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Laura. ― Voyage dans le cristal

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 3-194).


LAURA

VOYAGE DANS LE CRISTAL




I


Quand j’ai connu M. Hartz, il était marchand naturaliste et faisait tranquillement ses affaires en vendant, aux amateurs de collections, des minéraux, des insectes ou des plantes. Chargé d’une commission pour lui, je m’intéressais médiocrement aux objets précieux qui encombraient sa boutique, lorsque, tout en causant avec lui de l’ami commun qui nous avait mis en rapport, et en touchant machinalement une pierre en forme d’œuf qui s’était trouvée sous ma main, je la laissai tomber. Elle se brisa en deux parties assez égales que je m’empressai de ramasser en demandant pardon au marchand de ma maladresse.

― Ne vous en tourmentez pas, répondit-il avec obligeance : elle était destinée à être cassée d’un coup de marteau. C’est une géode sans grande valeur, et, d’ailleurs, qui est-ce qui n’est pas curieux de voir l’intérieur d’une géode ?

― Je ne sais, lui dis-je, ce que c’est au juste qu’une géode, et n’ai nulle envie de le savoir.

― Pourquoi ? reprit-il ; vous êtes artiste pourtant ?

― Oui, j’essaye de l’être ; mais les critiques ne veulent pas que les artistes se donnent l’air de savoir quelque chose en dehors de leur art, et le public n’aime pas que l’artiste paraisse en savoir un peu plus long que lui sur n’importe quoi.

― Je crois que le public, la critique et vous êtes dans l’erreur. L’artiste est né voyageur ; tout est voyage pour son esprit, et, sans quitter le coin de son feu ou les ombrages de son jardin, il est autorisé à parcourir tous les chemins du monde. Donnez-lui n’importe quoi à lire ou à regarder, étude aride ou riante : il se passionnera pour tout ce qui lui sera nouveau, il s’étonnera naïvement de n’avoir pas encore vécu dans ce sens-là, et il traduira le plaisir de sa découverte sous n’importe quelle forme, sans avoir cessé d’être lui-même. Pas plus que les autres humains, l’artiste ne choisit son genre de vie et la nature de ses impressions. Il reçoit du dehors le soleil et la pluie, l’ombre et la lumière, comme tout le monde. Ne lui demandez pas de créer en dehors de ce qui le frappe. Il subit l’action du milieu qu’il traverse, et c’est fort bien fait, car il s’éteindrait et deviendrait stérile le jour où cette action viendrait à cesser. Donc, poursuivit M. Hartz, vous avez parfaitement le droit de vous instruire, si cela vous amuse et si l’occasion se rencontre. Il n’y a point de danger à cela pour qui est vraiment artiste.

― De même qu’un vrai savant peut être artiste, si cette excursion dans le domaine de l’art ne nuit pas à ses graves études ?

― Oui, reprit l’honnête marchand ; toute la question est d’être quelque chose de bien déterminé et d’un peu solide dans un sens ou dans l’autre. Cela, j’en conviens, n’est pas donné à tout le monde ! Et, ajouta-t-il avec une espèce de soupir, si vous doutez de vous-même, ne regardez pas trop cette géode.

― Est-ce quelque pierre à influence magique ?

― Toutes les pierres ont cette influence-là, mais surtout, selon moi, les géodes.

― Vous piquez ma curiosité… Voyons, qu’entendez-vous par géode ?

― Nous entendons par géode, en minéralogie, toute pierre creuse dont l’intérieur est tapissé de cristaux ou d’incrustations, et nous appelons pierre géodique tout minéral qui présente à l’intérieur ces vides ou petites cavernes que vous pouvez remarquer dans celle-ci.

Il me donna une loupe, et je reconnus que ces vides représentaient, en effet, des grottes mystérieuses toutes revêtues de stalactites d’un éclat extraordinaire ; puis, considérant l’ensemble de la géode et plusieurs autres que me présenta le marchand, j’y vis des particularités de forme et de couleur qui, agrandies par l’imagination, composaient des sites alpestres, de profonds ravins, des montagnes grandioses, des glaciers, tout ce qui constitue un tableau imposant et sublime de la nature.

― Tout le monde a remarqué cela, dis-je à M. Hartz ; moi-même, cent fois j’ai comparé dans ma pensée le caillou que je ramassais sous mes pieds à la montagne qui se dressait au-dessus de ma tête, et j’ai trouvé que l’échantillon était une sorte de résumé de la masse ; mais, aujourd’hui, j’en suis plus frappé que les autres fois, et ces cristaux choisis que vous me montrez me donnent l’idée d’un monde fantastique où tout serait transparence et cristallisation. Ce ne serait point une confusion et un éblouissement vague comme je me l’imaginais en lisant ces contes de fées où l’on parcourt des palais de diamant. Je vois ici que la nature travaille mieux que les fées. Ces corps transparents sont groupés de manière à produire des ombres fines, des reflets suaves, et la fusion des nuances n’empêche pas la logique et l’harmonie de la composition. Vraiment, ceci me charme et me donne envie de regarder votre magasin.

― Non, dit M. Hartz en me retirant des mains les échantillons, il ne faut pas aller trop vite sur ce chemin-là : vous voyez un homme qui a failli être victime du cristal !

― Victime du cristal ? L’étrange rapprochement de mots !

― C’est parce que je n’étais encore ni savant ni artiste que j’ai couru le danger… Mais ce serait une trop longue histoire, et vous n’avez pas le temps de l’écouter.

― Si fait, m’écriai-je, j’adore les histoires dont je ne comprends pas le titre. J’ai tout le temps, contez !

― Je conterais fort mal, répondit le marchand, mais j’ai écrit cela dans ma jeunesse.

Et, cherchant au fond d’un tiroir un manuscrit jauni, il me lut ce qui suit :

J’avais dix-neuf ans quand j’entrai comme aide du sous-aide conservateur du cabinet d’histoire naturelle, section de minéralogie, dans la docte et célèbre ville de Fischausen, en Fischemberg. Ma fonction, toute gratuite, avait été créée pour moi par un de mes oncles, directeur de l’établissement, dans l’espoir judicieux que, n’ayant absolument rien à faire, je serais là dans mon élément et pourrais développer à merveille les remarquables aptitudes que je manifestais pour l’oisiveté la plus complète.

Ma première exploration de la longue galerie qui contenait la collection ne produisit en moi qu’un affreux serrement de cœur. Quoi ! j’allais vivre là, au milieu de ces choses inertes, en compagnie de ces innombrables cailloux de toute forme, de toute dimension, de toute couleur, tout aussi muets les uns que les autres, et tous étiquetés de noms barbares dont je me promettais bien de ne jamais retenir un seul !

Ma riante existence n’avait été qu’une école buissonnière dans le sens le plus littéral du mot, et mon oncle, ayant remarqué avec quelle sagacité, dès mon enfance, je découvrais les mûres sauvages et les verts pommiers nains des clôtures, avec quelle patience je savais fureter la haie pour y surprendre les nids des grives et des linottes, s’était flatté de voir s’éveiller tôt ou tard en moi les instincts d’un sérieux amant de la nature ; mais, comme ensuite j’avais été, au collège, le plus habile en gymnastique quand il s’agissait d’escalader un mur et de prendre la clef des champs, mon oncle voulait me châtier un peu en me renfermant dans l’austère contemplation des ossements du globe, me faisant, du reste, envisager comme dédommagement futur l’étude des plantes et des animaux.

Qu’il y avait loin de ce monde mort où j’étais relégué aux délices sans but et sans nom de mon vagabondage ! Je passai plusieurs semaines assis dans un coin, morne comme les colonnes de basalte prismatique dont s’enorgueillissait le péristyle du monument, triste comme le banc d’huîtres fossiles sur lequel je voyais mes patrons jeter des regards d’attendrissement paternel.

Chaque jour, j’entendais les leçons, c’est-à-dire une suite de paroles qui ne m’offraient aucun sens et qui me revenaient en rêve comme des formules cabalistiques, ou bien j’assistais au cours de géologie que faisait mon digne oncle. Le cher homme n’eût pas manqué d’éloquence, si l’ingrate nature n’eût affligé d’un bégaiement insurmontable le plus fervent de ses adorateurs. Ses bienveillants collègues assuraient que sa leçon n’en valait que mieux, et que son infirmité avait cela d’utile qu’elle exerçait une influence mnémotechnique sur l’auditoire, charmé d’entendre répéter plusieurs fois les principales syllabes des mots.

Quant à moi, je me soustrayais au bienfait de cette méthode en m’endormant régulièrement dès la première phrase de chaque séance. De temps en temps, une explosion aiguë de la voix chevrotante du vieillard me faisait bondir sur mon banc ; j’ouvrais les yeux à demi, et j’apercevais, à travers les nuages de ma léthargie, son crâne chauve où luisait un rayon égaré du soleil de mai, ou sa main crochue armée d’un fragment de rocher qu’il semblait vouloir me lancer à la tête. Je refermais bien vite les yeux et me rendormais sur ces consolantes paroles : « Ceci, messieurs, est un échantillon bien déterminé de la matière qui fait l’objet de cet enseignement. L’analyse chimique donne, etc. »

Quelquefois, un voisin enrhumé me surprenait encore en se mouchant avec un bruit de trompette. Je voyais alors mon oncle dessiner avec de la craie des profils d’accidents géologiques sur l’énorme planche noire placée derrière lui. Il tournait le dos au public, et le collet démesuré de son habit, coupé à la mode du Directoire, faisait remonter ses oreilles de la façon la plus étrange. Alors, tout se confondait dans mon cerveau, les angles de son dessin avec ceux de sa personne, et j’arrivais à ne voir en lui que redressements insensés et stratifications discordantes. J’avais d’étranges fantaisies qui tenaient de l’hallucination. Un jour qu’il nous faisait une leçon sur les volcans, je m’imaginai voir, dans la bouche béante de certains vieux adeptes rangés autour de lui, autant de petits cratères prêts à entrer en éruption, et le bruit des applaudissements me parut le signal de ces détonations souterraines qui lancent des pierres embrasées et vomissent des laves incandescentes.

Mon oncle Tungsténius (c’est le nom de guerre qui avait remplacé son nom de famille) était passablement malicieux sous son apparente bonhomie. Il avait juré de venir à bout de ma résistance, en ayant l’air de ne pas s’en apercevoir. Un jour, il imagina de me faire subir une épreuve redoutable, qui fut de me remettre en présence de ma cousine Laura.

Laura était la fille de ma tante Gertrude, sœur de feu mon père, dont mon oncle Tungsténius était le frère aîné. Laura était orpheline, bien que son père à elle fût vivant. C’était un négociant actif qui, à la suite de médiocres affaires, était parti pour l’Italie, d’où il avait passé en Turquie. Là, il avait trouvé, disait-on, moyen de s’enrichir : mais on n’était jamais sûr de rien avec lui, il écrivait fort peu, et reparaissait à de si rares intervalles, que nous le connaissions à peine. En revanche, nous nous étions beaucoup connus, sa fille et moi, car nous avions été élevés ensemble à la campagne ; puis était venu l’âge de nous séparer pour nous mettre en pension, et nous nous étions oubliés, ou peu s’en faut.

J’avais laissé une enfant maigre et jaune ; je retrouvais une fille de seize ans, mince, rosée, avec des cheveux magnifiques, des yeux d’azur, un sourire où l’enjouement et la bonté avaient des grâces incomparables. Si elle était jolie, je n’en sais rien ; elle était ravissante, et ma surprise fut un éblouissement qui me plongea dans le plus complet idiotisme.

― Or çà, cousin Alexis, me dit-elle, que fais-tu, et à quoi passes-tu ton temps ici ?

J’aurais bien voulu trouver une autre réponse que celle que je lui fis ; mais j’eus beau chercher et bégayer, il me fallut avouer que je passais mon temps à ne rien faire.

― Comment ! reprit-elle avec un étonnement profond, rien ? Est-il possible de vivre sans rien faire, à moins d’être malade ? Es-tu donc malade, mon pauvre Alexis ? Tu n’en as pourtant pas l’air.

Il fallut confesser encore que je me portais bien.

― Alors, dit-elle en portant à mon front le bout de son doigt mignon, orné d’une jolie bague de cornaline blanche, ton mal est là : tu t’ennuies à la ville.

― C’est la vérité, Laura, m’écriai-je avec feu ; je regrette la campagne et le temps où nous étions si heureux ensemble.

J’étais fier d’avoir enfin trouvé une si belle réplique ; mais l’éclat de rire dont elle fut accueillie fit retomber sur mon cœur une montagne de confusion.

― Je crois que tu es fou, dit Laura. Tu peux regretter la campagne, mais non pas le bonheur que nous goûtions ensemble ; car nous allions toujours chacun de son côté, toi pillant, cueillant, gâtant toutes choses, moi faisant de petits jardins où j’aimais à voir germer, verdir et fleurir. La campagne était un paradis pour moi, parce que je l’aime tout de bon ; quant à toi, c’est ta liberté que tu pleures, et je te plains de ne pas savoir t’occuper pour te consoler. Cela prouve que tu ne comprends rien à la beauté de la nature, et que tu n’étais pas digne de la liberté.

Je ne sais si Laura répétait une phrase rédigée par notre oncle et apprise par cœur ; mais elle la débita si bien, que j’en fus écrasé. Je m’enfuis, je me cachai dans un coin, et je fondis en larmes.

Les jours suivants, Laura ne me parla plus que pour me dire bonjour et bonsoir, et je l’entendis avec stupeur parler de moi en italien avec sa gouvernante. Comme elles me regardaient à chaque instant, il s’agissait bien évidemment de ma pauvre personne ; mais que disaient-elles ? Tantôt il me semblait que l’une me traitait avec mépris, et que l’autre me défendait d’un air de compassion. Cependant, comme elles changeaient souvent de rôle, il m’était impossible de savoir laquelle décidément me plaignait et cherchait à m’excuser.

Je demeurais chez mon oncle, c’est-à-dire dans une partie de l’établissement où il m’avait assigné pour gîte un petit pavillon, séparé de celui qu’il habitait, par le jardin botanique. Laura passait chez lui ses vacances, et je la voyais aux heures des repas. Je la trouvais toujours occupée, soit à lire, soit à broder, soit à peindre des fleurs ou à faire de la musique. Je voyais bien qu’elle ne s’ennuyait pas ; mais je n’osais plus lui adresser la parole et lui demander le secret de prendre plaisir à n’importe quelle occupation.

Au bout d’une quinzaine, elle quitta Fischausen pour Fischerburg, où elle devait demeurer avec sa gouvernante et une vieille cousine qui remplaçait sa mère. Je n’avais pas osé rompre la glace ; mais le coup avait porté, et je me mis à étudier avec ardeur, sans discuter, sans examiner, sans choisir et sans raisonner, tout ce qui entrait dans le programme tracé par l’oncle Tungsténius.

Étais-je amoureux ? Je ne le savais pas, et encore aujourd’hui je n’en suis pas certain. Mon amour-propre avait été cruellement froissé pour la première fois. Insensible jusque-là au dédain muet de mon oncle et aux railleries de mes condisciples, j’avais rougi de la pitié de Laura. Tous les autres étaient pour moi des radoteurs, elle seule m’avait semblé user d’un droit en me blâmant.

Un an plus tard, j’étais complètement transformé. Était-ce à mon avantage ? On le disait autour de moi, et, ma vanité aidant, j’avais très-bonne opinion de moi-même. Il n’était pas une parole du cours de mon oncle que je n’eusse pu enchâsser à sa place dans la phrase où elle s’était trouvée, pas un échantillon de la collection lithologique que je n’eusse pu désigner par son nom, avec celui de son groupe, de sa variété, et toute l’analyse de sa composition, toute l’histoire de sa formation et de son gisement. Je savais jusqu’au nom du donateur de chaque objet précieux et la date de l’entrée de cet objet dans la galerie.

Parmi ces derniers noms, il en était un qui se trouvait à diverses reprises sur nos catalogues, et particulièrement à propos des plus belles gemmes. C’était celui de Nasias, nom inconnu dans la science, et qui m’intriguait passablement par son étrangeté mystérieuse. Mes camarades n’en savaient guère plus que moi. Selon les uns, ce Nasias était un juif arménien qui avait fait jadis des échanges entre notre cabinet et d’autres collections du même genre. Selon d’autres, c’était le pseudonyme d’un donateur désintéressé. Mon oncle ne paraissait pas en savoir plus que nous sur son

compte. La date de ses envois remontait à une centaine d’années.

