne s’efforce pas dans les moments de repos, sûr qu’il est de se trouver au moment de l’action ; cette particularité est un des traits les plus frappants du caractère de L’Amiel.

Sansfin se dit : L’Amiel une fois femme du duc, je possède un centre d’action à moi, un salon que l’on peut avouer et même un salon noble. Avec mon esprit, c’est la chose qui me manque. Comme Archimède, une fois ayant ce point d’appui, je puis soulever le monde ; en peu d’années je puis me faire un grand homme comme M. V. Hugo, connu du gros marchand de Nantes. Je me sens le génie de remuer ces Français ; une fois revêtu de grandes dignités, leur vanité, satisfaite d’avoir des rapports avec moi, n’aperçoit plus ma bosse.

Le duc de Miossens, charmant de tous points, mais sans caractère, songe d’abord L’Amiel comme facile.

C’est un grand jeune homme fort mince qui a les mouvements les plus nobles, un peu lents.

Il a le cou long, la tête petite, le front très noble, un petit nez pointu fort spirituel, une bouche bien dessinée mais impassible, les lèvres fort minces, le menton un peu trop grand. Ses cheveux sont du plus beau blond, mais sa petite moustache est jaune ainsi que ses favoris qu’il porte peu étendus et qui ne sont pas assez fournis.

Au total c’est une tête parfaitement noble, et belle dans un salon du faubourg Saint-Germain, toute sa personne est d’une grande distinction, il est grand et un peu trop maigre. Sa manière de se vêtir a l’air fort simple, ce n’est qu’en voyant l’air commun des jeunes gens qui l’entourent que l’on s’aperçoit qu’il est inimitable. Il parle volontiers de ses chiens qu’il adore et de ses chevaux, mais en cela il n’est nullement affecté, tout simplement il parle de ce qui l’occupe.

Il s’ennuie dès qu’il est seul, mais ce qui rend sa vie assez difficile c’est qu’il ne peut souffrir la conversation des gens communs, il a également en horreur la conversation qu’il prévoit d’avance.

Lamiel.

Elle est un peu trop grande et trop maigre ; je l’ai vue de la Bastille à la porte Saint-Denis et dans le bateau à vapeur de Honfleur au Havre ; sa tête est la perfection de la beauté normande : front superbe et élevé, cheveux d’un blond cendré, un petit nez admirable et parfait, yeux bleus pas assez grands, menton maigre, mais un peu trop long ; la figure forme un ovale parfait et l’on ne peut y blâmer que la bouche qui a un peu la forme et les coins abaissés de la bouche d’un brochet.


Sansfin
6 mars 1841

Dominique aura-t-il assez d’esprit pour avilir comme il faut Sansfin ?

Comme Dq. n’a que la bravoure et la vertu (être utile à son propre péril), ainsi je ne laisserai à Sansfin que le talent de M. Prévôt[3].

Comme de la moindre nuance de style dépend le comique, faire un plan serait oiseux ; il faut faire ceci petit morceau par petit morceau ; à chaque instant, Dominique peut se laisser aller au talent de peindre (avec grâce même, je l’admets) des sentiments ou des paysages ; mais faire cela, c’est se tromper soi-même, c’est être aussi bête qu’un allemand ; le rire n’est pas né.

Sansfin a le talent de Prévôt pour tout avantage ; l’horreur de rouler sa bosse le porte à agir.

Il débute par la chute aux yeux des lavandières, puis son tempérament de satyre, son tempérament furieux le porte à tenter d’avoir Lamiel.

Il corrompt Lamiel, qui se fait avoir pour un écu (je suis fâché que, depuis que cette idée est écrite, Léo de M. de la Touche m’ait volé cette idée ; ce n’est pas ma faute, il me restera peut-être le coloris normand du fin paysan qui gagne cet écu ; je n’ai vu de Léo que l’extrait malveillant par M. de Balzac).

La vanité, la seule passion de Sansfin, la vanité irritable et irritée le porte à montrer à Lamiel qu’il peut séduire la duchesse (modèle : la piccola Maja).

Sansfin met Lamiel aux écoutes, la duchesse l’accable d’outrages.

Ce n’est pas arranger ces outrages qui m’embarrasse, c’est de savoir s’ils produisent un effet suffisamment comique.

Sansfin doit être attrapé en tout et ne se décourager jamais. (Modèles : Pot de vin blanc et princesse Altima Az.) Il devient le sénateur comte Malin.

Modèle for me (pour moi), le Sr Cl. de Riz, qui disait de Mme Nordo, on tirerait plutôt du sang de ce fauteuil que de la sensibilité de cette femme.


