Lamothe Le Vayer/T5/P1/De la vertu de payens/p1/De l'état du droit de nature

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Œuvres (1756)
Michel Groell (Tome 5, Partie 1p. 17-22).

De l’etat du droit de Nature.

Or on ne peut pas douter que beaucoup de perſonnes ne vécuſſent fort vertueuſement dans le premier tems, & qu’obſervant ce qui étoit du droit de Nature, leurs bonnes œuvres ne fuſſent accompagnées de cette grace Divine, qui nous ouvre la porte du Paradis. A la vérité, on ne ſauroit non plus nier, qu’une infinité d’autres perſonnes ne priſſent un chemin tout contraire, puiſque nous liſons dans le Texte Sacré[1], que du tems de Noé la malice des hommes étoit arrivée à un tel point que Dieu ſe repentit d’en avoir mis ſur terre, & qu’il fut contraint même de l’inonder pour la purger de tant de crimes, qui s’y commettoient. Mais à l’égard de ceux, qui n’éteignirent point cette lumiere naturelle, dont tous ceux qui viennent en ce monde ſont éclairés, la raiſon autoriſée du contentement de tous les Peres nous oblige de croire, que Dieu les avoit mis par ſa bonté infinie dans la voie de ſalut, & qu’ils étoient dès lors capables d’acquérir, moïennant ſa grace, la félicité éternelle, comme la fin de leur création. Que ſi on l’on dit que le péché originel y apportoit de l’empèchement, Saint Thomas nous apprend, que cette tâche-là leur étoit effacée par la Foi, qui opere encore aujourd’hui de même en tous ceux que le malheur, & non pas le mépris, privé de l’uſage des Sacremens. Quant aux péchés actuels, dont on ne peut douter, qu’ils ne ſe rendiſſent ſouvent coupables, Dieu les leur pardonnoit par ſa miſericorde ſur leur repentance & contrition, aidée en cela d’une grace que l’Ecole nomme surnaturelle.

Car perſonne ne doit ſuivre l’opinion de quelques-uns[2] qui ont crû, qu’aucun ne ſe pouvoit ſauver dans la Loi de la Nature, s’il ne s’étoit tenu exempt de tout crime, & qu’il ne l’eût jamais violée ; ce qui ſemble être au deſſus des forces de nôtre humanité. J’avouë bien, que nous ne ſaurions remarquer aucune offenſe mortelle en ceux, que le vieil Teſtament nous reprèſente comme hommes juſtes & agréables à Dieu, tels qu’ont été Abel, Seth, Enoch, ou Noe. Et certes il eſt fort croiable, que ces premiers hommes, qui venoient preſque de ſortir des mains de leur Créateur, étoient tout autrement vertueux, que ceux, qui ont vécû depuis, & qui n’ont reçu cette premiere ſemence de probité qu’après beaucoup d’alteration. L’anneau, qui a été touché immédiatement de l’Aiman, & celui qui ſuit, ſe reſſentent bien plus de la force magnetique, que ceux, qui en ſont plus éloignés. Les Poètesont mis ſur cela le ſiécle d’or auſſitôt aprés la naiſſance du monde. Et Platon a dit fort pieuſement pour un Païen, parlant de la nature Divine, qu’il s’en faloit rapporter à ce qu’en avoient appris aux autres les premiers hommes, qui pour avoir été engendrés des Dieux, ſelon qu’on parloit pour lors en Grèce, devoient bien mieux connoître leurs parents, que ne pouvoient pas faire ceux, qui étoient venus long tems après. Comme ce Philoſophe a crû, que l’entendement humain étoit beaucoup plus illuiné au commencement des ſiècles qu’il n’a été depuis, on peut présupposer la même choſ de la volonté, qui ſe portoit vraiſemblablement avec plus d’ardeur au bien, & étoit touchée de plus d’averſion pour le vice, qu’elle n’eſt aujourd’hui. Mais ce n’eſt pas à dire pourtant, qu’il n’y ait eu dans la Loi de Nature que les premiers Patriarches & leurs ſemblables de ſauvés, ſi tant eſt qu’ils fuſſent exempts de toute faute. Et il eſt bien plus croiable, vû ce que dit l’Apôtre de nôtre inclination au mal, & Salomon de la chute ordinaire des plus juſtes, qu’infinies perſonnes depuis Adam juſqu’à Abraham violèrent le droit de Nature, qui ne laiſſerent pas d’être du nombre des Elus, aiant fait d’ailleurs quantité d’actions vertueuſes, & aiant obtenu par leur repentance & par la miséricorde de Dieu, la remiſſion de leurs pechés.