Laura revint avec sa gouvernante passer les vacances. Je fus de nouveau présenté à elle avec force compliments sur mon compte de la part de mon oncle. Je me tenais droit comme une colonne, je regardais Laura d’un air confiant. Je m’attendais à la voir un peu confuse devant mon mérite. Hélas ! il n’en fut rien. L’espiègle se mit à rire, me prit la main, et, sans la quitter, me toisa du regard d’un air d’admiration railleuse ; après quoi, elle déclara à notre oncle qu’elle me trouvait fort enlaidi.

Je ne me déconcertai pourtant pas, et, pensant qu’elle doutait encore de ma capacité, je me mis à interroger mon oncle sur un point qu’il me paraissait avoir négligé dans sa dernière leçon, ingénieux prétexte pour faire étalage, devant les dames, de mots techniques et de théories apprises par cœur. Mon oncle se prêta avec une complaisante simplicité à ce manège qui dura longtemps et mit toutes mes lumières en évidence.

Laura ne parut pas y prendre garde, et entama à voix basse, au bout de la table, un dialogue en italien avec sa gouvernante. J’avais un peu étudié cette langue dans mes courts moments de loisir ; je prêtai l’oreille à plusieurs reprises, et je reconnus qu’il s’agissait entre elles d’une discussion sur la manière de conserver les pois verts. Je pris alors le dessus à mes propres yeux. Bien que Laura fût encore embellie, je me sentis indifférent à ses charmes, et je la quittai en lui disant intérieurement : « Si j’avais su que tu n’étais qu’une sotte petite bourgeoise, je ne me serais pas donné tant de peine pour te montrer de quoi je suis capable. »

Malgré cette réaction de mon orgueil, je me sentis fort triste au bout d’une heure, et comme accablé sous le poids d’une immense déception. Mon chef immédiat, le sous-aide conservateur, me vit assis dans un coin de la galerie, dans l’attitude brisée et avec la figure morne qui m’était habituelle l’année précédente.

― Qu’as-tu ? me dit-il. On dirait que tu te souviens aujourd’hui d’avoir été le plus grand tardigrade de la création.

Walter était un excellent jeune homme : vingt-quatre ans, une figure aimable, un esprit sérieux et enjoué. Il avait dans le regard et dans la parole la sérénité d’une conscience pure. Il s’était toujours montré indulgent et affectueux pour moi. Je ne pouvais lui ouvrir mon cœur où je ne voyais pas clair moi-même ; mais je lui laissai voir les préoccupations qui surgissaient vaguement en moi, et je finis en lui demandant ce qu’il pensait de nos arides études, qui n’avaient de prix qu’aux yeux de quelques adeptes de la science et demeuraient lettre close pour le commun des mortels.

― Mon cher enfant, répondit-il, il y a trois manières d’envisager le but de nos études. Ton oncle, qui est un savant respectable, est à cheval sur une seule de ces manières, et le dada qu’il équite avec maestria, qu’il éperonne avec fureur, qui l’emporte souvent au-delà de toute certitude, s’appelle hypothèse. Le rude et ardent cavalier voudrait, comme Curtius, s’engouffrer dans les abîmes de la terre, mais pour y découvrir le commencement des choses et le développement successif et régulier de ces choses premières. Je crois qu’il cherche l’impossible : le chaos ne lâchera pas sa proie, et le mot mystère est écrit sur le berceau de la vie terrestre. N’importe, les travaux de ton oncle ont une grande valeur, parce qu’au milieu de beaucoup d’erreurs, il dégage beaucoup de vérités. Sans l’hypothèse qui le passionne et qui en a passionné tant d’autres, nous en serions encore ici à la lettre morte ou au symbolisme inexact de la Genèse.

» Mais, continua Walter, il y a une seconde manière d’envisager la science, et c’est celle qui m’a séduit. Il s’agit d’appliquer à l’industrie les richesses qui dorment entre les feuillets de l’écorce terrestre, et qui, tous les jours, grâce aux progrès de la physique et de la chimie, nous révèlent des particularités nouvelles et des éléments de bien-être, des sources de puissance infinie pour l’avenir des sociétés humaines.

» Quant à la troisième manière, elle est intéressante mais puérile. Elle consiste à connaître le détail des innombrables accidents et des minutieuses modifications que présentent les éléments minéralogiques. C’est la science des détails, qui possède les amateurs de collections et qui intéresse aussi les lapidaires, les bijoutiers…

― Et les femmes ! m’écriai-je avec un accent de pitié dédaigneuse en voyant ma cousine, qui venait d’entrer dans la galerie se promener lentement le long de la vitrine qui contenait les gemmes.

Elle entendit mon exclamation, se retourna, jeta sur moi un regard où se peignait l’indifférence la plus complète, et reprit tranquillement son examen sans faire plus d’attention à moi.

J’allais continuer la conversation avec Walter, lorsque celui-ci me demanda si je n’offrirais pas mon bras à ma cousine pour lui donner les explications qu’elle pourrait désirer.

― Non, répondis-je assez haut pour être entendu. Ma cousine a vu bien d’autres fois la collection rangée par son oncle, et la seule chose qui puisse l’intéresser ici, c’est celle qui précisément nous intéresse fort peu.

― J’avoue, reprit Walter en baissant la voix et en me montrant le côté de la galerie que parcourait Laura, que je donnerais toutes les pierres précieuses entassées à prix d’or sous ces châssis pour les beaux échantillons de fer et de houille qui sont là près de nous. La pioche du mineur, voilà, mon ami, le symbole de l’avenir du monde, et, quant à ces bagatelles brillantes qui ornent la tête des reines ou les bras des courtisanes, je m’en soucie comme d’un fétu. Le travail en grand, mon cher Alexis, le travail qui profite à tous et qui projette au loin les rayonnements de la civilisation, voilà ce qui domine ma pensée et dirige mes études. Quant à l’hypothèse…

― Que parlez-vous d’hypo… po… pothèse ? bégaya derrière nous la voix courroucée de mon oncle Tungsténius. L’hypo… po… pothèse est un terme de dérision des pa… pa… resseux, qui reçoivent leurs opinions toutes faites et repoussent les investigations des grands esprits comme des chimères.

Puis, se calmant peu à peu devant les excuses et les dénégations de Walter, le bonhomme reprit sans trop bégayer :

― Vous ferez bien, enfants, de ne jamais abandonner le fil conducteur de la logique. Il n’y a pas d’effets sans cause. La terre, le ciel, l’univers, et nous-mêmes, ne sommes que des effets, les résultats d’une cause sublime ou fatale. Étudiez les effets, je le veux bien, mais non sans chercher la raison d’être de la nature elle-même.

» Tu as raison, Walter, de ne pas t’absorber dans les minuties des classements et des dénominations purement minéralogiques ; mais tu cherches l’utile avec autant d’étroitesse d’idées que les minéralogistes cherchent le rare. Je ne me soucie pas plus que toi des diamants et des émeraudes qui font l’orgueil et l’amusement d’un petit nombre de privilégiés de la fortune ; mais, quand tu enfermes ton âme tout entière dans les parois d’une mine plus ou moins riche, tu me fais l’effet de la taupe qui fuit les rayons du soleil.

» Le soleil de l’intelligence, mon enfant, c’est le raisonnement. Induction et déduction, il n’y a pas à sortir de là, et peu m’importe que tu me fasses faire en bateau à vapeur le tour du monde, si tu ne m’apprends jamais pourquoi la terre est un globe et pourquoi ce globe a des évolutions et des révolutions. Apprends à battre le fer, à le convertir en fonte ou en acier, j’y consens ; mais, si toute ta vie est une application exclusive aux choses matérielles, autant vaudrait pour toi être fer toi-même, c’est-à-dire une substance inerte privée de raisonnement. L’homme ne vit pas seulement de pain, mon ami ; il ne vit au complet que par le développement de ses facultés d’examen et de compréhension.

Mon oncle parla encore longtemps sur ce ton, et, sans se permettre de le contredire, Walter défendit de son mieux la théorie de l’utilité directe des trésors de la science. Selon lui, l’homme ne pouvait arriver aux lumières de l’esprit qu’après avoir conquis les jouissances de la vie positive.

J’écoutais cette discussion intéressante, dont la portée me frappait pour la première fois. Je m’étais levé, et, appuyé sur la barre de cuivre qui protège extérieurement les vitrines, je regardais machinalement du côté de la collection minéralogique parcourue un instant auparavant par Laura, et dédaignée à l’unisson par mon oncle, par Walter et par moi. Je m’étais placé ainsi sans trop savoir pourquoi ; car mon oncle et Walter étaient tournés du côté des roches, c’est-à-dire de la collection purement géologique. Peut-être, à mon insu, étais-je dominé par le vague plaisir de respirer une rose blanche posée et oubliée sur le bord de la vitrine par Laura.

Quoi qu’il en soit, j’avais les yeux fixés sur la série des quartz hyalins, autrement dits cristaux de roche, où Laura avait paru s’arrêter un instant avec un certain plaisir, et, tout en écoutant les raisonnements de mon oncle, tout en voulant oublier Laura, qui avait disparu, je contemplais une magnifique géode de quartz améthyste toute remplie de cristaux d’une transparence et d’une fraîcheur de prismes véritablement remarquables.

Ma pensée ne partageait cependant pas la fixité de mon regard : elle flottait au hasard, et le parfum de la petite rose musquée ramenait mon être sous la dépendance de l’instinct. J’aimais cette rose, et je croyais pourtant haïr celle qui l’avait cueillie. Je la respirais avec des aspirations qui se traduisaient en baisers, je la pressais contre mes lèvres avec un dépit qui se traduisait en morsures. Tout à coup je sentis une main légère se poser sur mon épaule, et une voix délicieuse, la voix de Laura, me parla dans l’oreille.

― Ne te retourne pas, ne me regarde pas, disait-elle ; laisse cette pauvre rose tranquille, et viens cueillir avec moi les fleurs de pierreries qui ne se flétrissent pas. Viens, suis-moi. N’écoute pas les raisonnements froids de mon oncle et les blasphèmes de Walter. Vite, vite, ami, partons pour les féeriques régions du cristal. J’y cours, suis-moi, si tu m’aimes !

Je me sentis tellement surpris et troublé, que je n’eus ni la force de regarder Laura, ni celle de lui répondre. D’ailleurs, elle n’était déjà plus à mon côté ; elle était devant moi, comme si elle eût traversé la vitrine, ou que la vitrine fût devenue une porte ouverte. Elle fuyait ou plutôt elle volait dans un espace lumineux où je la suivais sans savoir où j’étais, ni de quelle clarté fantastique j’étais ébloui.

La fatigue m’arrêta et me vainquit au bout d’un temps dont la durée me fut complètement inappréciable. Je me laissai tomber avec découragement. Ma cousine avait disparu.

― Laura ! chère Laura ! m’écriai-je avec désespoir, où m’as-tu conduit, et pourquoi m’abandonnes-tu ?

Je sentis alors la main de Laura se poser de nouveau sur mon épaule, et sa voix me parla encore à l’oreille. En même temps, la voix perçante de l’oncle Tungsténius disait dans le lointain :

― Non, il n’y a pas d’hypo… po… pothèse en tout ceci !

Cependant Laura me parlait aussi, et je ne la comprenais pas. Je crus d’abord que c’était en italien, puis en grec, et enfin je reconnus que c’était dans une langue tout à fait nouvelle, qui peu à peu se révélait à moi comme le souvenir d’une autre vie. Je saisis très nettement le sens de la dernière phrase.

― Regarde donc où je t’ai conduit, disait-elle, et reconnais que j’ai ouvert tes yeux à la lumière du ciel.

Je commençai alors à voir et à comprendre en quel lieu surprenant je me trouvais. J’étais avec Laura au centre de la géode d’améthyste qui ornait la vitrine de la galerie minéralogique ; mais ce que jusqu’alors j’avais pris aveuglément et sur la foi d’autrui pour un bloc de silex creux, de la grosseur d’un melon coupé par la moitié et tapissé à l’intérieur de cristaux prismatiques de taille et de groupements irréguliers, était en réalité un cirque de hautes montagnes renfermant un immense bassin rempli de collines abruptes hérissées d’aiguilles de quartz violet, dont la plus petite eût pu dépasser encore en volume et en élévation le dôme de Saint-Pierre de Rome.

Je ne m’étonnai plus dès lors de la fatigue que j’avais éprouvée en gravissant une de ces aiguilles rocheuses au pas de course, et j’eus une grande peur en me voyant sur la pente d’un précipice étincelant au fond duquel des chatoiements mystérieux m’appelaient par la fascination du vertige.

― Lève-toi et ne crains rien, me dit Laura ; dans le pays où nous sommes, la pensée marche et les pieds suivent. Celui qui comprend ne saurait tomber.

Elle marchait en effet, la tranquille Laura, sur ces talus rapides qui plongeaient de toutes parts vers l’abîme, et dont la surface polie recevait l’éclat du soleil et le renvoyait en gerbes irisées. Le lieu était admirable, et je reconnus bientôt que j’y marchais avec autant de sécurité que Laura. Enfin elle s’assit sur le bord d’une petite brisure en me demandant avec un rire enfantin si je reconnaissais la place.

― Comment la reconnaîtrais-je ? lui dis-je. N’est-ce pas la première fois que je viens ici ?

― Tête légère ! reprit-elle, ne te souvient-il déjà plus d’avoir, l’année dernière, touché maladroitement la géode et de l’avoir laissée tomber sur le pavé de la galerie ? Un des cristaux a été ébréché, tu ne t’en es pas vanté ; mais la trace de l’accident est restée, et la voici. Tu l’as assez regardée pour la reconnaître. Aujourd’hui, elle te sert de grotte pour abriter ta pauvre tête fatiguée de l’éclat du soleil sur la gemme.

― En effet, Laura, répondis-je, je la reconnais fort bien à présent ; mais je ne saurais comprendre comment une cassure à peine saisissable à l’œil nu, dans un échantillon que mes deux mains pouvaient contenir, est devenue une caverne où nous pouvons tous deux nous asseoir au flanc d’une montagne qui couvrirait tout l’emplacement de notre ville…

― Et au centre d’une contrée qui embrasse, reprit Laura, un horizon dont ta vue peut à peine saisir les profondeurs ? Tout cela t’étonne, mon pauvre Alexis, parce que tu es un enfant sans expérience et sans réflexion. Regarde bien cette contrée charmante, et tu comprendras sans peine la transformation que la géode te semble avoir subie.

Je contemplai longtemps et sans m’en lasser le site éblouissant que nous dominions. Plus je le regardais, mieux je m’habituais à en supporter l’éclat, et peu à peu il devint aussi doux pour mes yeux que la verdure des bois et des prairies de nos régions terrestres. J’y remarquais avec surprise des formes générales qui me rappelaient celles de nos glaciers, et bientôt même les moindres détails de cette cristallisation gigantesque me devinrent aussi familiers que si je les avais cent fois explorés dans tous les sens.

― Tu vois bien, me dit alors ma compagne en ramassant une des pierres brillantes qui gisaient sous nos pieds, tu vois bien que ce massif de montagnes creusé en cirque est tout pareil à ce caillou évidé par le milieu. Que l’un soit petit et l’autre immense, la différence n’est guère appréciable dans l’étendue sans bornes de la création. Chaque joyau de ce vaste écrin a sa valeur sans rivale, et l’esprit qui ne peut associer dans son amour le grain de sable à l’étoile est un esprit infirme, ou faussé par la trompeuse notion du réel.

Était-ce Laura qui me parlait ainsi ? Je cherchai à m’en rendre compte ; mais elle brillait elle-même comme la plus claire des gemmes, et mes regards, habitués déjà aux splendeurs du monde nouveau qu’elle m’avait révélé, ne pouvaient encore supporter le rayonnement qui semblait émaner d’elle.

― Ma chère Laura, lui dis-je, je commence à comprendre. Pourtant, voici là-haut, bien loin d’ici, et tout autour de l’horizon qui nous enferme, des pics de glace et des plaines de neige…

― Regarde la petite géode, dit Laura en me la mettant dans la main ; tu vois bien que les cristaux du pourtour sont limpides comme la glace et veinés de nuances opaques blanches comme la neige. Viens avec moi, et tu verras de près ces glaciers éternels où le froid est inconnu et où la mort ne peut nous surprendre.