LAMIEL[4]

Le jeune descendant de la longue race de notaires dont le récit précède remarqua à la visite de l’année suivante que le grand vic[aire] Du Saillard, dont les gourmands, qui venaient dîner chez la duchesse de Miossens, admiraient la profondeur digne de Tacite, était devenu profondément jaloux de Sansfin. Bien entendu qu’il faut entendre ce mot dans le sens le plus honnête et tel qu’il peut convenir à la personne la plus vertueuse…

Mme de Miossens, malgré ses trente ans passés, avait trop d’orgueil pour n’être pas d’une irréprochable vertu. Mais à l’exception des généalogies dispersées par les familles de la France et d’Espagne dont elle possédait une connaissance approfondie non moins que détaillée et de force à faire honte aux prétendus savants les plus sérieux de l’Académie des Inscriptions, elle ne savait rien au monde.

Elle s’ennuyait souvent, les livres étaient pour elle inintelligibles ou révolution. Le ciel lui avait donné un esprit sec et stérile. Elle dépensait quarante mille francs par an pour des dîners, mais au delà du soin de se procurer des primeurs et de faire verser des vins fins, elle n’avait d’invention pour rien.

À peine la maladie de sa petite favorite Lamiel avait duré un mois et c’était par intérêt pour cette petite paysanne…

Il faut savoir que la liaison de la duchesse de Miossens et du plus célèbre médecin de la Basse-Normandie s’était faite de cette façon.

Comme toutes les femmes trop riches et par l’excès des richesses conduite à la privation des difficultés et à l’ennui, Mme de Miossens avait une favorite. Lamiel était une jeune paysanne de quinze ans alors qui, par sa mine éveillée et par ses réponses hardies, deux ans auparavant, quand elle en avait treize, avait attiré l’attention de la duchesse.

Lamiel tomba malade. Mme de Miossens était brouillée avec les médecins en réputation à Rouen, et un médecin de Paris vint avec empressement la première fois qu’il fut appelé croyant que la duchesse était malade. Quand il vit qu’il ne s’agissait que d’une sorte de femme de chambre, il montra beaucoup de froideur. La maladie de la jeune poitrinaire ne cédant point aux prescriptions de l’art salutaire, il fallut bien appeler le docteur Sansfin malgré son affreuse réputation de jacobinisme. Sansfin ne savait pas ce qu’il croyait. Il voulait parler beaucoup et bien parler. Il était outré contre la nature qui l’avait rendu porteur d’une bosse énorme et il se figurait avec [ou] sans raison qu’à force de bien parler il ferait oublier sa bosse. Il n’était content d’une visite que lorsqu’il avait tenu le dé et, son état l’obligeant à faire continuellement des visites, se faire écouter et admirer du petit marchand comme du noble propriétaire était devenu une habitude chez ce bossu, qui, du reste, avait une belle tête, une barbe blonde, une jolie figure et un teint animé des plus riches couleurs. Cette figure qui eût été belle si elle se fût présentée seule, jointe à une fort bonne santé et à une grande propension à dépenser avec facilité un argent gagné de même, en avait fait un homme à bonnes fortunes.

Sansfin avait ce qui fait les grands succès. Ne pas réussir ne lui faisait nulle vergogne et son amour propre était tel qu’il ne gardait aucun souvenir des irréussites. Du reste, bien différent du grand, vicaire, homme sans profondeur, sans plan de conduite, la moindre piqûre d’amour-propre le poussait, la plus petite jouissance d’amour-propre l’attachait en apparence à un parti et l’habitude de son métier qui dans les premières années lui avait été strictement nécessaire pour vivre, lui avait donné l’habitude de remuer et d’agir sans cesse. Dès qu’il n’agissait pas, dès qu’il ne remuait pas, dès qu’il ne tenait pas le dé dans un salon bien peuplé, il se figurait que l’on pensait à sa bosse et il y songeait lui-même.

À peine la maladie de la jeune Lamiel avait-elle duré un mois, que la belle Mme de Miossens était accoutumée à la figure du docteur Sansfin, à la nécessité où il était de parler toujours, aux figures brusques et aux ellipses hardies de son style. Le bossu était devenu amusant pour elle ; elle en était venue au point de lui passer ses insolences, car elle appelait ainsi certaines vérités simples et qui passent pour évidentes partout ailleurs que dans le château d’une duchesse.

Deux ou trois fois Sansfin, dont l’amour-propre était à la fois implacable et fort chatouilleux, avait passé quarante-huit heures sans venir au château parce que la duchesse de Miossens lui avait fait une scène à propos de quelque lieu commun dit par lui sans songer à mal. Or Mme de Miossens s’était brouillée dès longtemps avec les médecins de Rouen. Toutes les fois que Sansfin piqué avait prétendu être occupé, la duchesse avait été obligée d’envoyer chercher son médecin de Paris. Ce médecin savant était rempli d’amour-propre et se fût cru déshonoré de chercher à être amusant, il affectait le ton d’oracle, le ton d’un homme qui parle d’une chose d’un aussi grave intérêt que la vie d’un être humain. Ce ton que ce médecin n’avait adopté que depuis que ses recettes avaient atteint cent mille francs par an avait paru assommant à la duchesse.

Après ses jours d’humeur, elle avait conclu en discutant avec Mlle Lambert, sa femme de chambre favorite et en couvrant Sansfin des épithètes les plus humiliantes, avilissantes, qu’il fallait ménager le petit bossu jacobin.

