Lamothe Le Vayer/T5/P1/De la vertu de payens/p2/De Confucius

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Œuvres (1756)
Michel Groell (Tome 5, Partie 1p. 311-324).

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DE CONFUCIUS,


LE


SOCRATE DE LA CHINE.


Lib. 8. cap. 5
Saint Aupuſtin examinant dans ſa Cité de Dieu les différentes Sectes des Philoſophes, pour reconnaître celle qu'on peut dire avoir le plus de conformité avec nôtre Réligion, decide la queſtion par un jugement général très digne de lui. Il ſoutient, que ſans donner la préference à la Grèce, & ſans avoir égard aux païs où ces grands hommes ont fait admirer leur ſageſſe, tous ceux, qui ont enſeigné la puiſſance & la bonté d'un ſeul Dieu Créateur de toutes choſes, ſoit qu'ils aient été Scythes, Indiens, Perſes, Egyptiens, ou de quelqu'autre Nation, doivent être préferés aux autres, aiant approché le plus près des lumieres de la Foi Chrétienne. C'est ce qui m'oblige, après avoir parlé de tant de Grecs, à produire un Chinois enſuite, comme le plus éloigné que je puiſſe choiſir, non ſeulement de nôtre demeure, mais encore de nôtre connoiſſance ordinaire, n'y aiant gueres plus d'un ſiécle, que l'Europe eſt rentrée en commerce avec ce grand Roiaume ; ſi tant eſt que les Chinois puiſſent paſſer pour les Sines des Anciens, ſelon que les uns & les autres nous ſont repréſentés comme les plus Orientaux de toute l’Aſie. Le Pere Trigaut eſt ſans doute celui, qui nous a fourni la plus belle Rélation, que nous aions de ce païs là, s’étant ſervi des écrits du Père Matthieu Ricius, dont le zéle, & le ſavoir ne peuvent être trop eſtimés. Et j’ai déjà remarqué dans la première partie de ce livre, comme ces Peres ont tenu pour aſſuré, que pluſieurs Chinois, aiant moralement bien vécu dans la ſimple obſervation du droit de Nature, ont pu faire leur ſalut éternel par une bonté & une aſſiſtance particuliere. de leur Créateur. La raifon, que rend le Pere Trigaut de ſon opinion, eſt, qu’entre toutes les Nations la leur eſt apparemment celle, qui s’eſt le mieux laiſſée conduire à la lumière naturelle, & qui a le moins erré au fait de la Religion. Car chacun ſait dé quels prodiges les Grecs, les Romains, & les Egyptiens remplirent autrefois leur culte divin. Les Chinois au contraire n’ont reconnu de tems immémorial qu’un ſeul Dieu, qu’ils nommaient le Roi du Ciel ; & l’on peut voir par leurs Annales de plus de quatre mille ans, qu’il n’y a point eu de Payens, qui l’aient moins offenſé qu’eux de ce côté-là & dont le reſte des actions ſe ſoient plus conformées à ce que préferait la droite raiſon.

Or toutes les Hiſtoires, que nous avons d’eux, conviennent en ce point, que le plus homme de bien, & le plus grand Philoſophe qu’ait vu l’Orient, a été un nommé Confucius Chinois, dont ils ont la mémoire. telle vénération, qu’ils élèvent ſa Statue dans des Temples, avec celles de quelques-uns de ſes diſciples. Ce n’eſt pas pourtant, qu’ils le tiennent pour un Dieu, ni qu’ils l’invoquent en leurs prières ; mais ils penſent qu’après le ſouverain Etre, l’on peut ainſi réverer les grands perſonnages, qu’ils croient Saints, & dont ils font une eſpece de Demi-Dieux. Entre pluſieurs circonſtances de la vie de ce Philoſophe, il y en a deux qui me font dire, qu’on le peut fort bien nommer le Socrate de la Chine. La premiere regarde le tems, auquel il a paru dans le monde, qui ne ſe trouvera gueres différent de celui du vrai Socrate des Grecs. Car ſi la naiſſance de Confucius n’a précédé celle de nôtre Seigneur que de cinq cent cinquante et un an, ſelon la ſupputation du Père Trigaut, Confucius aiant comme il a fait, plus de ſoixante & dix ans, il y aura peu à dire, que le tems de ſa mort n’arrive à celui de la génération de Socrate. D’où il s’enſuit qu’un même ſiécle fit voir à la Chine & à la Grèce les deux plus vertueux hommes de toute la Gentilité. Ils ont encore cela de commun entre eux, que l’un & l’autre mépriſèrent les ſciences moins utiles, pour cultiver ſoigneuſement celle des mœurs, qui nous touche de plus près. De ſorte, qu’on peut dire, que Confucius fit deſcendre auſſi bien que Socrate la Philofophie du Ciel en terre, par l’autorité qu’ils donnèrent tous deux à la Morale, que les curioſités de la Phyſique, de l’Aſtronomie, & de ſemblables ſpeculations avoient preſque fait mépriſer auparavant.