Je la suivis, et ce trajet que j’estimais devoir être de plusieurs lieues fut parcouru en si peu d’instants, que je n’en eus pas conscience. Nous fûmes bientôt sur la cime la plus élevée du grand pic de glace, qui n’était en réalité qu’un colossal prisme de quartz hyalin laiteux, ainsi que le témoignait, en une maniable réduction, la géode que je tenais pour point de comparaison, et ainsi que Laura me l’avait annoncé ; mais quel spectacle grandiose se présenta de nouveau du haut de la cime du grand cristal blanc ! À nos pieds, le cirque de l’améthyste, noyé dans ses propres reflets, n’était plus qu’un petit accident du tableau, agréable par la douceur mélancolique de ses teintes lilas, et concourant par l’élégance de ses formes à l’harmonie de l’ensemble. Combien d’autres splendeurs se déroulaient dans l’espace !

― Ô Laura, ma chère Laura ! m’écriai-je, bénie sois-tu pour m’avoir amené ici ! Où as-tu appris l’existence et le chemin de ces merveilles ?

― Que t’importe ! répondit-elle ; contemple et savoure la beauté du monde cristallin. Le vallon de l’améthyste n’est, comme tu le vois, qu’un des mille aspects de cette nature inépuisable en richesses. Tu vois ici, sur l’autre versant du gros cristal, le monde charmant des jaspes aux veines changeantes. Aucun cataclysme n’a souillé et enfoui dans des mélanges barbares et dans des confusions brutales ces magnifiques et patients travaux de la nature. Tandis que, dans notre petit monde troublé et cent fois remanié, la gemme est brisée, dispersée, ensevelie en mille endroits inconnus et sombres, ici elle s’étale, elle étincelle, elle règne de toutes parts, fraîche et pure, et vraiment royale comme aux premiers jours de sa riante formation.

» Voici plus loin les vallées où la sardoine couleur d’ambre s’arrondit en collines puissantes, tandis qu’une chaîne d’hyacintes, d’un rouge sombre et luisant, complète l’illusion d’un incommensurable embrasement. Le lac qui les reflète à demi sur ses bords, mais dont le centre offre une surface de vagues mollement soulevées, c’est une région de calcédoines aux tons indécis, dont le moutonnement nébuleux te rappelle celui des mers sous l’action d’une brise régulière.

» Quant à ces masses de béryls et de saphirs, matière dont la rareté est si prisée chez nous, elles n’ont pas plus d’importance ici que les autres ouvrages de Dieu. Elles s’étalent à l’infini en colonnades élancées que tu prends peut-être pour de lointaines forêts, comme tu prends, je le parie, ces fines et tendres verdures de chrysoprase pour des bosquets, et ces efflorescences cristallines de pyromorphite pour des tapis de mousses veloutées caressant les bords du ravin de l’agate aux mille couleurs ; mais ceci n’est rien.

» Avançons un peu, tu découvriras les océans de l’opale où le soleil, ce diamant embrasé dont tu ne sais pas la puissance créatrice, se joue dans tous les reflets de l’arc-en-ciel. Ne t’arrête pas dans ces îles de turquoise, plus loin sont celles de la tendre lazulite et du lapis tout veiné d’or.

» Voici la folle labradorite qui fait miroiter ses facettes tour à tour incolores et nacrées, et l’aventurine à pluie d’argent qui montre ses flancs polis, tandis que la rouge et chaude almandie, chantée par un voyant qui s’appelait Hoffmann, concentre ses feux vers le centre de sa montagne austère.

» Quant à moi, j’aime ces humbles gypses roses qui se dessinent en longues murailles superposées jusqu’aux nues, et ces fluorites légèrement teintées de plus fraîches couleurs, ou encore les blocs de l’orthoclase, qu’on appelle chez nous pierre de lune, parce qu’elle a le suave reflet des rayons de cet astre.

» Si tu veux monter jusqu’aux pôles de ce monde enchanté, à travers les banquises de la séricolite satinée et de la limpide aigue-marine, nous allons voir les aurores boréales permanentes que l’homme n’a jamais contemplées, et tu comprendras que dans cet univers immobile selon toi, la vie la plus intense palpite en aspirations d’une si formidable énergie, que…

Ici, la voix enivrante de ma cousine Laura fut couverte par un fracas semblable à celui de cent millions de tonnerres. Cent milliards de fusées resplendissantes s’élevèrent dans un ciel noir que j’avais pris d’abord pour une incommensurable voûte de tourmaline, mais qui se déchira en cent milliards de lambeaux ardents. Tous les reflets s’éteignirent, et je vis à nu les abîmes de l’empyrée semés d’étoiles de couleurs si intenses et d’un volume si terrifiant, que je tombai à la renverse et perdis connaissance…

― Ce n’est rien, mon cher Alexis, me dit Laura en plaçant sur mon front quelque chose de froid qui me fit l’effet d’un glaçon. Reviens à toi et reconnais ta cousine, ton oncle Tungsténius et ton ami Walter, qui te conjurent de secouer cette léthargie.

― Non, non, ce ne sera rien, dit mon oncle, qui me tenait le poignet pour interroger les battements du pouls ; mais, une autre fois, quand tu auras un peu trop bavardé à déjeuner en avalant coup sur coup avec distraction des lampées de mon petit vin blanc du Neckar, ne t’amuse pas à casser avec ta tête les vitrines du cabinet et à disperser comme un fou les cristaux et les gemmes de la collection. Dieu sait quel dégât tu aurais pu faire, si nous ne nous étions trouvés là, sans compter que ta blessure eût pu être plus grave et te coûter un œil ou une partie du nez !

Je portai machinalement la main à mon front et je la retirai rougie de quelques gouttes de sang.

― Laisse cela tranquille, me dit Laura, je vais changer la compresse ; bois un peu de ce vulnéraire, mon enfant, et ne nous regarde pas d’un air égaré et confus. Moi, je suis bien certaine que tu n’étais pas ivre, et que ceci est un petit coup de sang produit par l’abus d’un travail ingrat.

― Ô ma chère Laura, lui dis-je avec effort en appuyant mes lèvres sur sa main, comment peux-tu appliquer le mot de travail ingrat à l’admirable voyage que nous avons fait ensemble dans le cristal ? Rends-moi cette resplendissante vision des océans d’opale et des îles de lapis ! Retournons aux verts bosquets de la chrysoprase et aux sublimes rivages de l’euclase et de la spinelle, ou aux fantastiques stalagmites des grottes d’albâtre qui nous invitaient à un si doux repos ! Pourquoi as-tu voulu me faire franchir les limites du monde sidéral et me faire voir des choses que l’œil humain ne peut supporter ?

― Assez, assez ! dit mon oncle d’un ton sévère. Ceci est la fièvre, et je te défends de dire un mot de plus. Va chercher le médecin, Walter ; et toi, Laura, continue à lui rafraîchir le cerveau avec des compresses.

Je crois que je fis une espèce de maladie et beaucoup de rêves confus dont les visions ne furent pas toujours agréables. La présence assidue du bon Walter me jetait précisément dans d’étranges terreurs. C’est en vain que j’essayais de lui prouver que je n’étais pas fou, en lui faisant une relation fidèle de mon voyage dans le cristal ; il secouait la tête et levait les épaules.

― Mon pauvre Alexis, me disait-il, c’est une chose triste et vraiment humiliante pour tes amis et pour toi-même, qu’au milieu d’enseignements sains et rationnels, tu te sois épris jusqu’au délire de ces misérables gemmes, bonnes tout au plus pour amuser les enfants et les amateurs de collections. Tu confonds tout dans ta cervelle, je le vois bien, les matières utiles avec les minéraux dont l’unique valeur est la rareté. Tu me parles de fantastiques colonnades de plâtre et de tapis de mousse en plomb phosphaté. Il n’est pas besoin de subir le charme de l’hallucination pour voir ces merveilles au sein de la terre, et les filons des mines offriraient à tes yeux, avides de formes bizarres et de couleurs suaves et brillantes, les trésors de l’antimoine aux mille aiguilles d’azur, du manganèse carbonaté en pâte d’un rose d’églantine, de la cérusite en faisceaux d’un blanc de perle, des cuivres modifiés dans toutes les nuances de l’arc-en-ciel, depuis les vertes malachites jusqu’aux azurites d’un bleu d’outremer ; mais toutes ces coquetteries de la nature ne prouvent rien, sinon des combinaisons chimique que ton oncle appellerait rationnelles, tandis que je les appelle fatales. Tu n’as pas assez vu le but de la science, mon cher enfant. Tu as farci ta mémoire de vains détails, et voilà qu’ils te fatiguent le cerveau sans profit pour la vie pratique. Oublie tes pics de diamant, le diamant n’est qu’un peu de carbone cristallisé. La houille est cent fois plus précieuse, et, en raison de son utilité, je la trouve plus belle que le diamant n’est beau. Rappelle-toi ce que je te disais, Alexis : la pioche, l’enclume, la sonde, le pic et le marteau, voilà les plus brillants joyaux et les plus respectables forces du raisonnement humain !

J’écoutais parler Walter, et mon imagination surexcitée le suivait dans la profondeur des excavations souterraines. Je voyais des reflets de torche illuminant tout à coup les veines d’or courant dans les flancs du quartz couleur de rouille ; j’entendais les voix rauques des mineurs s’engouffrant dans les galeries du fer ou dans les salles du cuivre, et leurs lourdes masses d’acier s’abattant sans merci avec une rage brutale sur les plus ingénieux produits du travail mystérieux des siècles. Walter, conduisant cette horde avide et barbare, me faisait l’effet d’un chef de Vandales, et la fièvre courait dans mes veines, la peur glaçait mes membres ; je sentais les coups résonner dans mon crâne, et je cachais ma tête dans les coussins de mon lit en criant :

― Grâce ! grâce ! la pioche, l’horrible pioche !

Un jour, mon oncle Tungsténius, me voyant calme, voulut me convaincre aussi que mon voyage dans les rayonnantes régions du cristal n’était qu’un rêve.

― Si tu as vu toutes ces jolies choses, me dit-il en souriant, je t’en félicite. Cela pouvait être assez curieux, surtout les îles de turquoise, si elles provenaient d’un gigantesque amas de la dépouille des animaux antédiluviens ; mais tu ferais mieux d’oublier ces exagérations de ta fantaisie et d’étudier, sinon avec plus d’exactitude, du moins avec plus de raisonnement, l’histoire de la vie dès son origine et durant tout le cours de ses transformations sur notre globe. Ta vision ne t’a présenté qu’un monde mort ou encore à naître. Tu avais peut-être trop pensé à la lune, où rien encore ne nous signale la présence de la vie organique. Il vaudrait mieux penser à cette succession de magnifiques enfantements qu’on appelle à tort les races perdues, comme si quelque chose pouvait se perdre dans l’univers, et comme si toute vie nouvelle n’était pas le remaniement des éléments de la vie antérieure.

J’écoutais plus volontiers mon oncle que mon ami Walter, parce que, malgré son bégaiement, il disait d’assez bonnes choses et ne méprisait pas autant que lui les combinaisons de la forme et de la couleur. Seulement, le sens du beau, qui m’avait été révélé par Laura dans notre excursion à travers le cristal, lui était absolument refusé. Il était susceptible d’admiration enthousiaste ; mais pour lui la beauté était un état de l’être en rapport avec les conditions de son existence. Il tombait en extase devant les plus hideux animaux des âges antédiluviens. Il se pâmait d’aise devant les dents du mastodonte, et les facultés digestives de ce monstre lui arrachaient des pleurs d’attendrissement. Tout était pour lui mécanisme, relation, appropriation et fonction.

Au bout de quelques semaines, je fus guéri et me rendis parfaitement compte du délire auquel j’avais été en proie. En me voyant redevenir lucide, on cessa de me tourmenter, et on se contenta de me défendre de reparler, même en riant, de la géode d’améthyste et de ce que j’avais vu du sommet du gros cristal blanc laiteux.

Laura était à cet égard d’une discrétion ou d’une sévérité à toute épreuve. Dès que j’ouvrais la bouche pour lui rappeler cette magnifique excursion, elle me la fermait avec la main ; mais elle ne me décourageait pas comme les autres.

― Plus tard ! plus tard ! me disait-elle avec un mystérieux sourire. Reprends tes forces, et nous verrons si tu as fait un rêve de poète ou de fou.

Je compris que je m’exprimais assez mal, et que ce monde qui m’avait paru si beau devenait ridicule en passant par le pédantisme prosaïque de ma narration. Je me promis de former mon esprit et de l’assouplir aux formes usitées du langage.

Je m’étais beaucoup attaché à Laura durant ma maladie. Elle m’avait distrait dans mes mélancolies, rassuré dans mes cauchemars, soigné en un mot comme si j’eusse été son frère. Dans l’état de faiblesse où je fus longtemps plongé, les ardeurs de l’amour n’avaient pu s’emparer que de mon imagination sous la forme de rêves fugitifs. Mes sens étaient restés muets, mon cœur ne parla réellement que le jour où mon oncle m’annonça le départ de ma cousine.

Nous revenions du cours, auquel j’avais assisté pour la première fois depuis ma maladie.

― Tu sais, me dit-il, que nous ne déjeunerons pas aujourd’hui avec Laura. La cousine Lisbeth est venue la chercher de grand matin. Elle n’a pas voulu qu’on te réveillât, pensant que tu éprouverais peut-être un petit chagrin à te séparer d’elle.

Mon oncle croyait naïvement que ce petit chagrin avorterait devant le fait accompli ; il fut très étonné de me voir fondre en larmes.

― Allons, dit-il, je te croyais guéri, et tu ne l’es pas, puisque tu t’affectes, comme un enfant, d’une si petite contrariété.

La contrariété fut une douleur, j’aimais Laura. C’était une amitié, une habitude, une confiance, une sympathie véritables, et pourtant Laura ne réalisait pas certain type que ma vision avait laissé en moi et qu’il m’eût été impossible de définir. Je l’avais vue dans le cristal plus grande, plus belle, plus intelligente, plus mystérieuse que je ne la retrouvais dans la réalité. Dans la réalité, elle était simple, bonne, enjouée, un peu positive. Il me semblait que j’eusse passé ma vie parfaitement heureux auprès d’elle, mais toujours avec l’aspiration d’un nouvel élan vers ce monde enchanté de la vision où elle se défendait en vain de m’avoir conduit. Il me semblait aussi qu’elle me trompait pour m’en faire oublier l’impression trop vive, et qu’il dépendait de son affection pour moi de m’y transporter de nouveau, quand mes forces me le permettraient.

II

Deux ans, durant lesquels je travaillai avec plus de fruit, s’écoulèrent sans que je revisse Laura. Elle avait été passer ses vacances à la campagne, et, au lieu de l’y rejoindre, j’avais été forcé de suivre mon oncle dans une excursion géologique en Tyrol. Enfin, Laura, plus belle et plus aimable que jamais, reparut un jour d’été.

― Eh bien, me dit-elle en me tendant les deux mains, tu n’es pas embelli, mon brave Alexis ; mais tu as une bonne figure d’honnête garçon qui fait qu’on t’aime et qu’on t’estime. Je sais que tu es redevenu parfaitement raisonnable et que tu es resté laborieux. Tu ne casses plus les vitrines de la collection avec ta tête sous prétexte de te promener dans les géodes d’améthyste et de gravir les pics escarpés du quartz hyalin laiteux. Tu vois qu’à force de te les entendre répéter durant ta fièvre, je sais les noms de tes montagnes favorites. À présent, tu deviens mathématicien, c’est plus sérieux. Je veux te remercier et te récompenser par une confiance et par un don. Sache que je me marie et reçois mon cadeau de noces, avec la permission de mon fiancé.

En me parlant ainsi, d’une main elle me désignait Walter, de l’autre elle passait à mon doigt la jolie bague de cornaline blanche que j’avais vue si longtemps au sien.

Je restai abasourdi, et je n’ai aucune idée de ce que je pus dire ou faire pour exprimer mon humiliation, ma jalousie ou mon désespoir. Il est probable que tout se concentra en moi au point de me faire paraître convenablement désintéressé ; car, lorsque j’eus recouvré la notion de ce qui m’environnait, je ne vis ni mécontentement, ni raillerie, ni surprise sur les bienveillantes figures de mon oncle, de ma cousine et de son fiancé. Je me jugeai quitte à bon marché d’une crise qui eût pu me rendre odieux ou ridicule, et j’allai m’enfermer dans ma chambre avec la bague, que je plaçai devant moi sur ma table, et que je contemplai avec l’amère ironie qu’exigeait la circonstance.