L’imprudence sans bornes et la vanité infinie de Sansfin quand il apprend d’une sous-femme de chambre qui faisait le [5] Mlle Lambert, et il apprit de la langue bien pendue de Mlle Janvial, la sous-femme de chambre, tout ce que Madame avait dit sur son compte.

Sansfin qui accablé dans sa petite jeunesse par les outrages du monde, ne brillait pas par la délicatesse, fit prendre à la jeune Lamiel des drogues qui devaient donner à sa légère maladie une apparence plus grave, puis dit à Mlle Lambert que des malades auxquels il devait en conscience prendre un fort grand intérêt l’obligeraient à passer deux ou trois jours sans monter au château. Il disait monter parce que le château est situé sur un monticule en face de la mer à un quart de lieue de Carville et une lieue et demie de la mer qui placée sur la droite du Mont Saint-Michel semble déposée par les dernières révolutions du globe, de façon à produire une des plus belles vues de France.

Cette vue avait produit une des premières escarmouches entre le caractère de Sansfin qui consistait à briller dans la conversation et les préjugés qui tenaient lieu de caractère à Mme de Miossens. Le médecin arriva par hasard à dire (Sansfin était obligé à cause de la Providence à gâter ses idées par le ton pédant), il disait donc :

« Le fléchissement des Cordillières fit affluer la mer sur l’Europe et sur notre Normandie, et l’une des plus heureuses révolutions du monde nous dota de cette admirable vue du Mont Saint-Michel.

— Resterait à savoir encore, Docteur, si un homme qui se respecte peut se permettre de dire, même en parlant de paysage, ces mots étonnés de se trouver ensemble : une heureuse révolution.

— Permettez-moi, Madame la Duchesse, d’aimer à joindre le mot heureux à celui de Révolution. Les choses arrivées pendant la Révolution en France ont donné à une grande et riche province la bonne habitude de m’appeler un grand médecin. Ce n’est pas moi qui ai besoin des gens riches et quand une belle duchesse veut me voir, il faut qu’elle m’envoie chercher. » En prononçant ces mots avec beaucoup de grâce, Sansfin fit une profonde révérence et un instant après on entendit au bas du château de Carville le galop de ses deux fameux chevaux pommelés.

CHAPITRE[6]

Un jour qu’à peine au sortir de table Mme de Miossens était montée en voiture pour aller faire une visite à quatre lieues de chez elle et qu’elle avait prié le docteur (c’est ainsi qu’elle appelait Sansfin) de faire les honneurs du café et des liqueurs à ses amis et voisins, suivant la coutume de la province et surtout de la Basse-Normandie, les amis et les voisins se mirent bien vite à médire de la personne absente. Le chevalier de Sainte-Foy trouvant la duchesse impossible à définir :

— Quant à moi, s’écria Sansfin, je ne trouve rien de si facile pour définir Mme la Duchesse. Pour peindre ce caractère il suffit de dire ce que j’ai jugé à propos de faire pour me faire bien venir de cette noble dame aussi supérieure par son esprit qu’elle l’est par sa naissance et par sa fortune, j’ai tout bonnement admis dans toutes les occasions comme une vérité démontrée et au-dessus de toute discussion que le fils d’un riche agriculteur, qu’un médecin homme de mérite, moi enfin, Messieurs, peut compter comme est un être d’une nature [autre] qu’un manant ou un Phœbus d’Albret, duc de Miossens.

Une fois que Mme la Duchesse a été bien convaincue de ma croyance ferme et inébranlable à cette grande vérité, elle a été pour moi la plus naturelle, la plus polie, et j’oserai presque dire la plus simple des femmes.

— Elle, la plus simple des femmes, la plus naturelle, la plus polie, docteur, s’écria le chevalier de Sainte-Foy. Dites donc le contraire de tout cela, la plus hautaine, la plus politique, passant quinze jours de suite à amener une circonstance de société, un dîner, une visite qui lui permette de placer une bonne malhonnêteté.

— Tout cela est très exact, mais tout cela, Monsieur le Chevalier, prouve mon dire. Vous n’avez pas voulu et peut-être avec raison admettre que vous êtes d’une autre race, d’une autre espèce que Mme la Duchesse. Vous n’avez pas voulu être fils d’un agriculteur et médecin de [7]. Laissez-moi en ma qualité de médecin vous raconter l’histoire d’une blessure grave que sans doute vous connaissez peut-être. Le fameux La Peyronie, le [8] de mon maître Félie en sa qualité de chirurgien du Roi, pour la blessure du malheureux dont il s’agit, [9] aux gardes du corps de Louis XV, qui à la chasse à Rambouillet où il escortait le Roi, se laissa tomber de cheval d’une façon si malheureuse, que la calèche du Roi lancée au grand galop des chevaux, lui passa sur les cuisses et les broya.