En effet, tous les Arts libéraux toutes les ſciences ont eu cours à la Chine auſſi bien que parmi nous. Gonc. de Mendoce 1. Part. l. 3. cap. 17. La ſeule liſte des livres, qu’en apporta aux Philippines le Pere Herrade Auguſtin & ſes compagnons, le fait bien voir, n’y aiant preſque ſcience, dont il ne ſe trouvât quelque traités ſeparé ; dans ce peu de volumes, qu’ils avoient pû trouver. L’on voit d’excellens Géometres, Arithméticiens, & Aſtrologues Chinois. La Médecine eſt exercée parmi eux avec grande méthode & beaucoup d’experience. Et les opinions qu’ont quelques-uns dans la Phyſique, conformes à celles de Democrite & de Pythagore touchant la pluralité des Mondes, montrent aſſez, combien ceux de cette Nation ſe plaiſent à l’étude des choſes naturelles. Mais depuis que Confucius leur eût fait voir l’importance de l’Ethique, & que reduiſant en quatre volumes toutes les belles ſentences des Philoſophes, qui l’avoient précedé, il en eût compoſé une cinquième de ſes propres Trigaut l. 1. cap. 3. penſées, il releva tellement la ſcience des mœurs par deſſus toutes les autres, qu’on écrit, que depuis lui il ne s’eſt plus fait de Hrrera. Bacheliers ni de Docteurs de la Chine, qu’en les examinant ſur la Morale. C’eſt une choſe certaine, que des trois Sectes de Philosophie qu’on y permet, celle de Confucius, qu’on nomme des Lettrés, a tellement l’avantage ſur les deux autres, que tous les Grands du Roiaume en font profeſſion. Je trouve auſſi fort remarquable, que cette extraordinaire reputation de ſavoir, & de prudence, qu’ont acquiſes les diſciples de ce Philoſophe, ait eu le pouvoir de faire, que par les Loix de l’Etat eux ſeuls ſoient appellés à ſon gouvernement, & qu’il n’y ait que les Mandarins, Loytias, ou Lettrés, formés dans ſon Ecole, qui commandent abſolument ſous l’autorité Roiale. Car toutes les autres profeſſions ſont tellement inferieures à celle-là, qu’en ce qui eſt même de la conduite des armées, il n’y a que les Philoſophes de cette Secte, qui donnent les ordres, & toute la Milice tient à honneur d’exécuter leurs dispoſitions. Certes ce n’eſt pas une petite gloire à Confucius d’avoir mis le Sceptre entre les mains de la Philoſophie, & d’avoir fait, que la force obeiſſe paiſiblement à la raiſon. Quel plus grand bonheur a-t-on jamais ſouhaité, que de voir les Rois philosopher, ou bien les Philoſophes régner ? Ce rare eſprit a ſçû conjoindre ces deux félicités dans la Chine, où ſa vertu mérite, que le Souverain même ne commande rien, qui ne s’accorde avec ſes préceptes ; & où tous les Magiſtrats auſſi bien, que tous les Officiers de la Coursonne, étant néceſſairement du nombre de ſes diſciples, on peut dire qu’il n’y a que les Philoſophes, qui gouvernent un ſi grand Empire.

Il ne faut pas omettre ce que leurs Hiſtoire rapportent là deſſus à l’honneur de la Philoſophie, car je trouve, qu’elles recommandent par là merveilleuſement la doctrine Morale de Confucius, qui regloit les devoirs politiques, de même que ceux des familles, & des particuliers. Les Hiſtoires de la Chine portent donc[1], qu’autant de fois, qu’il a été queſtion de témoigner dans toute ſorte de perils ſon affection pour la Patrie, & ſa fidélité envers le Prince, les Philoſophes, dont nous parlons, ont toujours fait paroître plus de généroſité, en s’expoſant franchement aux hazards & mépriſant la mort même, que ceux de la profeſſion Militaire, à qui le maniement ordinaire des armes ſemble devoir relever de beaucoup de courage. Or on ne peut pas douter, que de ſi nobles reſolutions n’aient pour fondement les maximes politiques & les belles moralités de Confucius, qui leur enſeignent à être magnanimes, & à perdre librement la vie, lorſque le ſervice de leur Roi ou de leur païs l’exige.