Ce n’était pas une cornaline vulgaire, c’était une pierre dure fort jolie, veinée de nuances opaques et translucides. À force de les interroger, je sentis qu’elles s’étendaient autour de moi, qu’elles remplissaient ma petite chambre jusqu’au plafond et qu’elles m’enveloppaient comme un nuage. J’éprouvai d’abord une sensation pénible comme celle d’un évanouissement ; mais peu à peu le nuage s’allégea, s’étendit sur un vaste espace et me transporta mollement sur la croupe arrondie d’une montagne, où tout à coup il se remplit au centre d’une vive irradiation d’or rouge qui me permit de voir Laura assise près de moi.

― Ami, me dit-elle en me parlant dans cette langue connue d’elle seule, qui avait le don de se révéler à moi subitement, ne crois pas un mot de ce que je t’ai dit devant notre oncle. C’est lui qui, voyant que nous nous aimions, et que tu étais encore trop jeune pour te marier, a imaginé cette fable pour t’empêcher de te distraire de tes études ; mais, sois tranquille, je n’aime pas Walter, et je ne serai jamais qu’à toi.

― Ah ! ma chère Laura, m’écriai-je, te voilà donc enfin redevenue brillante d’amour et de beauté, comme je t’ai vue dans l’améthyste ! Oui, je crois, je sais que tu m’aimes, et que rien ne peut nous désunir. D’où vient donc que, dans notre famille, tu te montres toujours si incrédule ou si railleuse ?

― Je pourrais te demander aussi, répondit-elle, pourquoi, dans notre famille, je te vois laid, gauche, ridicule et mal vêtu, tandis que, dans le cristal, tu es beau comme un ange et drapé dans les couleurs de l’arc-en-ciel ; mais je ne te le demande pas, je le sais.

― Apprends-le-moi. Laura ! Toi qui sais tout, donne-moi le secret de te paraître à toute heure et partout tel que tu me vois ici.

― Il en est de cela, mon cher Alexis, comme de tous les secrets des sciences que vous appelez naturelles : celui qui les sait peut vous affirmer que les choses sont, et comment elles sont ; mais, quand il s’agit du pourquoi, chacun donne son opinion. Moi, je veux bien te dire la mienne sur l’étrange phénomène qui nous place ici vis-à-vis l’un de l’autre en pleine lumière, tandis que, dans le monde appelé le monde des faits, nous ne nous voyons plus qu’à travers les ombres de la vie relative ; mais mon opinion ne sera rien autre chose que mon opinion, et, si je te la disais ailleurs qu’ici, tu me regarderais comme une insensée.

― Dis-la-moi, Laura ; il me semble qu’ici nous sommes dans le monde du vrai, et qu’ailleurs tout est illusion et mensonge.

Alors, la belle Laura me parla ainsi :

― Tu n’ignores pas qu’il y a en chacun de nous qui habitons la terre deux manifestations très distinctes en réalité, quoiqu’elles soient confuses dans notion de notre vie terrestre. Si nous en croyons nos sens bornés et notre appréciation incomplète, nous n’avons qu’une âme, ou, pour parler comme Walter, un certain animisme destiné à s’éteindre avec les fonctions de nos organes. Si, au contraire, nous nous élevons au-dessus de la sphère du positif et du palpable, un sens mystérieux, innomé, invincible, nous dit que notre moi n’est pas seulement dans nos organes, mais qu’il est lié d’une manière indissoluble à la vie universelle, et qu’il doit survivre intact à ce que nous appelons la mort.

» Ce que je te rappelle ici n’est pas nouveau : sous toutes les formes religieuses ou métaphysiques, les hommes ont cru et croiront toujours à la persistance du moi ; mais mon idée, à moi qui te parle dans la région de l’idéal, c’est que ce moi immortel n’est contenu que partiellement dans l’homme visible. L’homme visible n’est que le résultat d’une émanation de l’homme invisible, et celui-ci, la véritable unité de son âme, la face réelle, durable et divine de sa vie, lui demeure voilé.

» Où est-elle et que fait-elle, cette fleur de l’esprit éternel, tandis que l’âme du corps accomplit sa pénible et austère existence d’un jour ? Elle est quelque part dans le temps et dans l’espace, puisque l’espace et le temps sont les conditions de toute vie. Dans le temps, si elle a précédé la vie humaine, et si elle doit lui survivre, elle l’accompagne et la surveille jusqu’à un certain point ; mais elle n’est pas sous sa dépendance et ne compte pas ses jours et ses heures au même cadran. Dans l’espace, elle est certainement aussi dans une relation possible et fréquente avec le moi humain ; mais elle n’en est pas l’esclave, et son expansion flotte dans une sphère dont l’homme ne connaît pas les bornes. M’as-tu compris ?

― Il me semble que oui, lui répondis-je, et, pour résumer ta révélation de la façon la plus vulgaire, je dirais que nous avons deux âmes : l’une qui vit en nous et ne nous quitte pas, l’autre qui vit hors de nous et que nous ne connaissons pas. La première nous sert à vivre transitoirement, et s’éteint en apparence avec nous ; la seconde nous sert à vivre éternellement, et se renouvelle sans cesse avec nous, ou plutôt c’est elle qui nous renouvelle, et qui fournit, sans s’épuiser jamais, à toutes les séries de nos existences successives.

― Que diable écris-tu là ? s’écria près de moi une voix âpre et discordante.

Le nuage s’envola, emportant avec lui la rayonnante figure de Laura, et je me retrouvai dans ma chambre, assis devant ma table, et traçant les dernières lignes que Walter lisait par-dessus mon épaule.

Comme je le regardais avec stupéfaction, sans lui répondre :

― Depuis quand, ajouta-t-il, t’occupes-tu de billevesées philosophiques ? Si c’est avec ce nouveau genre d’hypothèses que tu prétends avancer dans la science pratique, je ne t’en fais pas mon compliment… Allons, laisse ce beau manuscrit, et viens prendre place au repas de mes fiançailles.

― Est-il possible, mon cher Walter, lui répondis-je en me jetant dans ses bras, que, par amitié pour moi, tu te prêtes à une feinte indigne d’un homme sérieux ? Je sais fort bien que Laura ne t’aime pas, et que tu n’as jamais songé à être son mari.

― Laura t’a dit qu’elle ne m’aimait pas ? reprit-il avec une tranquillité railleuse. C’est fort possible, et, quant à moi, si je songe à l’épouser, ce n’est pas depuis longtemps à coup sûr ; mais ton oncle a arrangé cela de longue main avec son beau-frère absent, et, Laura n’ayant pas dit non, j’ai dû consentir à dire oui… Ne crois pas que je sois épris d’elle ; je n’ai pas le temps, moi, de mettre mon imagination en travail pour découvrir dans cette bonne petite personne des perfections fabuleuses. Elle ne me déplaît pas, et, comme elle est fort sensée, elle ne m’en demande pas davantage pour le moment. Plus tard, quand nous aurons vécu des années ensemble, et que nous aurons associé nos volontés pour bien mener notre ménage et bien élever nos enfants, je ne doute pas de la bonne et solide amitié que nous aurons l’un pour l’autre. Jusque- là, c’est du travail à mettre en commun avec l’idée du devoir et le sentiment des égards réciproques. Tu peux donc me dire que Laura ne m’aime pas sans me surprendre et sans me blesser. Je serais même surpris qu’elle m’aimât, puisque je n’ai jamais songé à lui plaire, et je serais un peu inquiet de sa raison, si elle voyait en moi un Amadis. Vois donc, toi, les choses telles qu’elles sont, et sois sûr qu’elles sont telles qu’elles doivent être.

Je trouvai Laura parée pour le dîner ; elle avait une robe de taffetas blanc de perle à ornements de gaze rosée qui me rappela confusément le ton doux et chaud de la cornaline ; mais sa figure me sembla abattue et comme éteinte.

― Viens me donner confiance et courage, me dit-elle avec franchise en m’appelant à son côté. J’ai beaucoup pleuré aujourd’hui. Ce n’est pas que Walter me déplaise, ni que je sois fâchée de me marier. Je savais depuis longtemps qu’on me destinait à lui, et je n’ai jamais eu l’intention de devenir vieille fille ; mais le moment venu de quitter sa famille et sa maison est toujours pénible. Sois gai pour m’aider à oublier un peu tout cela, ou parlemoi raison pour que je redevienne gaie en croyant à l’avenir.

Combien le langage et la physionomie de Laura me parurent différents de ce qu’ils étaient dans le nuage émané de la cornaline ! Elle était si vulgairement résignée à son sort, que je reconnus bien l’illusion de mon rêve ; mais, chose étrange, je ne sentis plus aucune douleur à l’idée qu’elle épousait réellement Walter. Je retrouvais le sentiment d’amitié que ses soins et sa bonté m’avaient inspiré, et je me réjouissais même à l’idée que j’allais vivre près d’elle, puisqu’elle quittait sa résidence et venait s’installer dans notre ville.

Le repas fut très-gai. Mon oncle en avait chargé Walter, qui, en homme positif, s’entendait à bien manger, et qui l’avait commandé à un des meilleurs cuisiniers de louage de Fischhausen. Laura n’avait pas dédaigné de s’en occuper aussi, et la gouvernante l’avait rehaussé de quelques mots italiens de sa façon, fortement épicés et cuits dans un vin généreux. Walter mangea et but comme quatre. Mon oncle s’égaya même au dessert jusqu’à faire quelques madrigaux galants à l’adresse de la gouvernante qui n’avait guère plus de quarante-cinq ans, et il voulut ouvrir la danse avec elle lorsque les jeunes amies de Laura réclamèrent les violons.

Je valsais avec ma cousine. Tout d’un coup il me sembla que sa figure s’animait d’une beauté singulière et qu’elle me parlait avec feu dans le tourbillon rapide de la valse.

― Sortons d’ici, me disait-elle, on y étouffe ; traversons ces glaces qui répercutent le feu des bougies dans un interminable lointain. Ne vois-tu pas que c’est l’image de l’infini, et que c’est la route qu’il nous faut prendre ? Allons ! un peu de courage, un élan, et nous serons bientôt dans le cristal.

Tandis que Laura me parlait ainsi j’entendais la voix railleuse de Walter, qui me criait lorsque je passais près de lui :

― Hé ! attention, toi ! Pas si près des glaces ! Veux- tu donc briser aussi celles-là ? Ce garçon est un véritable hanneton qui va donnant de la tête dans tout ce qui brille.

On servit le punch. Je m’en approchai un des derniers, et me trouvai assis près de Laura.

― Tiens, me dit-elle en m’offrant le nectar refroidi dans un beau gobelet de cristal de Bohême, bois à ma santé, et montre-toi plus enjoué. Sais-tu bien que tu as l’air de t’ennuyer, et que ta figure distraite m’empêche de m’étourdir comme je le voudrais ?

― Comment veux-tu que je sois gai, ma bonne Laura, quand je vois que tu ne l’es pas ? Tu n’aimes pas Walter ; pourquoi se presser d’épouser sans amour, quand l’amour pourrait venir pour lui… ou pour un autre ?

― Il ne m’est pas permis, répondit-elle, d’en aimer un autre, puisque c’est lui que mon père a choisi. Tu ne sais pas tout ce qui s’est passé à propos de ce mariage. On t’a jugé trop jeune pour t’en faire part ; mais, pour moi qui suis encore plus jeune que toi, tu n’es pas un enfant, et, puisque nous avons été élevés ensemble, je te dois la vérité.

» Nous étions d’abord destinés l’un à l’autre ; mais tu t’es montré d’abord fort paresseux, ensuite fort pédant, et maintenant, malgré ta bonne volonté et ton intelligence, on ne sait pas bien encore à quelle carrière tu es propre. Je ne te dis pas cela pour te faire de la peine ; je trouve, quant à moi, qu’il n’y a pas encore de temps perdu pour ton avenir. Tu t’instruis, tu es devenu laborieux et modeste. Tu pourras fort bien être un savant universel comme mon oncle, ou un savant spécial comme Walter ; mais mon père, qui désire me voir mariée quand il reviendra se fixer près de moi, a chargé mon oncle et ma cousine Lisbeth de me trouver un mari d’un âge assorti au mien, c’est-à-dire un peu plus âgé que toi et occupé d’études très positives. Il met sur le compte de l’ignorance et de l’imagination les commencements malheureux de sa carrière commerciale, et il veut un gendre savant dans quelque industrie.

» À présent, mon père, las de voyages et d’aventures, paraît satisfait de sa position : il m’envoie une assez jolie somme pour ma dot ; mais il n’a pas voulu s’occuper de mon établissement. Il prétend qu’il est devenu trop étranger à nos usages, et que le choix fait par mes autres parents sera meilleur que celui qu’il pourrait faire lui-même ou seulement conseiller.

» Voilà donc les plans de ma pauvre mère renversés, car elle voulait nous unir ; mais elle n’est plus, et il faut bien avouer que la combinaison actuelle assure mieux mon avenir et le tien. Tu ne désires certainement pas entrer si tôt en ménage, et tu n’as ni fortune ni état lucratif, puisque tu ne sais pas même encore quelle est ta vocation.

― Tu parles de tout cela bien à ton aise, répondis-je. Il est possible qu’on me trouve, avec raison, un peu jeune pour me marier ; mais c’est un défaut dont on se corrige par la volonté. Si l’on ne m’eût pas laissé ignorer tout ce que tu me révèles, je n’aurais été ni paresseux ni pédant… Je ne me serais pas laissé entraîner par l’oncle Tungsténius dans l’examen d’hypothèses scientifiques que sa vie et la mienne ne suffiront pas à résoudre, et où d’ailleurs je ne suis peut- être pas porté par un génie spécial et une passion enthousiaste. J’aurais écouté les conseils de Walter, j’aurais étudié la science pratique et l’art industriel : je me serais fait forgeron, mineur, potier, géomètre ou chimiste ; mais il n’y a pas encore tant d’années perdues. Ce que mon oncle m’enseigne n’est pas inutile : toutes les sciences naturelles se tiennent étroitement, et la connaissance des terrains me conduit tout droit à la recherche et à l’exploitation des minéraux utiles. Donne-moi deux ou trois ans, Laura, et j’aurai un état, je t’en réponds, je serai un homme positif. Ne peux-tu m’attendre un peu ? es-tu si pressée de te marier ? n’as-tu aucune amitié pour moi ?

― Tu oublies, reprit Laura, une chose bien simple : c’est que, dans trois ans, j’aurai, aussi bien que toi, trois ans de plus, et que, par conséquent, il n’y aura jamais entre nous la distance d’âge exigée par mon père.

Et, comme Laura disait cela en riant, je m’emportai contre elle en reproches.

― Tu ris, lui disais-je, et moi, je souffre ; mais cela t’est bien égal, tu n’aimes ni Walter ni moi : tu n’aimes que le mariage, l’idée de t’appeler madame et de porter des plumes sur ton chapeau. Est-ce que, si tu m’aimais, tu ne ferais pas un effort pour réagir contre la volonté d’un père qui n’est probablement pas sans entrailles, et qui tient moins à ses idées qu’à ton bonheur ? Si tu m’aimais, est-ce que tu n’aurais pas compris que je t’aimais aussi, moi, et que ton mariage avec un autre me briserait le cœur ? Tu pleures de quitter ta maison de campagne, et ta cousine Lisbeth, et ta gouvernante Loredana, et peut-être aussi ton jardin, ton chat et tes serins ; mais pour moi tu n’as pas une larme, et tu me demandes de t’égayer pour que tu oublies tes petites habitudes où mon souvenir n’est absolument pour rien !