[Ici un blanc dans le manuscrit, mais deux petits feuillets biffés sont épinglés à cet endroit, et on y peut lire :]

« De B., écuyer du roi Louis XVI qui racontait au retour d’une chasse à Compiègne qu’un garde du corps de [10] étant tombé sous les roues du carrosse du roi avait eu les deux cuisses broyées.

— Par bonheur, disait-il, j’avais un petit flacon rempli d’eau-de-vie.

— Vous l’avez donné au pauvre blessé ?

— Pas du tout, répondit-il étonné, je me suis hâté de l’avaler, ce qui m’a un peu remis de ce triste spectacle. »

Mme de Miossens ne concevait pas qu’un duc pût en agir autrement. Offrir le flacon d’eau-de-vie à un garde du corps qui peut-être était plébéien lui eût semblé une sorte de crime d’état, une atteinte portée à la monarchie.

[Le manuscrit reprend ici :]

L’anecdote de Sansfin était vraie et il avait raison en tout ; elle n’eut aucun succès auprès du chevalier de Sainte-Foy, de la vicomtesse de *** et de *** et de la marquise de ***. Celle-ci dit tout bas à la vicomtesse de ***, sa voisine :

— Mais vous ne m’aviez pas dit que ce petit homme contrefait, que le petit médecin était jacobin.

Sansfin savait qu’il parlait bien et même s’en exagérait le mérite, comme il avait l’habitude d’exagérer tous les mérites qui avaient l’honneur de lui appartenir. Pour peu qu’il fût animé par les regards favorables de ceux qui l’écoutaient, il était sujet à s’emporter en parlant, il oubliait tout à la fois pourquoi il parlait, quelles gens l’écoutaient et n’était plus qu’à la chose racontée et au désir de lui faire produire tout l’effet possible.

Ici par exemple il oublia complètement qu’il avait été question d’abord de peindre le caractère de la duchesse de Miossens ou plutôt de donner une idée de l’adresse parfaite au moyen de laquelle lui, pauvre plébéien, fils de paysan, simple médecin de campagne, était parvenu à s’en faire bien recevoir, il ne songea plus qu’à bien peindre la profonde insensibilité des gentilshommes gardes du corps et à bien faire voir jusqu’à quel point un gentilhomme d’avant la Révolution se croyait de bonne foi d’une autre espèce qu’un soldat plébéien. Il oubliait net que la noblesse riche de 1829 prétendait continuer extrêmement et absolument la noblesse de la Cour de Louis XV, seulement momentanément obscurcie et lésée dans son éclat et dans ses droits par les [11] de la terre et les insolents partisans de Napoléon Bonaparte.

Sansfin songeait à rien moins que ses propos peu mesurés pouvaient briser tout à coup sa liaison avec la duchesse de Miossens et avec toutes les dames nobles qui habitaient les châteaux qui, à six lieues à la ronde environnaient celui de Carville. Or il aimait deux choses presque également : admirer de près les beaux bras et les belles épaules de ces dames et les saluer devant les paysans et d’un air d’intimité quand ses chevaux rencontraient les leurs.

Dans ses paroxysmes d’éloquence, Sansfin, enivré de ses paroles, aurait attaché bien peu d’importance à la double imprudence qu’il venait de commettre, il aurait répondu à tous les reproches d’impolitesse par ce seul mot : un médecin tel que moi[12] ! Que j’aie la hardiesse d’aller m’établir à Paris… les journalistes qui distribuent de la réputation aux médecins, que j’aie la bassesse d’être dans les consultations de l’avis de sept à huit médecins à la mode dont j’aurai résolu de faire la conquête, en trois ans, j’acquiers à Paris la réputation et le rang dont je jouis en Normandie. À Paris je fatiguerai chaque jour les trois mêmes chevaux que je… sur les deux ici ; allant au lit sans pouvoir visiter… des malades qui sollicitent à ma porte. À Paris avec la même peine que je me donne ici je gagnerai dix fois plus. Il faut que réellement je sois un imbécile, un homme sans résolutions pour laisser… ma réputation au milieu des femmes de la Normandie. Je sais comme un autre que l’on ne fait point de réputation à Paris quand on y arrive après trente ans. Mais la chasse m’attache à la Normandie, mal fait de poitrine comme je suis, ce n’est pas d’argent, c’est d’un exercice violent que j’ai besoin pour vivre.

Dans ces moments d’exaltation et d’éloquence, c’était en ces termes que Sansfin parlait de sa bosse, mais il serait mort de chagrin si quelqu’un en eût parlé devant lui.

Cet entraînement de bavardage qui lui faisait ainsi oublier toute prudence avait un rare avantage, il s’emparait de l’esprit de toutes les femmes dont les yeux n’auraient pu [supporter] pendant un seul mois la vue de la bosse et de la figure singulière du docteur Sansfin.