Quoiqu’il en ſoit, ce pouvoir ſi abſolu que Confucius a donné aux hommes de lettres dans la Chine, ſemble d’autant plus admirable, que le Japon, qui en en eſt fort proche, ſe gouverne tout autrement[2], les armes y tenans tellement le deſſus, qu’on n’y fait preſque nul état des ſciences. Ce n’eſt pas que la doctrine de ce grand personnage ne ſe ſoit épanduë en beaucoup d’autres lieux, que la Chine, & notamment par tous les païs voiſins. Mais comme la condition des choſes de ce monde ne ſouffre pas qu’elles ſoient uniformes, l’humeur féroce & toute guerriere des Japonois leur a fait préférer les exercices militaires aux métiers de la paix, uſant plus de la force dans toutes leurs affaires, que du diſcours ni de la raiſon. Le Père Chriſtophe Borry, qui veut que l’État de la Cochinchine ſoit tempéré de ces deux ſortes de gouvernement, & qu’il ſe ſerve d’une voie moienne entre ce qui ſe pratique au Japon & à la Chine, aſſure, qu’Ariſtote n’a nulle autorité plus grande dans l’Europe, que l’eſt celle de Confucius parmi les Côchinchinois. Et il reconnoit, que ſes livres ne ſont pas remplis de moindre érudition que ceux de nos meilleurs Auteurs, ni de moralités, qui doivent céder à celles de Seneque, de Caton & de Ciceron.

A la vérité, il nomme, ailleurs un certain Xaca[3], lui donnant la qualité de grand Philoſophe, & de Métaphyſicien ſi excellent, qu’à ſon dire il n’a point eu de ſuperieur en ce qui touche la première & la plus haute Philoſophie. Son païs étoit le Roiaume de Siam ; mais ſa doctrine fut telle qu’elle s’épandit & fut admirée par tout l’Orienf, auſſi-tôt qu’il l’eût publiée, ce qui lui arriva comme à Confucius quelque tems avant celui d’Ariſtote. Cependant tout ce que le Pere Borry nous rapporte de cette ſublime Philoſophie de Xaca, c’eſt qu’il conſidéroit toutes les choſes du monde comme venuës de rien, qui n’étoient rien en effet, & qui retournoient toutes à ce général principe de rien. Dans la Morale même il ne mettoit pas le ſouverain bien de l’homme en quelque choſe de poſitif, ni de réel, mais ſeulement dans une ſimple négation du mal, ou dans une pure privation de toute incommodité. Et cette penſée le porta ſi loin, qu’il ſembloit ne reconnoitre point de cauſe première efficiente, parce qu’au lieu d’elle, il poſoit ſeulement. un néant éternel, immenſe, immuable, & tout-puiſſant, ce qui ſemble merveilleuſement chimérique. Cela fut cauſe que pluſieurs ſe ſcandaliſèrent de ſa doctrine, que les Chinois entre autres l’euſſent abſolument défendue comme très pernicieuſe, s’il n’eût declaré par un livre fait exprès, qu’il croioit un principe réel de toutes choſes, & un Créateur du ciel & de la terre, qui recompenſoit les bons de ſa gloire, & puniſſoit les méchans des peines de l’Enfer. Avec cette eſpece de manifeſte il mit ſa ſcience à couvert, & ſe déchargea de l’impieté, dont on le vouloit acculer. Et certes la plûpart des Relations, tant de la Cochinchine, d’où il envoioit ſes compoſitions au dehors, que de la Chine, portent, que ces peuples Orientaux recognoiſſent tous un Souverain Etre, & qu’ils ſont même fort exemts d’idolatrie. Car encore qu’ils aient beaucoup de Pagodes, & qu’on pourroit prendre le reſpect, dont ils uſent envers une infinité de Statuës, pour une manière d’adoration : ſi eſt-ce que perſonne d’entre eux n’attribue aucune Divinité à ces Idoles, qui ne ſont honorées qu’à cauſe qu’elles repreſente des hommes vertueux, & d’un mérite extraordinaire. C’eſt pourquoi le Pere Borry ajoûte, que ces pauvres Payens lut dirent, qu’ils ne faiſoient en cela, que ce que nous pratiquons à l’égard de nos Saints Apôtres, Martyrs & Confeſſeurs. Et il remarque, qu’ils tiennent exprès une niche profonde & obſcure, mais toute vuide, ſur le principal Autel de leurs Temples, pour témoigner, que le ſeul Dieu du Ciel, qu’ils y adorent, eſt d’une eſſence inviſible, & d’une nature incomprehenſible, ne pouvant être repréſenté par aucune image ni figure ; ce qui ſemble montrer, que s’ils ont des Idoles, ils ne doivent pourtant pas être réputés Idolâtras. Les Lettrés de la Chine, ou ceux, qui ſuivent la Secte de Confucius, ſont encore plus éloignés de ce crime. Car le Pere Trigaut dit précifémenr[4], qu’ils n’ont aucune Idole, & qu’ils ne défèrent les honneurs Divins qu’à un ſeul Dieu, dont ils révèrent la Providence en tout ce qui ſe paſſe ici bas ; bien qu’il uſent de quelque ſorte de culte envers de certains eſprits inferiéurs, que leur imagination leur repréſente tels, que des Anges ou des Intelligences.