On ne ſauroit même nier qu’il n’y ait eu dans cet eſpace de tems où le ſeul droit naturel avoit lieu, des Gentils, qui s’étoient séparés du corps des Fideles, & qui ne ſervoient pas Dieu comme eux, y aiant déja un culte Divin établi, comme le ſacrifice d'Abel nous le témoigne. Les uns ſont nommés fils de Dieu, & les autres fils des hommes, dont les filles furent recherchées par les premiers, à cauſe de leur grande beauté ; pour le moins eſt-ce l'interprétation la plus probable de toutes celles qu'on donne à ce paſſage de la Geneſe. Et depuis le Deluge nous voyons que Melchiſedec étoit Chananéen[3], & d'extraction Gentile ou Païenne. C'eſt pourquoi Saint Deny l'Areopagite croit qu'il fut illuminé[4], par les Anges, qui le portèrent à la connoîſſance du vrai Dieu, non ſeulement pour ſon propre bien mais encore pour ſervir de guide aux Gentils, à cauſe de l'autorité qu'il avoit parmi eux comme leur Pontife. Je ſai bien qu'il y a beaucoup d'opinions différentes ſur ce ſujet, mais je ſuis la plus reçue, & qui eſt appuiée, outre le jugement de la plupart des Peres Grecs & Latins, ſur le témoignage de Joſephe, & de Philon, qui ſont les plus conſidérables de tous les Juifs. Abraham[5], qui a été nommé le pere des Croians, étoit pareillement Gentil de naiſſance, venu de Hur en Chaldée, & de Haren en Meſopotamie. Par où l'on peut juger[6] que ce n'eſt pas ſans raiſon que nous voions ſi ſouvent dans la Sainte Ecriture, que Dieu n’a point d’égard aux perſonnes, & ne fait aucune diſtinction entre elles, dont on ſe puiſſe plaindre, n’aiant jamais dénié ſa grace, ni ſon aſſiſtance ſpeciale aux vertueux de quelque condition qu’ils fuſſent, ni manqué de récompenſer, dès le tems, dont nous parlons, les bonnes actions des hommes de toutes nations & de toutes extractions, ſans en rejeter pas un, qui ait invoqué ſa bonté, & reconnu ſa puiſſance.

Voilà ce qui eſt preſque univerſellement reçu en Théologie, touchant le ſalut de tous ceux, qui ont vécu dans le premier état de nôtre nature, avant qu’aucune Loi particuliere les eût obmligés aux céremonies qui ont été depuis, & par conſequent qu’on leur pût imputer à crime ce qui l’a été après la circonciſion d’Abraham, & dans la Loi Mosaïque, parce que, comme dit l’Apôtre[7], où il n’y a point de Loi établie, ni de préceptes donnés, on ne ſauroit accuſer personne de transgreſſion.

  1. Geneſ. cap. 4.
  2. Coſſianus Collas. 8. cap. 23.
  3. Cap. 4.
  4. Cæl. Hier. cap. 3.
  5. Cyrillus. 4. contra Iul. Ap. Iuſt. Mart.
  6. Deuteron. cap. 10. Act. Ap. c. 10.
  7. Ep. ad Rom. c. 4. art. 15.