Fin du cahier

LAMIEL[13]


CHAPITRE I

Vers les dernières années du règne de Charles X, c’est-à-dire en 1828 ou 1829, le docteur Sansfin était un pauvre diable de médecin normand, lequel ne possédait pour tout bien qu’un méchant cheval pour faire son service, deux chiens, et un fusil, car il prétendait être grand chasseur. Pour comble de misère, il était bossu et très honteux de sa bosse, car, outre que le ciel lui avait donné de la vanité pour dix Champenois, il se croyait appelé à être homme à bonnes fortunes. Sansfin exerçait toutes ses prétentions dans un bourg de Normandie assez voisin d’Avranches, nous l’appellerons Carville afin d’en pouvoir médire en toute tranquillité, et sans nous exposer aux réclamations pathétiques de quelque bourgeois qui viendrait nous parler de l’honneur de son père, le tout dans l’espérance de voir son nom imprimé dans quelque journal.

Ce village de Carville était couronné par un beau château à demi-gothique bâti par les Anglais, on avait de là la vue de la mer située à une lieue, et, du côté de terre, une suite de collines couvertes d’arbres. Dans ce château passait dix mois de l’année une grande dame de Paris, Mme la duchesse de Miossens ; elle n’avait guère plus de trente ans ; ses traits avaient de la noblesse, elle pouvait même passer pour belle. Sa fortune était fort considérable, au surplus elle en était maîtresse absolue. Cette duchesse tenait surtout à jouer dans le monde un rôle convenable, elle remplissait donc tous ses devoirs avec scrupule ; mais je puis ajouter un fait bien singulier : jamais, un seul instant dans la vie, elle n’avait cessé d’être sage. On pouvait lui reprocher d’être fière, il faut convenir qu’on l’eût été à moins. Pour la punir de sa fierté, je ferai remarquer qu’elle n’était point aimée de la noblesse des environs. Il faut remarquer que, dans cette partie de la Normandie, on rencontre toutes les trois lieues un château de trente mille livres de rente.

Mme de Miossens était bien au-dessus de ces sortes de châteaux. Ses laquais étaient toujours par voie et par chemin, de la sorte elle faisait venir toutes les primeurs et voulait avoir toutes [14]. Mais aussi elle voulait avoir tout le monde à ses dîners. Elle réussissait à demi. On venait bien manger ses admirables dîners qui souvent revenaient à des prix fous et qui faisaient l’entretien de la province, mais à peine le dîner fini en quittant le château d’Albret [15], ce château la duchesse eût voulu qu’on l’appelât le château de Miossens et non d’Albret. Deux ans auparavant, son mari avait succédé à son père et étant devenu duc, elle avait débaptisé ce château et non sans bonnes raisons valables, mais ce changement de nom elle ne pouvait pas l’obtenir de ses nobles voisins. Son mari ne l’aidait en aucune façon, jamais il ne paraissait en Normandie. Ce mari, pair de France et l’un des plus grands officiers de la Cour de Charles X passait pour être ami de ce prince et ne sortait guère des Tuileries où il passait pour un modèle parfait d’élégance. Il voyait le plus rarement possible sa femme. Il est vrai que c’était elle qui possédait toute la fortune de la maison et qu’elle ne le laissait pas ignorer. Quant à son fils Hector de Miossens il avait douze ans et finissait le rudiment au collège, il venait tous les ans passer quelques mois avec sa mère. Il résultait de ce genre de vie que Mme de Miossens s’ennuyait quelquefois.

Quelques années auparavant, elle s’était prise de passion pour la nièce de M. Hautemare, le bedeau du village, cette petite fille grande, élancée, maigre, à peine âgée de quatorze ans, était toute-puissante au château. Les femmes de chambre essayaient de lutter contre elle, mais même Mlle Lambert qui avait élevé la duchesse ne pouvait soutenir la lutte contre Lamiel, c’était le nom que la duchesse avait inventé pour la petite paysanne.

C’est à propos de la petite Lamiel que la duchesse s’était brouillée avec son médecin de Paris. Ce monsieur avait prétendu être devenu tellement célèbre et tellement connu qu’aucun prix quelque extravagant qu’il fût ne pouvait plus payer son absence pendant trois jours.

Et dans un moment d’humeur la duchesse recevant un troisième billet désolant de cet important médecin avait fait appeler de l’autre bout du village le pauvre diable dont nous avons décrit le pauvre cheval et la taille accidentée au commencement de ce chapitre.

Lamiel passait pour avoir un commencement de maladie de poitrine et la duchesse exigea que Sansfin vînt dix fois par jour. Lorsque, entraîné par un malade nouveau et habitant à deux lieues du château, il songeait de ne pas paraître, la duchesse avait lieu de lui dire avec l’air le plus sec, et d’habitude elle avait l’air sec : « Vous devez paraître ici avec exactitude, Monsieur, car je vous paie autant que qui que ce soit et…[16].

La vanité de Sansfin fut profondément choquée et il délibéra s’il ne devait pas composer une lettre d’excuse pour le lendemain.

Mais les meubles étaient si beaux, mais on voyait tous les gens titrés du pays chez Mme la Duchesse, mais grâce à elle deux jours auparavant pour la première [fois] de sa vie il avait tâté le pouls à une vicomtesse.

[17] du verre d’eau de vie.