Et, comme je parlais ainsi avec dépit, en retournant dans ma main crispée mon verre vide, car je n’osais regarder Laura dans la crainte de la voir irritée contre moi, je vis tout à coup sa figure se refléter dans une des facettes du cristal de Bohême. Elle souriait, elle était merveilleusement belle, et j’entendis qu’elle me disait :

― Sois donc tranquille, grand enfant ! Ne t’ai-je pas dit que je t’aime ? Ne sais-tu pas que notre vie terrestre n’est qu’une vaine fantasmagorie, et que nous sommes à jamais unis dans le monde transparent et radieux de l’idéal ? Ne vois-tu pas que le moi terrestre de Walter est obscurci par les âcres vapeurs de la houille, que ce malheureux n’a aucun souvenir, aucun pressentiment de sa vie éternelle, et que, tandis que je me plais sur les hauteurs sereines où la lumière du prisme rayonne des feux les plus purs, il ne songe qu’à s’enfouir dans les opaques ténèbres de la stupide anthracite ou dans les sourdes cavernes où la galène opprime de son poids effroyable tout germe de vitalité, tout essor vers le soleil ? Non, non, Walter n’épousera en cette vie que l’abîme, et moi, fille du ciel, j’appartiens au monde de la couleur et de la forme ; il me faut les palais dont les murs resplendissent et dont les aiguilles chatoient dans l’air libre et l’éclat du jour. Je sens autour de moi le vol incessant et j’entends battement harmonieux des ailes de ma véritable âme, toujours emportée vers les hauteurs ; mon moi humain ne saurait accepter l’esclavage d’un hymen contraire à mes véritables destinées.

Walter m’arracha aux délices de cette vision, en me reprochant d’être ivre et de contempler ma propre image dans le cristal enfumé de mon verre. Laura n’était plus à mes côtés. J’ignore depuis combien d’instants elle était partie ; mais, jusqu’à celui où Walter vint me parler, j’avais vu distinctement sa charmante image dans le cristal. J’essayai d’y voir celle de Walter ; je reconnus avec terreur qu’elle ne s’y dessinait pas, et que cette substance limpide repoussait le reflet de mon ami comme si son approche l’eût changée en un bloc de charbon.

La soirée s’avançait. Laura s’était remise à danser avec une sorte de frénésie, comme si sa légèreté de caractère eût voulu protester contre les révélations de son être idéal. Je me sentis très-fatigué du bruit de cette petite fête, et je me retirai sans qu’on y prît garde. Je demeurais toujours dans une partie de l’établissement séparée du logement oncle par le jardin botanique ; mais, comme j’étais passé aide- conservateur du musée à la place de Walter, monté en grade, et que j’exerçais une jalouse surveillance sur les richesses scientifiques confiées à ma garde, je pris le chemin de la galerie minéralogique pour regagner mon domicile.

Je me dirigeais le long des vitrines, promenant la clarté de ma bougie sur les casiers, sans regarder devant moi, lorsque je me heurtais presque contre un personnage bizarre et de qui la présence en ce lieu, dont j’avais seul les clefs, ne laissa pas que de m’étonner beaucoup.

― Qui êtes-vous ? lui dis-je en lui portant ma lanterne près du visage et en lui parlant d’un ton de menace. Que venez-vous faire ici, et par où vous êtes- vous introduit ?

― Apaisez cette grande colère, me répondit le bizarre inconnu, et sachez qu’étant de la maison, j’en connais les aitres.

― Vous n’êtes pas de la maison, puisque j’en suis, moi, et que je ne vous connais pas. Vous allez Vous allez me suivre chez mon oncle Tungsténius pour vous expliquer.

― Alors, mon petit Alexis, reprit l’inconnu, car ce ne peut être que toi qui me parles, tu me prends pour un voleur !… Sache que tu te trompes considérablement, vu que les plus beaux échantillons de cette collection ont été fournis par moi, la plupart à titre de don gratuit. Certes, ton oncle Tungsténius me connaît, et nous irons le voir tout à l’heure ; mais, auparavant, je veux causer avec toi et te demander quelques renseignements.

― Je vous déclare, repris-je, qu’il n’en sera pas ainsi. Vous ne m’inspirez aucune confiance malgré la richesse de votre costume persan, et je ne sais ce que signifie un déguisement de ce genre sur le corps d’un homme qui parle ma langue sans aucune espèce d’accent étranger. Vous voulez certainement endormir mes soupçons en feignant de me connaître, et vous croyez m’échapper sans que je m’assure…

― Je crois, le ciel me protège, que tu comptes m’arrêter et me fouiller ! répliqua l’étranger en me regardant avec dédain. Ferveur de novice, mon petit ami ! C’est fort bien vu de prendre à cœur les devoirs de son emploi ; mais il faut savoir à qui on s’adresse.

En parlant ainsi, il me saisit par le cou avec une main de fer, sans me serrer plus qu’il n’était nécessaire pour m’empêcher de crier et de me débattre ; il me fit sortir de la galerie, dont je trouvai les portes ouvertes, et il me conduisit jusque dans le jardin sans me lâcher.

Là, il me fit asseoir sur un banc et s’assit à mes côtés en me disant avec un rire aussi étrange que sa figure, son habit et ses manières :

― Ah çà ! fais-moi le plaisir de me reconnaître et de demander pardon à ton oncle Nasias de l’avoir pris pour un crocheteur de portes. Reconnais en moi l’ex-mari de ta tante Gertrude et le père de Laura.

― Vous ! m’écriai-je, vous !

― Nasias est mon nom à l’étranger, répondit-il. J’arrive du fond de l’Asie, où j’ai fait, grâce à Dieu, d’assez bonnes affaires et d’assez précieuses découvertes. Apprends que je suis domicilié maintenant à la cour de Perse, où le souverain me traite avec la plus grande considération à cause de certaines raretés que je lui ai procurées, et que, si je me dérange de mes grandes occupations pour venir ici, ce n’est pas dans l’intention de dérober à votre petit musée quelques misérables gemmes dont le moindre rajah de l’Inde ne voudrait pas pour orner les doigts de pied ou le nez de ses esclaves. Laissons cela, et dis-moi si ma fille est mariée.

― Elle ne l’est pas, répondis-je avec impétuosité, et elle ne le sera pas encore, si vous consultez sa véritable inclination.

Mon oncle Nasias prit ma lanterne, qu’il avait posée près de nous sur le banc, et me la porta au visage comme j’avais fait envers lui quelques instants auparavant. Sa figure n’était pas précisément menaçante comme avait été la mienne ; elle était plutôt railleuse, mais avec une expression d’ironie glacée, implacable, navrante. Comme il me contemplait à son aise, j’eus dans mon angoisse le loisir de l’examiner aussi.

Dans mes souvenirs d’enfance, le père de Laura était un homme gras, blond, vermeil, d’une figure douce et riante ; celui que j’avais devant les yeux était maigre, olivâtre, d’un type à la fois énergique et rusé. Il portait sous le menton une petite barbe très noire qui ressemblait assez à celle d’une chèvre, et ses yeux avaient acquis une expression satanique. Il était coiffé d’un haut bonnet de fine fourrure d’un noir de jais et vêtu d’une robe chamarrée d’or et de broderies d’une richesse incomparable. Un magnifique cachemire de l’Inde ceignait sa taille, et un yatagan couvert de pierreries étincelait à son côté. Je ne sais si le soleil de l’Orient, les grandes fatigues des voyages, l’habitude des grands périls et la nécessité d’une vie mêlée de ruse et d’audace l’avaient transformé à ce point, ou si mes souvenirs étaient complètement infidèles : il m’était impossible de le reconnaître, et je restais dans le doute si je ne me trouvais pas aux prises avec un imposteur effronté.

Ce soupçon me donna la force de soutenir son regard acéré avec une fierté dont il se montra tout à coup satisfait. Il reposa la lanterne sur le banc et me dit d’un ton calme :

― Je vois que tu es un honnête garçon et que tu n’as jamais cherché à séduire ma fille. Je vois aussi que tu es un naïf, un sentimental, et que, si tu l’aimes, ce n’est point par ambition ; mais, d’après tes paroles, tu es amoureux et tu voudrais bien me voir rompre le mariage auquel j’ai consenti pour elle. Mets-toi bien dans l’esprit, mon cher neveu, que, si je le rompais, ce ne serait pas à ton profit, car tu n’es qu’un enfant, et je ne trouve dans ta figure aucune énergie spéciale qui promette une destinée brillante. Réponds-moi donc avec désintéressement, tu n’as rien de mieux à faire, et avec sincérité, puisque le hasard t’a fait naître honnête homme : qu’est-ce que ce Walter dont mon beau-frère Tungsténius et sa cousine Lisbeth m’ont écrit un si grand éloge ?

― Walter, répondis-je sans hésiter, est le plus digne garçon du monde. Il est franc, loyal et d’une conduite irréprochable. Il a de l’intelligence, du savoir et l’ambition de se distinguer dans la science pratique.

― Et il a une profession ?

― Il va en avoir une dans six mois.

― Fort bien, répliqua mon oncle Nasias, c’est le gendre qui me convient ; mais il aura la bonté d’attendre qu’il ait réellement le titre de son emploi. Je ne suis pas homme à changer d’idée, et je vais sur-le- champ le lui déclarer tout en faisant connaissance avec lui. Quant à toi, dépêche-toi d’oublier Laura, et, si tu veux devenir en peu de temps hardi, intelligent, riche et actif, apprête-toi à me suivre. Je repars dans quelques jours, et il ne tient qu’à toi que je t’emmène. Allons maintenant voir si la famille me reconnaîtra et me fera un meilleur accueil que le tien.

Je ne me sentis pas le courage de le suivre. J’étais brisé par la fatigue. Mon oncle Nasias était loin de m’être sympathique et n’annonçait point devoir être favorable à mes espérances ; mais le mariage de Laura était retardé, et il me semblait qu’en six mois, d’immenses événements pouvaient survenir et changer la face des choses.

Quand je m’éveillai, aux premières lueurs du jour, je fus surpris de voir Nasias dans ma chambre, étendu dans mon vieux fauteuil de cuir, et si profondément endormi, que j’eus le loisir de faire ma toilette avant qu’il eût ouvert les yeux. Il était tellement immobile et livide dans le crépuscule du matin, que, si je l’eusse vu pour la première fois ainsi, il m’eût effrayé comme un spectre. Je m’approchai de lui et le touchai. Il était singulièrement froid, mais il respirait très régulièrement et d’une façon si paisible, que sa figure inquiétante en était toute modifiée. Il paraissait ainsi le plus calme des trépassés et sa laideur étrange avait fait place à une étrange beauté.

Je me disposais à sortir sans bruit pour aller vaquer à mes occupations, lorsqu’il s’éveilla de lui-même et me regarda sans hostilité ni dédain.

― Tu es surpris, me dit-il, de me voir dans ta chambre ; mais sache que, depuis plus de dix ans, je ne me suis pas étendu dans un lit. Cette manière de dormir me serait insupportable. C’est tout au plus si, de temps à autre, en mes jours de paresse, je me couche dans un hamac de soie. En outre, habitué à une escorte, je n’aime pas à dormir seul. J’ai trouvé hier au soir la porte de ta chambre entrouverte, et, au lieu d’aller m’étouffer dans l’édredon que Laura m’avait fait préparer en plein été, je suis entré chez toi, et j’ai pris possession de ce fauteuil de cuir qui me convient beaucoup. Tu ronfles un peu fort, mais j’ai cru dormir au rugissement des lions qui rôdaient autour de mes bivacs, et tu m’as rappelé des nuits d’émotions assez agréables.

― Je suis heureux, mon oncle, lui répondis-je, que mon fauteuil et mon ronflement vous agréent, et je vous prie d’en disposer aussi souvent qu’il vous plaira.

― Je veux te rendre ta politesse, reprit-il ; viens maintenant dans ma chambre, j’ai à te parler.

Quand nous fûmes dans l’appartement que l’oncle Tungsténius lui avait fait préparer, et qui était le plus beau de l’établissement, il me montra son bagage dont l’exiguïté me surprit. Le tout consistait en une robe et un bonnet de rechange avec une petite caisse de linge de corps en foulard jaune, et une cassette de bronze encore plus petite.

― Voilà, me dit-il, la manière de voyager sans embarras d’un bout à l’autre de notre planète, et, quand tu auras adopté mes habitudes, tu verras qu’elles sont excellentes. Il faudra commencer par maigrir et par perdre les roses criardes de ton teint germanique, et, pour cela, il n’est pas de meilleur régime que de manger peu, de dormir tout habillé sur le premier siège venu, et de ne jamais s’arrêter plus de trois jours sous le même toit ; mais, avant de me charger de ton sort, ce qui n’est pas une médiocre faveur à te faire, je veux quelques explications sincères, et tu vas me répondre comme si tu étais devant…

― Devant qui, mon cher oncle ?

― Devant le diable prêt à te rompre les os en cas de mensonge, répondit-il en reprenant son sourire méchant et son regard infernal.

― Je n’ai pas l’habitude de mentir, lui dis-je ; je suis un honnête homme, et je ne fais pas de serments.

― Très-bien ; alors, réponds ! Qu’est-ce que cette

histoire de vitrine cassée, d’hallucinations, de voyage dans le cristal, dont mon beau-frère, durant ta maladie d’il y a deux ans, m’avait écrit quelque chose d’assez embrouillé que je me suis fait raconter hier soir par Laura ? Est-il vrai que tu aies voulu entrer par la pensée dans une géode tapissée de cristaux d’améthyste, que tu aies cru y entrer réellement, et que tu y aies vu la figure de ma fille ?

― Tout cela est malheureusement vrai, répondis-je. J’ai eu une vision extraordinaire, j’ai brisé une vitrine, je me suis fait une blessure à la tête, j’ai eu la fièvre, j’ai raconté mon rêve avec la conviction qu’il m’avait laissée, et, pendant quelque temps, on m’a cru fou. Pourtant, mon oncle, je ne le suis pas ; je suis guéri, je me porte bien, je travaille à la satisfaction de mes professeurs, je n’ai point une conduite extravagante, et rien ne m’eût rendu indigne d’être l’époux de Laura, si vous n’eussiez donné l’autorisation de l’engager à un autre qui désire médiocrement sa main, tandis que moi…

― Il ne s’agit pas de Laura, dit l’oncle Nasias avec un geste d’impatience ; il s’agit de ce que tu as vu dans le cristal. Je veux le savoir.

― Vous voulez m’humilier, je le vois bien, me faire dire que je n’ai pas ma raison, afin de me prouver ensuite par mes propres aveux que je ne peux pas épouser Laura…

― Encore Laura ? s’écria Nasias en colère. Vous m’ennuyez avec vos niaiseries ! Je vous parle de choses sérieuses, il faut me répondre. Qu’avez-vous vu dans le cristal ?

― Puisque vous le prenez ainsi, lui dis-je, irrité à mon tour, ce que j’ai vu dans le cristal est plus beau que ce que vous avez vu et verrez jamais dans le cours de vos voyages. Vous voilà bien fier et bien impérieux, parce que vous avez visité peut-être l’Océanie ou franchi l’Himalaya. Jeux d’enfant, mon cher oncle ! joujoux de Nuremberg en comparaison du monde sublime et mystérieux que j’ai vu comme je vous vois, et que j’ai parcouru, moi qui vous parle !

― À la bonne heure, voilà comment il faut parler ! reprit mon oncle, dont la figure courroucée était redevenue suave et caressante. Allons, raconte, mon cher Alexis ; je t’écoute.

Surpris de l’intérêt qu’il prenait à mon aventure, et au risque d’être engagé par lui dans un piège, je cédai au plaisir de raconter ce qui avait laissé en moi un souvenir si cher et si précis, ce que personne encore n’avait daigné écouter sérieusement. Je dois dire que j’eus, cette fois, un auditeur incomparable. Ses yeux brillaient comme deux diamants noirs, sa bouche entrouverte semblait boire avidement chacune de mes paroles ; il bondissait avec enthousiasme, m’interrompait par des cris de joie qui ressemblait à des rugissements, se tordait comme une couleuvre avec des éclats de rire convulsifs, et, quand j’eus fini, il me fit recommencer et nommer chaque station de mon voyage, chaque aspect du pays fantastique, en me demandant la distance relative, l’étendue, la hauteur, l’orientation de chaque montagne et de chaque vallée, comme s’il se fût agi d’une contrée réelle, et possible à parcourir autrement que sur les ailes de l’imagination.

Quand il eut cessé de s’écrier et que je crus pouvoir lui parler raison :

― Mon cher oncle, repris-je, vous me faites l’effet d’un esprit bien exalté, permettez-moi de vous le dire. Que ce pays existe quelque part dans l’univers, je ne peux pas en douter puisque je l’ai vu et que je peux le décrire ; mais qu’il soit utile de le chercher sur notre planète, voilà ce que je ne saurais croire. Nous n’avons donc pas à en trouver le chemin ailleurs que dans les facultés divinatoires de notre esprit et dans l’espérance de l’habiter un jour, si notre âme est aussi pure que le diamant, emblème de sa nature incorruptible.