Nous pouvons remarquer par tout ce que je viens de rapporter, qu’encore qu’il y ait aſſurément beaucoup de choſes à retranche & à circoncire dans ces Philoſophies Orientales, ſoit de Xaca, de Confucius, ou de quelque autre auſſi ſavant & auſſi vertueux qu’on nous décrit ces deux là ; elles ont néanmoins de très bonnes maximes, & la plûpart de leurs préceptes, comme parle le même Pere, très conformes à la lumière naturelle, & aux vérités du Chriſtianiſme. il paſſe juſqu’à dire, que tant d’en faut que l’Académie de Confucius ait ſes principes contraires à nôtre Réligion, qu’ils ſemblent n’être faits, que pour la favorifer faits, & lui donner de l’aide. Condannons donc cette Indolence ou cette exemtion de toute douleur, dont Xaca faiſoit nôtre parfaite béatitude ; & reconnoiſſons encore, que ſes termes touchant la Divinité ne peuvent être reçûs. Avouons que les diſciples de Confucius ont eu ſans doute des opinions erronées ſur beaucoup de ſujets ; qu’ils ont enſeigné auſſi bien que Pythagore une ridicule Métempſychoſe, & qu’ils ſe ſont lourdement abufés avec les Stoïciens, quand ils ont crû qu’il n’y avoit que l’ame des hommes de vertu qui fût immortelle. Mais reconnoiſſons en ſuite, que les uns & les autres n’ont pas laissé d’avoir de fort bonnes pensées d’ailleurs ; qu’ils ont inſtruit & porté au bien de très grandes Provinces, qui leur en rendent des honneurs immortels, & que leur doctrine auſſi ennemie de l’idolâtrie, qu’elle eſt remplie de belles moralités, ne mérite peut-être pas moins qu’on l’eſtime, que celle des Grecs & des Romains, dont on a tant parlé, encore que la premiere nous ſoit beaucoup moins connue, à cauſe de la grande diſtance, qui nous ſépare des extrémités de l’Aſie. Je dis tout ceci particulierement à l’égard de Confucius, de qui la vie pleine de ſainteté, pour uſer des propres mots du Père Trigaut, Lib. 1. cap. 5. nous eſt ſi fort recommandée par tous ceux, qui en ont écrit. Ils aſſurent qu’elle a rendu ſon nom vénérable aux Rois mêmes juſqu’à un tel point, qu’ils ſeroient conſcience de contredire la moindre de ſes ſentences & que ceux, qui portent encore aujourd’hui ce même nom de Confucius, parce qu’ils ſont de ſa race, jouïſſent d’une infinité de privilèges & de reſpects, que tout le monde leur défère. Nous ſerions donc à mon avis bien injuſtes & bien téméraires tout enſemble ſi nous n’honorions pas ſa mémoire avec celle des plus grands Philoſophes, que nous avons déjà nommés, & ſi nous deſeſperions de ſon ſalut, ne l’aiant pas fait de celui de Socrate, ni de Pythagore, qui vraiſemblablement n’étoient pas plus vertueux que lui. Car puiſqu’il n’a pas moins reconnu qu’eux l’unité d’une premiere cauſe, toute puiſſante, & toute bonne, il ne ſe peut faire qu’il ne lui ait auſſi conſacrê toutes ſes affections. Et pour ce qui touche la charité envers le prochain, qui fait le ſecond membre de la Loi, les Mémoires du Père Ricius nous aſſurent, qu’il n’y a rien de plus exprès dans toute la Morale Chinoiſe, qui vient de ce Philoſophe, que le précepte de ne faire jamais à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait. C’eſt ce qui m’oblige à penſer, ſans rien determiner pourtant, que Dieu peut avoir uſé de miſericorde à ſon égard, lui conférant cette grace ſpeciale, qu’il ne refuſe jamais à ceux, qui contribuent par ſon moien, tout ce qui eſt de leur poſſible, pour l’obtenir.

  1. Trigaut l. 1. cap.
  2. Relat. de la Cochinchine. 1. Part. chap. 6.
  3. 2. Part. chap. 8.
  4. Lib. 1. cap. 10.