CHAPITRE II

Un jour, il y avait un an que ce genre de vie durait, Sansfin était à cheval à dix minutes de Carville sur la route de Paris, il revenait de voir un malade lorsqu’il arrêta son cheval avec un geste de profond étonnement et même d’horreur, il voyait sur la diligence trois drapeaux tricolores. L’un fort grand en avant du cabriolet, l’autre voltigeant sur la rotonde et le troisième petit à la main du conducteur qui placé sur l’impériale avec les voyageurs en blouse l’agitait de moment en moment.

Sansfin fut frappé de terreur à une telle vue et à un tel point que sa vue se trouble. Comme il fréquente le salon de la duchesse de Miossens et qu’il est reçu par les [18] qui vont presque tous au château, il est imbu de leurs opinions tant [19] le mépris pour lui, il se dit : « Voici une révolution qui peut nous faire tous guillotiner. »

Tout à coup il fit sortir son cheval de la route : voyons bien ce que c’est que ces drapeaux tricolores, se dit-il. Ce peut être un coup d’adresse du bon parti comme celui où l’on prit ce brigand de colonel Caron à Colmar.

Mais non, se dit-il, à mesure que la diligence approchait, les gens en blouse qui sont sur la diligence sont de vrais paysans normands, ce ne sont donc point là des gendarmes déguisés comme à Colmar, dame ! c’est qu’il s’agit de la tête à s’y laisser prendre. Les royalistes ne badinent pas et notre grand Vi[caire] M. du Saillard qui au fond serait à la tête de tout le jugement dans cette affaire aurait un vrai plaisir à faire tomber une tête. Je suis si imprudent qu’il voit dans mes yeux que je ne crois que juste autant qu’il le faut tous les contes qu’il fait chez Madame. Il ne faut pas que l’on m’interroge.

Sansfin rentra bien vite chez lui par une rue détournée [20] et alla chez un de ses malades dont la maison avait des fenêtres de derrière donnant sur l’écurie de la diligence. Il se tapit contre l’une de ces fenêtres dont les vitres étaient à demi-bouchées de toiles d’araignées…[21].

LE PIÉTON[22]


Il y avait à Carville un petit jeune homme de dix-huit ans, que sa physionomie doublement normande, tant il était attentif à ses intérêts, avait fait choisir pour piéton du village. Il allait tous les soirs, à neuf heures, chercher les lettres adressées aux gens du pays, à la ville voisine, distante d’une lieue, où les déposait le courrier de Paris. Avant minuit, elles étaient toutes distribuées, jamais il n’y avait d’erreur ; mais avec les demi-sous que le piéton se faisait payer, en trompant des paysans normands, il était parvenu à se donner la toilette d’un monsieur. Il était fort bien venu des demoiselles du pays. On le citait de tous côtés pour sa discrétion à toute épreuve. Pendant longtemps, jamais il n’avait été connu que telle demoiselle recevait des lettres par la poste ; c’était un moyen fort commode d’entretenir une correspondance entre deux jeunes gens de Carville. Le piéton déposait les lettres à la poste de la ville voisine et les rapportait, à Carville, à sa course du lendemain. Une fois cependant, le piéton put être soupçonné d’avoir manqué à sa discrétion, vertu qui lui était si nécessaire ; il se trouva que le docteur Sansfin et lui faisaient la cour à la fille du boulanger, l’une des plus jolies du pays et des plus riches. Le bruit se répandit que le docteur, monté sur son bon cheval aveugle, ayant fait rencontre du piéton, lui avait distribué quelques coups de cravache. Bientôt il fut connu que la belle boulangère, malgré les quatre mille livres de rente que l’opinion publique accordait à son père, s’était décidée en faveur du médecin bossu qui, à la vérité, s’était fait précéder par le don de six napoléons d’or.

C’était ce piéton, fort bien vêtu et renommé à la fois pour son extrême discrétion et pour sa passion encore plus grande pour l’argent, qu’avait choisi Lamiel lorsque sa curiosité avait voulu se former une idée nette de ce que la jeune fille du pays appelait l’amour (sic).

Elle raconta à son ami Sansfin l’extrême hauteur, allant presque jusqu’au ton de l’insulte, qui avait présidé aux négociations qu’elle avait entretenues à ce sujet avec le piéton. Elle lui avait remis un beau napoléon d’or sous la condition que jamais il ne prononcerait son nom ; que, sous quelque prétexte que ce fût, jamais il ne lui adresserait la parole. En revanche, si elle était parfaitement contente de la parfaite indifférence même de son regard, elle laisserait tomber à ses pieds, le 1er janvier de chaque année, la somme de cinq francs.

Comment réussir à peindre la rage profonde qui agitait Sansfin pendant que Lamiel lui donnait tous ces détails avec une froideur parfaite et comme cherchant à se faire louer des précautions inventées par sa prudence ? Il était donc un être tellement sans conséquence, tellement étranger à toute idée d’amour et même de sensualité que l’on pût sans honte se vanter devant lui de tels détails !