― Mon cher enfant, répondit l’oncle Nasias, tu ne sais de quoi tu parles. Tu as eu une révélation, et tu ne la comprends pas. Tu ne t’es pas dit que notre petit globe était une grosse géode dont notre écorce terrestre est la gangue et dont l’intérieur est tapissé de cristallisations admirables, gigantesques, eu égard à ces petites aspérités de la surface que nous appelons des montagnes, et qui ne forment pas plus de saillies relatives que n’en offrent les rugosités d’une peau d’orange par rapport à la grosseur d’une citrouille. C’est ce monde que nous appelons souterrain qui est le véritable monde de la splendeur ; or, il existe certainement une vaste partie de la surface encore inconnue à l’homme, où quelque déchirure ou déclivité profonde lui permettrait de descendre jusqu’à la région de gemmes et de contempler à ciel ouvert les merveilles que tu as vues en rêve. Voilà, mon cher neveu, l’unique rêve de ma vie, à moi, l’unique but de mes longs et pénibles voyages. J’ai la conviction que cette déchirure ou plutôt cette crevasse volcanique dont je te parle existe aux pôles, qu’elle est régulière et offre la forme d’un cratère de quelques centaines de lieues de diamètre et de quelques dizaines de lieues de profondeur, enfin que l’éclat des amas de gemmes apparentes au fond de ce bassin est l’unique cause des aurores boréales, ainsi que ton rêve te l’a bien clairement démontré.

― Ce que vous dites là, mon cher oncle, n’est fondé sur aucune saine notion géologique. Mon rêve m’a présenté en grand des formes connues, des formes que les échantillons minéralogiques mettaient en petit sous mes yeux. De là l’espèce de logique qui m’a conduit dans le monde enchanté du système cristallo-géodique. Mais que savons-nous de la conformation intérieure de notre planète ? Nous sommes aussi certains que possible d’une seule chose : c’est qu’à trente ou trente- trois kilomètres de profondeur, la chaleur est si intense que les minéraux n’y peuvent exister qu’à l’état fusible. Comment, à supposer qu’on pût y descendre, serait-il donc possible à l’homme de n’être pas calciné en route, état que, vous en conviendrez, n’est pas favorable à l’exercice de ses facultés d’observation ? Quant aux aurores boréales…

― Tu es un écolier qui veut faire l’esprit fort, reprit mon oncle. Je te pardonne cela, c’est ainsi qu’on vous instruit, et je sais d’ailleurs que le fameux Tungsténius prétend tout expliquer sans tenir compte des instincts mystérieux qui sont plus puissants chez certains hommes que ces facultés d’observation trompeuse dont ton oncle est si vain. Sépare-toi dès aujourd’hui des arides dissertations de mon beau-frère, et n’écoute que moi, si tu veux t’élever au-dessus d’un vulgaire pédantisme. Tu es un voyant naturel, ne torture pas ton esprit pour le rendre aveugle.

» Sache que je suis un voyant, moi aussi, et que, devant les sublimes clartés de mon imagination, je me soucie fort peu de vos petites hypothèses scientifiques. Des hypothèses, des analogies, des inductions, la belle affaire ! Je vous en ferai par milliers, moi, des hypothèses, et toutes bonnes, bien que se contredisant les unes les autres.

» Voyons ! que signifient votre intensité du calorique et vos matières minéralogiques en fusion à trente-trois kilomètres de profondeur ? Vous procédez du connu à l’inconnu, et vous croyez saisir ainsi la clef de tous les mystères. Vous savez qu’à la profondeur de quarante mètres la chaleur est de onze degrés, et qu’elle augmente d’un degré centigrade par trente-trois mètres. Vous faites un calcul, et vous raisonnez sur ce qui se passe à deux ou trois mille kilomètres plus bas, sans songer que cette chaleur constatée par vous n’est peut- être due qu’à la rareté de l’air au fond d’un puits, tandis que, dans les grandes dislocations intérieures qui vous sont inconnues, circulent peut-être des masses d’air, des ouragans considérables qui ont, depuis des milliers de siècles, alimenté certains foyers volcaniques, lorsque sur d’autres points ils avaient, avec l’aide des eaux, éteint à jamais l’énergie du prétendu foyer central. Vous savez, d’ailleurs, que cette chaleur centrale n’est en rien nécessaire à l’existence terrestre, puisque toute vie à la surface est l’œuvre exclusive du soleil. Donc, votre noyau en fusion est une pure hypothèse dont je ne m’embarrasse guère, et que, d’ailleurs, je paralyse localement, dans la supposition d’une ouverture vers les pôles. Pourquoi, si les pôles sont nécessairement aplatis en raison de la force centripète qui agit sur eux d’une manière continue, ne seraient-ils pas creusés plus profondément qu’on ne le suppose par la réaction de la force centrifuge agissant toujours vers l’équateur ? Et si les pôles sont creusés jusqu’à la profondeur de trente- trois kilomètres, ce qui est en réalité une misère, comment la chaleur y subsisterait-elle depuis le temps que le fond de cet abîme est en contact avec le climat glacé de la région qu’il occupe ?

― Permettez, mon oncle ; vous parlez de climat glacé aux pôles. Vous n’ignorez pas que l’on croit aujourd’hui à l’existence d’une mer libre au pôle Nord. Les voyageurs qui ont pu en approcher y ont vu flotter des brumes et voler des oiseaux, indices certains d’une masse d’eau dégagée des glaces, et jouissant par conséquent d’une température supportable. Donc, s’il y a là une profondeur notable, il y a nécessairement une mer, et, s’il y a une mer ou seulement un lac, il n’y a pas de cratère où l’on puisse descendre, et votre hypothèse, car c’en est une bien plus hasardée que toutes celles de la science, tombe dans l’eau, c’est le cas de le dire.

― Mais, imbécile que tu es, reprit avec une colère brutale l’oncle Nasias, tout bassin maritime est un cratère, je ne dis pas volcanique, mais un cratère, une croupe d’origine ignée, et, si tu crois à l’existence d’une mer polaire, tu m’accordes la nécessité d’une immense excavation pour la contenir. Reste à savoir si cette excavation est vide ou remplie d’eau. Moi, je dis qu’elle est vide, parce qu’un foyer d’expansion quelconque la vide sans cesse, et qu’elle donne passage aux phénomènes électriques des aurores boréales, phénomènes dont je sais bien que tu voulais me parler. J’admets qu’elle exhale une douce chaleur, car je t’accorde, si tu y tiens absolument, un noyau igné situé au centre, et très loin de la cristallisation géodique à laquelle je me flatte de parvenir. Oui, je m’en flatte, et je le veux ! J’ai assez parcouru le monde équatorial pour être bien certain que la surface terrestre est très pauvre en gemmes, même dans ces contrées relativement riches, et ma résolution est prise d’aller explorer celles où la force centripète retient et concentre leurs incommensurables gisements, tandis que la force centrifuge ne fait que repousser vers l’équateur de misérables débris arrachés aux flancs appauvris de la planète, comme ces esquilles d’os brisés que rejettent les blessures tuméfiées de l’homme.

J’avoue que mon oncle Nasias me parut complètement fou, et que, craignant de le voir entrer dans quelque accès de fureur, je n’osai plus le contredire.

― Expliquez-moi donc, lui dis-je, pour changer un peu la marche de la conversation, quel intérêt si puissant, quelle curiosité si ardente vous poussent à la recherche de ces gisements de gemmes que je ne veux pas qualifier d’imaginaires, mais que vous me permettrez de croire difficiles à atteindre.

― Tu le demandes ! s’écria-t-il avec véhémence. Ah ! c’est que tu ne connais ni ma volonté, ni mon intelligence, ni mon ambition ; c’est que tu ignores par quelles spéculations patientes et immenses. Je vais te l’apprendre. Tu sais que je suis parti, il y a quinze ans, comme commis d’une maison qui faisait le commerce de la bijouterie de pacotille avec les naïves populations de l’Orient. Nos élégantes montures en chrysocale et la taille chatoyante de nos petits morceaux de verre charmaient les yeux des femmes et des guerriers demi-sauvages qui m’apportaient en échange d’antiques bijoux d’une valeur incontestable et de véritables pierres fines d’un très grand prix.

― Permettez-moi de vous dire, mon cher oncle, que ce commerce-là…

― Le commerce est le commerce, reprit mon oncle sans me donner le temps d’exprimer ma pensée, et les braves gens à qui j’avais affaire croyaient fermement de leur côté me prendre pour dupe. En de certaines localités où les gemmes se trouvent, ils pensaient, en me donnant un caillou ramassé sous leurs pieds, se moquer de moi, bien plus que je ne me moquais réellement d’eux en leur donnant, en échange d’une gemme qui ne leur coûtait rien, un produit de notre industrie européenne qui, en somme, valait quelque chose. Ils s’étonnaient même de ma libéralité, et, quand je la voyais sur le point de leur devenir suspecte, je jouais la folie, la superstition ou la poltronnerie ; mais je passe rapidement sur ces détails. Il te suffira de savoir que, du petit peuple, je passai assez vite aux petits souverains, et que mes cristaux montés en cuivre leur tournèrent également la tête.

» De succès en succès et d’échanges en échanges, j’arrivai à posséder des gemmes d’une grande valeur et à pouvoir m’adresser aux riches des contrées civilisées. Alors, je rendis à ma maison de commerce bon compte de ma mission ; je lui assurai d’utiles relations avec des peuples barbares que j’avais visités, et, sans cesser de lui être utile, je me créai pour mon compte une autre industrie qui fut de vendre ou de troquer de véritables pierres précieuses. À ce métier, je suis devenu un savant lapidaire et un brocanteur habile ; j’ai fait ma fortune.

» Je pourrais donc me reposer désormais, avoir un palais à Ispahan ou à Golconde, une villa au pied du Vésuve, ou un château féodal sur le Rhin, et manger mes rentes d’une façon princière sans m’inquiéter du pôle Nord ou Sud, et sans m’occuper de ce qui se passe dans ta cervelle ; mais je ne suis pas l’homme du repos et de l’insouciance : la preuve, c’est qu’en apprenant ta vision, j’ai résolu de tout quitter, au risque d’encourir la disgrâce du shah de Perse, pour venir ici t’interroger.

― Et aussi pour vous occuper du mariage de votre fille !

― Le mariage de ma fille est un détail. Je n’ai jamais vu ma fille dans le cristal, et je t’y ai vu, toi.

― Moi ? vous m’y avez vu ? Vous y voyez donc aussi ?

― Belle demande ! sans cela, croirais-je à ta vision ? Le cristal, vois-tu, et par cristal j’entends toute substance minéralogique bien et dûment cristallisée, n’est pas ce que pense le vulgaire ; c’est un miroir mystérieux qui, à un moment donné, a reçu l’empreinte et reflété l’image d’un grand spectacle. Ce spectacle fut celui de la vitrification de notre planète. Dites cristallisation si vous voulez, ce m’est tout un. La cristallisation est, selon vous, l’action par laquelle les molécules intégrantes d’un minéral se réunissent après avoir été dissoutes dans un fluide ? Que ce fluide soit brûlant ou glacé, peu m’importe, et je déclare qu’à l’égard des substances primitives vous n’en savez pas plus long que moi. Moi, j’admets l’ignition du monde primitif ; mais, si je t’accorde l’existence d’un foyer encore actif, je déclare qu’il brûle au centre d’un diamant qui est le noyau de la planète.

» Or, entre cette gemme colossale et la croûte des granits qui lui servent de gangue, s’ouvrent des galeries, des grottes, des intervalles immenses. C’est l’action d’un retrait qui a laissé certainement de grands vides, et ces vides, quand le calme s’y est rétabli, se sont remplis des gemmes les plus admirables et les plus précieuses. C’est là que le rubis, le saphir, le béryl, et toutes ces riches cristallisations de la silice combinée avec l’alumine, c’est-à-dire tout bonnement du sable avec l’argile, se dressent en piliers gigantesques ou descendent des voûtes en aiguilles formidables. C’est là que la moindre pierrerie dépasse la dimension des pyramides de l’Égypte, et celui qui verra ce spectacle sera le plus fortuné des lapidaires et le plus illustre des naturalistes. Or donc, ce monde cristallin, je l’ai vu dans une parcelle échappée du trésor, dans une gemme merveilleuse qui m’a montré ton image en même temps que la mienne, de même que tu as vu celle de Laura et la tienne propre dans une autre gemme. Ceci est une révélation d’un ordre extra-scientifique qui n’est pas donnée à tout le monde, et dont j’entends profiter.

» Il est évident pour moi que nous possédons tous deux un certain sens divinatoire qui nous vient de Dieu ou du diable, peu importe, et qui nous pousse irrésistiblement à la découverte et à la conquête du monde sous-terrestre. Ton rêve, plus complet et plus lucide que les miens, précise admirablement ce que j’avais pressenti : c’est que la porte du souterrain enchanté est aux pôles, et, comme le pôle Nord est le moins inaccessible, c’est vers celui-là qu’il faut nous diriger au plus vite…

― Permettez-moi de respirer, mon cher oncle, m’écriai-je à bout de patience et de politesse. Ou vous vous moquez de moi, ou vous mêlez à quelques notions scientifiques très incomplètes les chimères puériles d’un cerveau malade.

Nasias n’éclata point comme je m’y attendais. Sa conviction était si entière, qu’il se contenta, cette fois, de rire de mon incrédulité.

― Il faut en finir, dit-il, il faut que je constate un fait. Ou tu vois dans le cristal, ou tu n’y vois pas ; ou ton sens idéal subsiste en dépit des sottises de ton éducation matérialiste, ou ces sottises l’ont éteint en toi par ta faute. Dans ce dernier cas je t’abandonne à ta misérable destinée. Apprête-toi donc à subir une épreuve décisive.

― Mon oncle, répondis-je avec fermeté, il n’est pas besoin d’épreuve. Je ne vois pas, je n’ai jamais vu dans le cristal. J’ai rêvé que j’y voyais la représentation de mes fantaisies. C’est une maladie que j’ai eue, et que je n’ai plus, je le sens, du moment que vous voulez me démontrer l’évidence de ces vains fantômes. Je vous remercie de la leçon que vous avez bien voulu me donner, et je vous jure qu’elle me profitera. Permettez- moi d’aller travailler et de ne jamais reprendre un entretien qui me deviendrait trop pénible.

― Tu n’échapperas pas à mon investigation, s’écria Nasias en me regardant avec ironie essayer d’ouvrir sa porte, dont il avait préalablement, et sans que j’y fisse attention, retiré la clef. Je ne me paye pas de défaites, et je ne suis pas venu du fond de la Perse pour m’en aller sans rien savoir. N’essaye pas de te soustraire à mon examen, c’est fort inutile.

― Qu’exigez-vous donc, et quel secret prétendez-vous m’arracher ?

― J’exige une chose fort simple : c’est que tu regardes l’objet contenu dans cette petite boîte.

Il ouvrit alors avec une petite clef qu’il portait sur lui le coffret de bronze que j’avais déjà remarqué, et il plaça devant mes yeux un diamant d’une blancheur, d’une pureté, d’une grosseur si prodigieuses, qu’il me fut impossible d’en soutenir l’éclat. Il me sembla que le soleil levant entrait dans la chambre par la fenêtre et venait se concentrer dans ce brillant avec toute la puissance de son rayonnement matinal. Je fermai les yeux, mais ce fut inutile. Une flamme rouge remplissait mes pupilles, une sensation de chaleur insupportable pénétrait jusque dans l’intérieur de mon crâne. Je tombai comme foudroyé, et j’ignore si je perdis connaissance, ou si je vis dans le reflet de cette gemme embrasée quelque chose dont je fusse capable de rendre compte…

Il y a une grande lacune à cet endroit dans ma mémoire. Il m’est impossible d’expliquer l’influence qu’à partir de cet événement mystérieux Nasias exerça sur moi. Je ne fis plus, à ce qu’il faut croire, aucune objection à son étrange utopie, et ses fantasques aperçus géologiques m’apparurent sans doute comme des vérités d’un ordre supérieur qu’il ne m’était plus permis de discuter. Décidé à le suivre aux limites du monde, j’obtins seulement de lui qu’il imposerait à mon oncle Tungsténius l’obligation de ne pas disposer de la main de Laura avant notre retour et, de mon côté, je m’engageai à ne confier à personne, soit au moment des adieux, soit par lettres subséquentes, le but du gigantesque voyage que nous allions entreprendre.