Le docteur fit à Lamiel une scène furibonde, mais qu’il eut cependant l’esprit d’abréger. En sortant de la chambre de Lamiel, le hasard voulut qu’il rencontrât dans le couloir intérieur, qui conduisait au salon où la duchesse recevait en ce moment la visite de plusieurs dames du voisinage, le fatal piéton, qui venait d’être le héros des confidences si cruelles de Lamiel. Espérant remettre en mains propres à la duchesse et, peut-être, encore devant des dames, le piéton avait consacré une heure à une toilette qui dépassait de bien loin les soins de la propreté la plus parfaite. S’il eût pu déguiser l’âpreté doublement normande de son œil de renard, il eût pu passer pour un jeune homme de dix-huit ans appartenant à la société de Paris.

— Que faites-vous dans ce couloir qui n’est destiné qu’aux femmes de Mme la duchesse et où les valets de chambre eux-mêmes n’osent jamais se montrer ?

— Je n’ai pas d’avis à recevoir de vous, ces choses-là ne regardent pas un vilain bossu.

Sur la réponse du docteur qui fut outrageante, le piéton saisit la chemise de toile de Hollande de Sansfin, étalée avec une coquetterie parfaite sur sa poitrine, et mit son ennemi hors d’état de paraître devant des dames. Sansfin qui était fort répondit par un coup de poing fort bien appliqué ; le piéton, persistant dans son plan d’attaque, saisit à deux mains la chemise du docteur, de façon à la déchirer entièrement et à mettre en évidence le gilet de flanelle qui seul défendait sa poitrine. Après avoir mis son ennemi dans cet état, le piéton fit beaucoup de bruit, espérant attirer l’attention de la duchesse qu’il savait d’un caractère fort craintif et qui, peut-être, ouvrirait sa porte.

Les espérances du jeune Normand furent surpassées : la duchesse parut sur la porte du salon, précédée de deux jeunes femmes qui se trouvaient avec elle, et suivie du curé, pâle comme son linge, et songeant à la fois aux attentats de la révolution et à sa qualité d’homme qui l’aurait obligé à précéder les deux jeunes femmes qui avaient pris sur elles les dangers de cette sortie.

— Voici une lettre, dit le piéton de l’air le plus timide, que M. le docteur voulait m’enlever…

COUP DE POIGNARD
DONNÉ PAR UN BOSSU[23]


13 mars 1842.

Un jour celle-ci dit à Sansfin :

— J’ai donné quarante francs au jeune tapissier Fabien, lequel m’a délivrée de mes doutes sur ce qu’on appelle le p.

Fureur et désappointement de Sansfin. Il sort de la chambrette de Lamiel. Dans un couloir qui conduisait au salon où la duchesse tenait sa cour, environnée de quatre ou cinq dames du voisinage qui étaient venues lui faire une visite du matin, Sansfin rencontre Fabien, qui allait être présenté ce matin-là à ces dames. Il était vêtu avec une extrême recherche et parut à Sansfin plus fat encore qu’à l’ordinaire. Le médecin bossu fut surtout choqué d’une chemise admirablement repassée par une des femmes de chambre qui faisait la cour au jeune Fabien.

À ce moment, celui-ci eut la malheureuse idée d’adresser au médecin une plaisanterie d’assez mauvais goût, dont le but secret était de lui faire comprendre l’aventure si extraordinaire qui venait de changer sa position auprès de la belle Lamiel. Cette plaisanterie fut trop bien comprise par le médecin, qui se sentit porter un coup au cœur ; à l’instant, il saisit un poignard qu’il avait placé dans la poche de côté de son habit, pour le cas non arrivé jusqu’ici où il se verrait victime de quelque plaisanterie outrageante sur son imperfection physique. Une réflexion rapide comme l’éclair vint malheureusement rappeler au médecin que son cheval, poussé convenablement, pouvait faire quatre lieues à l’heure et le mettre rapidement à l’abri des poursuites du brigadier et des deux gendarmes en station a Carville. À peine donc la mauvaise plaisanterie de Fabien était-elle prononcée que Sansfin lui répondit par un coup de poignard lancé au beau milieu de cette chemise si bien repassée et si coquettement étalée. Mais le jeune Fabien avait eu le temps d’avoir peur au vu du brillant de la lame du couteau-poignard, il fit un léger mouvement de côté qui lui sauva la vie. La jeune femme de chambre avait repassé la chemise avec un tel luxe d’empois, que la pointe du poignard lancé sur la poitrine en fut comme arrêtée elle ne pénétra qu’en glissant de droite à gauche sous la peau au-dessus des côtes, ce qui n’empêcha pas le jeune tapissier de se croire mort. Il voulut pénétrer en criant dans le salon où se trouvait la duchesse.

— Ce n’est rien, c’est une plaisanterie, demain, il n’y paraîtra plus.

Mais en prononçant ces paroles avec assez de présence d’esprit, Sansfin retenait le jeune tapissier par sa belle cravate qu’il chiffonnait impitoyablement ; ce malheur n’échappa point à Fabien.