Voilà, du moins je le présume, ce qui se passa entre mon oncle Nasias et moi ; car, je le répète, tout est confus pour moi dans la journée qui s’écoula entre la scène que je viens de rapporter et notre départ. Je crois me rappeler que je passai cette journée couché sur mon lit et anéanti par la fatigue, que, le lendemain, à la pointe du jour, Nasias m’éveilla, me posa sur le front je ne sais quelle amulette invisible qui me rendit spontanément mes forces, et que nous quittâmes la ville sans prévenir personne et sans emporter les souhaits et les bénédictions de la famille, enfin que nous gagnâmes rapidement le port de Kiel, où nous attendait un navire appartenant à mon oncle et tout équipé en vue d’un

voyage au long cours dans les mers polaires.

III

Je ne dirai rien de notre traversée atlantique. J’ai tout lieu de croire qu’elle fut heureuse et rapide ; mais rien ne put distraire mon attention absorbée, concentrée pour ainsi dire dans une seule pensée, celle de complaire à Nasias et de mériter la main de sa fille.

Quant au monde cristallin, j’y songeais fort peu de moi-même. Mon esprit, paralysé à l’endroit du raisonnement, n’essayait pas la moindre objection contre les certitudes que mon oncle développait devant moi avec une singulière énergie et un enthousiasme toujours croissant. Ses ardentes suppositions m’amusaient comme des contes de fées, à ce point que je ne distinguais pas toujours les résultats de son imagination d’une réalité qui se serait déjà produite autour de moi ; cependant, nos entretiens à ce sujet amenaient toujours chez moi un état singulier de fatigue intellectuelle et physique, et je me trouvais toujours étendu sur mon lit dans ma cabine, sortant d’un profond sommeil dont il m’était impossible de déterminer la durée et de me retracer les songes fugitifs. J’aurais pu soupçonner mon oncle de mêler à ma boisson quelque drogue mystérieuse qui mettait ma volonté et ma raison en son pouvoir de la manière la plus absolue ; mais je n’avais pas même l’énergie du soupçon. La disposition de confiance et de crédulité enfantine où je me trouvais avait son charme inexprimable, et je ne désirais pas m’y soustraire. En outre, j’étais, comme le reste de l’équipage et comme son chef, plein de santé, de bien- être, de courage et d’espérance.

Voilà tout ce que je puis dire de moi jusqu’au moment où mes souvenirs prennent de la netteté, et ce moment arriva lorsque notre brick franchit les colonnes d’Hercule du Nord, situées, comme chacun sait, à l’entrée du détroit de Smith, entre les caps Isabelle et Alexandre.

Malgré la fréquence et l’intensité des tempêtes dans cette région et à cette époque de l’année, aucun danger sérieux n’avait retardé notre marche, ni compromis la solidité de notre excellent navire. Seulement, à la vue des rives austères qui se dressaient de chaque côté du canal, encombré de montagnes de glace plus disloquées et plus menaçantes que toutes celles que déjà nous nous étions habitués à côtoyer, mon cœur se serra, et le visage des plus hardis matelots prit une expression de sombre recueillement, comme si nous fussions entrés dans le royaume de la mort.

Nasias seul montra une gaieté étonnante. Il se frottait les mains, souriait aux icebergs effroyables comme à de vieux amis longtemps attendus, et, si la gravité de son rôle de commandant de l’expédition l’eût permis, il eût, en dépit du vigoureux roulis qui nous ballottait sans relâche, dansé sur le pont.

― Qu’est-ce à dire ? s’écria-t-il en voyant que j’étais loin de partager son ivresse ; sens-tu déjà le froid, et dois-je aviser au moyen de te réchauffer ?

Sa figure était devenue tout à coup si despotique et si railleuse, que je me sentis effrayé de cette offre dont je ne comprenais pas le sens et que je ne désirais pas me faire expliquer. Je secouai ma torpeur et fis bonne contenance jusqu’au cap Jackson, où nous arrivâmes non sans fatigue, mais sans obstacle, à la mi-août, par- delà le 80e degré de latitude, et où Nasias décréta notre hivernage dans la baie de Wrigt, vers l’extrême nord du Groënland. Il nous restait bien peu de temps pour nous préparer à cette rude et périlleuse station. Les jours diminuaient d’une manière rapide, et j’ignore comment, à cette changeante limite des mers navigables, nous avions pu parvenir si tard sans être bloqués ; tant il y a que nous touchions à la ligne de la glace fixe, et qu’à peine entrés dans la baie, nous fûmes saisis comme par l’immobilité du sépulcre.

Notre équipage, composé de trente hommes, ne fit entendre aucun murmure. Outre que Nasias était pour eux l’objet d’une foi presque superstitieuse, le Tantale (c’était le nom du navire) était si bien approvisionné, si riche, si commode et si spacieux, que personne n’était effrayé d’y subir une nuit de plusieurs mois. L’installation se fit avec ordre et rapidité, et le jour où le pâle soleil de septembre, après nous être apparu un instant, se coucha derrière les aiguilles faiblement empourprées du glacier dit de Humboldt pour ne plus se relever de longtemps, on fêta à bord ses funérailles par une véritable orgie. Nasias, jusque-là si sévère sur la discipline et si sagement économe de nos ressources, permit à l’équipage de boire jusqu’à l’ivresse, et de remplir de clameurs sauvages, de chants et de cris insensés la sourde atmosphère de ténèbres et de brumes qui tombait sur nous.

Alors, il m’emmena dans sa cabine, qui était toujours parfaitement chauffée, j’ignore par quel moyen, et il me parla ainsi :

― Tu t’étonnes sans doute, mon cher Alexis, de l’imprudence de ma conduite ; mais sache que tout est prévu et que je n’agis point au hasard. Ce misérable équipage dont les vociférations nous rompent la tête est destiné à périr ici, car il me devient dès aujourd’hui parfaitement inutile et passablement incommode. J’entends poursuivre seul avec toi et une bande de chasseurs esquimaux, qui doit dès cette nuit nous rejoindre, mon voyage sur la mer à glace fixe jusqu’à la mer libre qui est le but de mes travaux. Apprête-toi donc à partir dans quelques heures et munis-toi de tout ce qu’il faut pour écrire la relation désormais intéressante de notre voyage.

Je restai quelques instants stupéfait.

― Y songez-vous, mon oncle ? dis-je enfin en m’efforçant de ne pas irriter par un accent d’indignation celui à qui j’avais confié si imprudemment mon sort ; n’êtes-vous pas satisfait d’avoir atteint sans encombre une limite que nul navire avant le vôtre n’avait pu choisir pour hiverner, de n’avoir encore perdu aucun homme, ni vu avarier aucune partie de vos provisions ? Comment pouvez-vous croire à la possibilité d’aller plus loin, durant la longue absence du soleil, par le froid le plus rigoureux que les animaux sauvages puissent supporter ? Comment vous flattez-vous de voir arriver des naturels, quand vous savez que ces malheureux sont maintenant blottis à plusieurs centaines de lieues vers le sud, dans leurs cabanes de neige chauffées à quatre-vingt-dix degrés ? Et, chose plus étonnante encore, comment admettez-vous l’idée de laisser périr ici un si vaillant et si excellent équipage, au mépris de toutes les lois divines et humaines ? Ceci est une de ces terribles plaisanteries par lesquelles vous avez juré de m’éprouver, mais à laquelle un enfant de quatre ans ne croirait pas ; car, si vous ne vous souciez pas de vos braves compagnons de voyage, vous vous souciez bien un peu, j’imagine, des moyens de revenir en Europe et d’un magnifique navire qui ne peut se passer d’entretien journalier et de sauvetage au besoin.

― Je vois, reprit Nasias en éclatant de rire, que la prudence et l’humanité se marient agréablement dans tes sages préoccupations. Je vois aussi que la peur et le froid ont affaibli ta pauvre cervelle et qu’il est temps de te ranimer par un moyen dont tu n’as pas conscience, mais qui n’a jamais manqué son effet sur toi.

― Que voulez-vous donc faire ? m’écriai-je, épouvanté de son regard cruellement moqueur.

Mais, avant que j’eusse pu gagner la porte de sa cabine, il tira de son sein la petite boîte de bronze qui ne le quittait jamais, l’ouvrit, et présenta brusquement à mes yeux l’énorme diamant dont l’effet inexplicable m’avait mis en sa puissance. Cette fois, j’en supportai l’éclat, et, malgré l’indicible souffrance que la chaleur de la gemme produisait dans ma tête, je ressentis en même temps je ne sais quelle amère volupté à m’en laisser pénétrer.

― Fort bien, dit Nasias en le replaçant dans la boîte, tu t’y habitues, je le vois, et l’effet devient excellent. Encore deux ou trois épreuves, et tu verras aussi clair dans cette étoile polaire que dans ta pauvre géode d’améthyste. À présent, tes doutes sont dissipés, ta confiance est revenue, et ta touchante sensibilité est convenablement émoussée. N’éprouves-tu pas aussi un certain plaisir à subir cette sorte d’opération magnétique qui te délivre du fardeau de ta vaine raison et du lourd bagage de ta petite science pédagogique ? Allons, allons, tout va bien. J’entends les chants délicieux de nos nouveaux compagnons de voyage. Ils seront ici dans un instant. Allons les recevoir.

Je le suivis sur le pont désert, où régnait un profond silence, et, en prêtant l’oreille, je distinguai dans l’éloignement la plus étrange et la plus horrible clameur. C’était un immense glapissement de voix aiguës, plaintives, sinistres, grotesques, et à chaque instant le sabbat s’approchait, comme porté par une rafale. Pourtant l’air était calme, et la brume compacte n’était déchirée par aucun souffle de vent. Bientôt, la bacchanale invisible fut si près de nous, que mon cœur se serra d’effroi ; il me sembla qu’une bande de loups affamés allait nous assiéger.

Je questionnai mon oncle, qui me répondit tranquillement :

― Ce sont nos guides, nos amis et leurs bêtes de trait, créatures intelligentes, robustes et fidèles, que je n’ai pas voulu entasser à bord, et qui viennent nous rejoindre conformément à la convention faite dans le sud du Groënland.

J’allais demander à mon oncle à quelle étape du voyage il avait fait cette convention, lorsque je vis une multitude de points rouges s’agiter sur la glace autour des flancs emprisonnés du navire, et je pus distinguer, à la lueur étouffée de ces flambeaux de résine, les étranges compagnons qui nous arrivaient. C’était une bande de hideux Esquimaux accompagnés d’une bande de chiens maigres, affamés, hérissés et plus semblables à des bêtes féroces qu’à des animaux domestiques, attelés par trois, par cinq ou par sept, à une longue file de traîneaux plus ou moins grands, et dont quelques-uns portaient de légères pirogues. Quand ils furent à portée de la voix, mon oncle, s’adressant au chef de la bande, lui dit d’une voix forte :

― Faites taire vos bêtes, éteignez vos flambeaux et rangez-vous ici. Que je vous compte et que je vous voie !

― Nous sommes prêts à t’obéir, grand chef angekok, répondit l’Esquimau, saluant ainsi mon oncle du titre consacré dans son langage aux magiciens et aux prophètes ; mais, si nous éteignons nos torches, comment pourras-tu nous voir ?

― Ceci ne vous regarde pas, reprit mon oncle ; faites ce que je vous dis.

Il fut obéi instantanément, et cette répugnante fantasmagorie d’être basanés, trapus, difformes dans leurs vêtements de peau de phoque, ces figures à nez épaté, à bouche de morse et à yeux de poisson rentrèrent à ma grande satisfaction dans la nuit.

Toutefois, le soulagement ne fut pas de longue durée. Une clarté vive, dont un instant je crus être le foyer, inonda le navire, la caravane et la glace aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, perçant ou plutôt dissipant le brouillard autour de notre station. Je ne cherchai pas longtemps la cause de ce phénomène, car, en me retournant vers mon oncle, je vis qu’il avait placé à son bonnet le magnifique diamant oriental jusque-là si pénible à contempler, et maintenant aussi secourable que l’eût été un astre portatif ; car, en même temps qu’il éclairait l’horrible nuit à une distance considérable, répandait une chaleur aussi douce que celle d’un printemps d’Italie.

À la vue, à la sensation de ce prodige, tous les Esquimaux, stupéfaits et ravis, se prosternèrent sur la neige, et les chiens, cessant les rauques murmures qui avaient succédé à leurs cris perçants, se mirent à japper et à bondir en signe de joie.

― Vous le voyez, dit alors mon oncle, jamais avec moi vous ne manquerez de chaleur ni de lumière. Relevez-vous et faites monter ici les plus forts et les moins laids d’entre vous. Qu’ils chargent toutes les provisions que pourront contenir vos traîneaux. Je ne veux que la moitié des hommes ; le reste hivernera ici, si bon lui semble. Je lui abandonne ce navire et tout ce qu’il contiendra quand j’aurais pris ce dont j’ai besoin.

― Sublime angekok, s’écria le chef tremblant de peur et de convoitise, si nous prenons ton navire, tes hommes d’équipage ne nous tueront-ils pas ?

― Mes hommes d’équipage ne tueront personne, répondit Nasias d’un ton sinistre. Montez sans crainte, mais qu’aucun de vous ne songe à voler le moindre objet de ce que je prétends me réserver, car à l’instant même j’incendie le navire et tous ceux qui s’y trouveront.

Et, pour leur prouver qu’il avait ce pouvoir, il frappa du doigt son diamant et en fit sortir un brillant jet de flamme qui s’envola dans les airs en répandant une pluie d’étincelles.

Je ne m’occupai ni du travail des Esquimaux, ni du chargement de leurs véhicules. En dépit du charme qui m’enveloppait, je ne songeais qu’aux mystérieuses paroles de Nasias et au lugubre silence qui depuis longtemps avait succédé sur le navire aux vacarmes de l’orgie. Aucun matelot n’était sur le pont. L’homme de quart et le timonier avaient abandonné leur poste. L’arrivée bruyante des naturels n’avait troublé chez aucun de nos compagnons le sommeil de l’ivresse.

Je comprenais bien que mon oncle emportait ou donnait aux nouveaux arrivants toute la nourriture et tous les vêtements nécessaires à l’équipage. Leur abandonnait-il aussi la vie de ces malheureux, maintenant hors de défense ? Les Esquimaux n’ont rien de féroce dans le caractère, mais ils sont voraces comme des requins et larrons comme des pies. Nul doute qu’à leur réveil nos gens ne se trouvassent condamnés à périr de froid et de faim.

Ma conscience engourdie se réveilla. Je résolus de faire au besoin révolter l’équipage, s’il était possible de lui faire comprendre sa situation, et je m’élançais dans le réfectoire, où je les trouvai tous couchés pêle-mêle sur les divans ou sur le plancher, au milieu des débris de bouteilles cassées et des tables renversées.

Que s’était-il passé dans cette fête sinistre ? Le sang mêlé au vin et au gin répandus formait une mare déjà gluante où se collaient leurs mains immobiles et leurs vêtements souillés. C’était une épouvantable scène d’hébétement ou de désastre succédant à quelque frénésie de rage ou de désespoir. J’appelai en vain ; autour de moi régnait le silence de l’épuisement… de la mort peut-être !

Je tâtai la première face qui me tomba sous la main : elle était glacée. La lampe fumante et noircie remplissait d’une âcre fumée ce sépulcre empesté déjà par la puanteur de l’orgie, et, penchée sur son support, répandait ses dernières gouttes d’huile sur des cheveux dressés dans une dernière épouvante. Plus un mouvement, plus un gémissement, plus un râle. Ils étaient tous blessés, mutilés, méconnaissables, assassinés les uns par les autres. Quelques-uns étaient morts en essayant de se réconcilier, et gisaient les bras enlacés, après avoir échangé dans la lie et le sang un suprême et navrant adieu.

Je restais pétrifié devant ce tableau d’horreur, quand je sentis une main me saisir. C’était celle de Nasias qui m’entraînait dehors, et, comme s’il eût pu lire dans ma pensée :

― Il est trop tard, dit-il en ricanant ; ils ne se révolteront pas contre l’arrêt qui les sauve d’une mort lente cent fois plus cruelle que celle-ci. Je leur ai versé le vin de la fureur, et, en luttant contre des ennemis imaginaires, ils ont pu se consoler par le rêve d’une vaillante mort. Ils sont bien là : les Esquimaux leur donneront sous la glace la sépulture qui convient à de hardis explorateurs. Allons, tout est prêt, suis-moi. Que la chose te plaise ou non, il ne t’est plus possible de reculer.