— Quelle figure vais-je faire devant ces belles dames qui ne m’ont jamais vu ! se dit-il, j’aurai l’air d’un ouvrier saligot. Cette idée le rendit furieux, il éleva la voix :

— Vous m’avez causé une incapacité de travail de plus de quarante jours et mon père, qui a de bonnes protections à Paris, saura bien vous la faire payer cher. D’ailleurs, Mme la duchesse, à laquelle je vais montrer le signe de votre violence, ne souffrira point qu’on assassine ainsi ses ouvriers.

Pendant qu’on lui adressait-ces paroles, Sansfin réfléchissait que si ce charmant jeune homme, avec sa chemise sanglante, paraissait devant les dames réunies dans le salon voisin, il était perdu dans le pays.

— Je tuerai plutôt tout à fait cet amant de Lamiel ; si le bonheur veut que je ne sois surpris par aucun domestique, je cacherai le cadavre dans la garde-robe voisine dont je prendrai la clef, et ce soir aidé par Lamiel elle-même, je ferai disparaître le corps du beau Parisien. Un homme comme moi est capable de se tirer d’une situation bien pire.

Une idée bien digne de la Normandie se présenta au médecin bossu : en supposant que tout réussisse à souhait, cette étourderie peut me coûter cent louis, faisons-les refuser (sic) à ce petit animal qui m’embarrassera bien plus mort que vivant.

— Si tu veux me suivre hors du château et ne rien dire à personne, je te fais une pension de trois cents francs par an. Tu meurs de faim avec ton père avare et qui n’a pas soixante ans, il peut te faire attendre quinze ou vingt ans l’héritage de sa boutique, tandis que tu auras un bien-être assuré avec cette pension de trois cents francs que je vais à l’instant t’assurer par un bon acte passé devant notaire et en présence de quatre témoins.

Fabien, outré de l’état dans lequel il sentait mettre sa cravate, fit un puissant effort pour s’échapper. Sansfin tordit sa cravate de façon à l’étouffer.

— Je vais te donner un coup de poignard dans l’œil, tu es borgne à tout jamais et, qui plus est, mort ; accepte la pension de trois cents francs. Et il tordit la cravate de plus belle.

Fabien, réellement étouffé, cria à voix basse :

— J’accepte la pension.

Sansfin lui mit la main sur la bouche et l’entraîna rapidement par un escalier dérobé qui par le couloir du bûcher les conduisit en trois minutes hors du château.

  1. Stendhal, il nous l’a dit, n’aimait pas faire de plan. Cependant, il en traçait parfois quelques-uns, succincts, il est vrai, en marge de ses manuscrits. C’est ainsi qu’en tête du troisième cahier, entièrement de son écriture et qui contient la dernière partie de cette histoire inachevée, Beyle nous a laissé ces notes hâtives qui indiquent ce qu’auraient été peut-être, ou plus exactement ce que furent à un moment dans la pensée de l’auteur, la fin et la ligne totale du roman. Je reproduis ces quelques pages dans l’ordre même du manuscrit et sans vouloir rétablir les événements dans leur ordre logique. N. D. L. É.
  2. Sous ce titre factice je réunis les pages gardées par Stendhal en tête de la copie du début de Lamiel, qu’il dicta en janvier 1840, et une note sur le docteur Sansfin, tracée postérieurement, et du reste datée. N. D. L. É.
  3. M. Prévost était un médecin de Genève que Beyle alla consulter plusieurs fois dans les dernières années de sa vie. N. D. L. É.
  4. Fragment entièrement de la main de Stendhal, et daté de Civita-Vecchia, le 9 mars 1841. N. D. L. É.
  5. Mot illisible.
  6. Les Français du King φιλλιππε.
  7. Un mot illisible.
  8. Un mot illisible.
  9. Un mot illisible.
  10. Un mot illisible.
  11. Un mot illisible.
  12. À partir d’ici et jusqu’à la fin, l’écriture est encore plus rapide que dans les pages qui précèdent, elle est à peine formée. Il a été possible néanmoins de retrouver le sens général de ces dernières lignes. N. D. L. É.
  13. Manuscrit entièrement de la main de Stendhal et daté de Civita-Vecchia, 17 mars 1841. N. D. L. É.
  14. En blanc dans le manuscrit. N. D. L. É.
  15. En blanc dans le manuscrit. N. D. L. É.
  16. Mot illisible. N. D. L. É.
  17. Mot illisible. L’écriture de cette fin de chapitre est fort mauvaise, et le chapitre s’interrompt brusquement ici. N. D. L. É.
  18. Mot illisible. N. D. L. É
  19. Mot illisible. N. D. L. É
  20. Mot illisible. N. D. L. É
  21. Le manuscrit comporte encore quatre feuillets d’une écriture extrêmement rapide et quasi illisible. N. D. L. É.
  22. Manuscrit de la main d’un copiste et qui date vraisemblablement de mars 1842. N. D. L. É.
  23. Manuscrit de la main d’un copiste et sans doute le dernier essai de Stendhal sur Lamiel. N. D. L. É.