― Je ne vous suivrai pas ! m’écriai-je. Vous ne me fascinerez plus. Le crime que vous venez de commettre me délivre de votre ascendant odieux. Vous êtes un lâche, un assassin, un empoisonneur, et, si je ne vous regardais comme un fou…

― Que ferais-tu au père de Laura ? répliqua mon oncle. Veux-tu donc la rendre orpheline, et pourrais-tu à toi seul la ramener du fond de ces déserts ?

― Que voulez-vous dire ? Se peut-il que Laura… ? Non, non !… Vous êtes en démence !

― Regarde ! répondit Nasias, qui m’avait entraîné sur le pont.

Et je vis dans un nimbe d’azur l’angélique figure de Laura debout sur la première marche de l’escalier extérieur, et s’apprêtant à sortir du brick.

― Laura, m’écriai-je, attends-moi ! Ne t’en va pas seule !

Et je m’élançai vers elle ; mais elle mit un doigt sur ses lèvres, et me montrant les traîneaux, elle me fit signe de la suivre et disparut avant que j’eusse pu la rejoindre.

― Calme-toi, dit mon oncle, Laura voyagera seule dans un traîneau que j’ai amené pour elle. C’est elle désormais qui porte au front notre étoile polaire et qui ouvrira notre marche vers le nord. Nous ne pouvons la suivre qu’à la distance qu’il lui plaira de mettre entre son chariot et les nôtres ; mais sois sûr qu’elle ne nous abandonnera pas, puisqu’elle est notre lumière et notre vie.

Convaincu que, cette fois, j’étais le jouet d’un rêve, je suivis machinalement mon oncle, qui me fit entrer dans le traîneau réservé pour moi. J’y étais seul, couché dans une sorte de lit de fourrure, et, armé d’un fouet attaché à mon bras par une courroie, je ne songeais nullement à m’en servir. J’étais plongé dans une étrange torpeur. J’essayai de me retourner sur ma couche ambulante, comme pour me débarrasser d’un songe extravagant : ce fut inutile ; il me sembla que j’étais lié et garrotté dans ma prison de fourrure. J’essayai de voir encore le spectre de Laura ; je ne distinguai qu’une lueur confuse et lointaine, et bientôt il me devint impossible de savoir si je dormais ou si j’étais éveillé, si j’étais arrêté sur la glace ou sur la terre, ou emporté dans une course rapide par une cause inconnue.

J’ignore combien de temps je passai dans cet étrange état. Le jour ne paraissant pas et ne devant pas paraître, et la brume cachant l’aspect du ciel, je m’éveillai et me rendormis sans doute plusieurs fois, sans pouvoir me rendre compte du cours des heures. Enfin je me sentis bien éveillé, et ma vision devint nette. Le brouillard avait complètement disparu, le ciel étincelait de constellations dont la position me permit de déterminer l’heure, à peu de chose près. Il pouvait être environ midi, et j’avais fait beaucoup de chemin, ou j’étais en route depuis plusieurs semaines.

Je courais sur la neige unie et dure comme un dallage de marbre, emporté par mes chiens, qui, sans être dirigés, suivaient exactement la trace de deux autres traîneaux lancés à toute vitesse. Derrrière venait la file des autres traîneaux portant les Esquimaux et les approvisionnements.

Nous suivions un étroit chenal glacé situé entre deux formidables banquises, tantôt de quelques centaines, tantôt de quelques milliers de pieds de haut. Une vive clarté de saphir semblait émaner de ces régions terribles ; je les voyais enfin sous leur véritable aspect, délivré que j’étais de toute appréhension formulée et de toute appréciation morale de ma situation. Je ne sentais ni froid ni chaud, ni tristesse ni frayeur. L’air me semblait doux et souple, mon lit de fourrure moelleux, et la course légère de mes chiens sur un sol admirablement nivelé me procurait un bien-être enfantin.

Notre passage ne faisait pas plus de bruit dans cette solitude que celui d’un vol de spectres. Je crois que toute la caravane dormait profondément ou s’abandonnait comme moi à une nonchalante rêverie. De temps à autre, un chien mordait son voisin pour l’empêcher de se ralentir, et celui-ci mordant un troisième, comme c’est la coutume de ces animaux de trait, un cri de colère canine ranimait l’ardeur d’un attelage, et me rappelait au sentiment de la locomotion et de la vie ; mais ces bruits secs et rapides, amortis par l’effet de la neige, se perdaient brusquement, et le mutisme absolu de l’hiver polaire reprenait sa rassurante et solennelle éloquence. Pas un craquement dans les glaces, pas un éboulement de neige, rien qui pût faire pressentir les horribles cataclysmes que le dégel amène dans ces masses flottantes.

Était-ce l’effet d’un éternel crépuscule, ou la magie des reflets de ces blocs limpides, ou de quelque autre phénomène dont la notion m’échappait ? Je voyais clair, non pas comme en plein jour, mais comme sous l’action d’une lumière électrique voilée tantôt de bleu verdâtre, tantôt rehaussée de pourpre ou de jaune d’or. Je distinguais les moindres détails du sublime décor que nous traversions, et qui, changeant à chaque pas de forme et d’aspect, présentait une suite de merveilleux tableaux. Tantôt les icebergs se découpaient en blocs anguleux qui projetaient au-dessus de nos têtes d’immenses dais frangés de stalactites, tantôt leurs flancs s’écartaient, et nous traversions une forêt de piliers trapus, évasés, monstrueux champignons surmontés de chapiteaux d’un style cyclopéen. Ailleurs, c’étaient des colonnes élancées, des arceaux prodigieux, des obélisques réguliers, ou entassés les uns sur les autres, comme s’ils eussent voulu escalader le ciel, puis des cavernes d’une profondeur miroitante et insaisissable, de lourds frontons de palais indigents gardés par des monstres informes. Toutes les idées d’architecture étaient là comme ébauchées, puis abandonnées dans l’accès d’un incommensurable délire, ou arrêtées subitement par des désastres inénarrables.

Ces régions fantastiques serrent le cœur de l’homme, parce qu’il n’en aborde pas les menaces implacables sans avoir fait le sacrifice de sa vie, et qu’il la sent ébranlée à toute heure par des forces que sa science, son courage et son industrie n’ont pas encore pu vaincre ; mais, dans la situation exceptionnelle où je me trouvais, le corps protégé par un bien-être inexprimable et l’esprit noyé dans une sécurité plus étonnante encore, je ne voyais que le grandiose, le curieux, l’enivrant du spectacle.

Peu à peu je m’habituai au charme de cette vision des choses extérieures, et, faisant un retour sur moi-même, je me demandai si ce que ma mémoire me retraçait des récents événements de mon voyage était bien réel. Il y avait dans le moment actuel une certitude complète. J’étais bien dans un léger traîneau d’écorce, doublé de peaux d’ours et de phoque, tiré par trois chiens d’une force et d’une ardeur admirables. Il y avait bien devant moi deux autres véhicules semblables, dont l’un devait contenir mon oncle Nasias, l’autre le guide de la caravane, et la caravane était bien derrière nous, suivant nos traces. En tête de cette caravane marchait bien une lumière d’un éclat inexplicable ; mais n’était- ce pas quelque procédé scientifique d’éclairage dont Nasias n’avait pas daigné me révéler le secret ?

Mes regards se fixèrent sur le rayonnement du traîneau conducteur, et je ne trouvai rien d’extraordinaire à ce qu’il fût porteur d’un puissant fanal alimenté par l’huile de phoque, dont les indigènes savent tirer un si bon parti. N’était-il pas insensé de croire qu’un diamant pouvait briller dans la nuit comme un phare, et la chaleur agréable que j’éprouvais en dépit du climat n’était-elle pas probablement due à une disposition physique particulière ? Quant à l’horrible scène du navire, elle était dénuée de toute vraisemblance. Mon oncle, bien que sévère, avait jusque-là montré à son équipage autant d’équité que de sollicitude. Nos compagnons avaient bien pu s’enivrer pour fêter le début de leur hivernage, j’avais pu les voir endormis dans l’entrepont ; mais l’horreur de leur mort, les paroles insensées et cruelles de mon oncle, ses conventions inouïes avec les Esquimaux, enfin, et plus que tout le reste, l’apparition subite de Laura sur le Tantale, au fond des mers polaires, tout cela était marqué au coin de l’hallucination la plus complète.

La pensée que j’étais sujet à des accès de folie me jeta dans une grande tristesse ; je résolus de veiller sur moi-même et de faire les plus grands efforts pour m’en préserver.

Un événement des plus positifs acheva de me rendre la notion du réel. Nous faisions halte dans un îlot, sous l’abri d’une magnifique grotte de rochers ; nous étions sortis du chenal glacé de la banquise. Mon oncle descendit du traîneau qui marchait devant moi ; je me hâtai de regarder le personnage qui sortait du traîneau qui marchait devant lui, et, en voyant la taille et les traits d’un affreux nain taillé en hercule tronqué, je ne pus m’empêcher de rire tristement de moi-même. Je demandai intérieurement pardon à Laura d’avoir vu son spectre sous cette grotesque figure d’Esquimau, et j’attendis qu’on vînt me délier ; car j’étais bien véritablement garrotté par de solides courroies à mon lit ambulant.

― Eh bien, me dit gaiement mon oncle pendant que nos gens allumaient le feu et préparaient le repas, comment te sens-tu maintenant ?

― Je ne me suis jamais mieux porté, lui répondis-je, et je crois que je vais manger de grand appétit.

― Ce sera donc la première fois, depuis deux mois que nous avons quitté le navire, reprit-il en me tâtant le pouls ; car, si je ne t’eusse alimenté de bon bouillon en tablettes et de thé bien chaud, tu serais mort de faim, tant la fièvre t’ôtait la conscience de ta propre conservation. J’ai bien fait de t’attacher solidement et de fixer la longe de tes chiens à mon traîneau, tu te serais perdu en route comme un paquet. Enfin te voilà guéri, et tu ne me parleras plus, j’espère, de navire abandonné, d’équipage détruit par un poison frénétique, ni de ma fille cachée à bord dans une malle et condamnée à nous servir de guide vers le pôle arctique.

Je demandai pardon à mon oncle des sottises que j’avais pu dire dans la fièvre, et je le remerciai des soins qu’il m’avait donnés à mon insu.

Nous fîmes un copieux repas, et je ne m’étonnai plus de voir nos provisions si abondantes et si fraîches quand j’appris qu’elles avaient été renouvelées plusieurs fois en route par l’heureuse rencontre d’animaux surpris dans la neige et d’oiseaux de nuit attirés par la vive lumière de notre fanal. J’appris aussi que nous avions été constamment favorisés par les brillants phénomènes de la lumière électrique du pôle, et, en sortant de la grotte, je pus me convaincre par mes yeux de la splendeur de cet éclairage naturel.

Mon oncle sourit des chimères que j’avais nourries et que je voulus lui confesser pour m’en délivrer une bonne fois.

― L’homme est bien enfant, me dit-il. L’étude et l’examen de la nature ne lui suffisent pas. Il faut que son imagination lui fournisse des légendes et des fictions puériles, tandis que le merveilleux pleut sur lui du ciel sans qu’aucun magicien s’en mêle.

En ce moment, mon oncle Nasias me fit l’effet d’un homme parfaitement juste et sensé.

Pendant que nous causions, nos gens nous construisaient une maison. La voûte de la grotte étant enduite d’une couche de glace assez épaisse pour nous préserver des vents coulis, ils en fermèrent l’entrée par une muraille de moellons de neige taillés avec une prestesse et une habileté remarquables. Ainsi abrités et bien chauffés, nous nous étendîmes dans nos traîneaux bien secs, au milieu de nos chiens bien repus, et nous prîmes un repos aussi complet et aussi réparateur que celui des marmottes dans leur trou.

Je me retrace cette nuit de chaleur, de bien-être et de sécurité dans les glaces polaires comme une des plus étonnantes de mon voyage. J’y fis les plus étranges rêves. Je me vis chez mon oncle Tungsténius, qui me parlait botanique et me reprochait de n’avoir pas suffisamment étudié la flore fossile des houillères.

― Maintenant que tu parcours des contrées si peu explorées, me disait-il, tu peux trouver des végétaux encore inconnus, et il serait bien curieux de les comparer avec ceux dont les schistes carbonifères nous ont conservé l’empreinte. Voyons, sors un peu de ce traîneau qui raye follement nos allées ; attache ces chiens hargneux qui dévastent nos plates-bandes. Tâche de trouver dans ces lichens polaires le saxifrage oppositifolia ; il s’agit d’en faire un bouquet pour ta cousine Laura, qui doit se marier dimanche.

J’essayai de remontrer à mon oncle Tungsténius que je ne pouvais pas être à la fois dans la région des saxifrages polaires et dans notre jardin botanique de Fischhausen, que mes chiens, endormis dans un îlot du détroit de Kennedy, ne menaçaient nullement ses plates-bandes, et que Laura ne pouvait pas se marier en l’absence de son père ; mais il me parut dans un état d’esprit fort bizarre et nullement embarrassé de résoudre le problème de l’ubiquité.

Walter vint sur ces entrefaites, et entra tellement à cet égard dans les idées de mon oncle Tungsténius, que je me laissai convaincre et consentis à leur montrer comment les Esquimaux s’y prenaient pour battre la neige et en faire une sorte de pierre qui résiste à l’intense chaleur de leurs habitations, puisqu’ils n’ont pas d’autre lit que cette sorte de gemme artificielle. Il ne s’agissait, pour en faire l’épreuve chez nous, que de se procurer de la neige en plein été dans notre jardin de Fischhausen ; car il y avait aussi dans mon rêve ubiquité de temps, et les roses de juin étaient en pleine floraison dans le parterre.

Nous étions sérieusement occupés à chercher cette neige invraisemblable, lorsque Laura nous apporta une grande brassée de plumes d’eider en nous assurant qu’on pouvait battre et solidifier convenablement cette matière ; ce à quoi nous ne fîmes pas d’objection, et, quand nous eûmes réussi à en faire une tablette de quinze pieds carrés, le vent entra par l’ouverture de la grotte qui s’était écroulée, et dispersa toute la plume d’eider aux grands éclats de rire de ma cousine, qui la ramassait à poignées et m’en jetait les flocons à la figure.

Ces imaginations amusèrent, si l’on peut ainsi parler, mon sommeil ; mais je fus réveillé par des clameurs joyeuses. Nos Esquimaux, déjà levés — car il eût fait grand jour, si nous n’eussions été enveloppés par l’inflexible nuit polaire —, avaient signalé une bande d’oies sauvages qui venait de s’abattre sur notre îlot. Ces oiseaux, fatigués ou dépourvus de discernement, se laissaient prendre à la main, et on en fit un véritable massacre : inutile cruauté qui me révolta, car nous n’étions pas à court de nourriture, et le nombre de nos victimes dépassait de beaucoup ce que nous pouvions manger et emporter. Mon oncle trouva ma sensibilité déplacée, et s’en moqua si dédaigneusement, que mes soupçons me revinrent. Dans sa physionomie habituellement grave et douce, je voyais passer des éclairs de férocité qui me rappelaient la scène ou le rêve de la scène du navire. Quant à moi, j’étais navré de voir détruire ces phalanges d’oiseaux voyageurs que mon oncle qualifiait de stupides et qui ne se méfiaient pas de la stupidité humaine ; car ils venaient se jeter dans nos mains comme pour nous demander protection et amitié.

Après quelques jours de repos et de bombance dans la grotte, on se remit en route, courant toujours vers le nord sur une glace presque partout polie et brillante. La fièvre me reprit aussitôt que je fus dans mon traîneau, et, sentant que ma tête s’égarait, je me liai moi-même à mon véhicule afin de ne pas succomber à l’envie de l’abandonner et de m’aventurer dans ces farouches solitudes. Je ne sais si nous étions rentrés dans la brume, si la lumière polaire s’était éclipsée ou si notre fanal s’était éteint.

Nous courions comme au hasard dans les ténèbres, et je me sentais glacé d’épouvante. Je ne voyais rien devant moi, rien derrière ; je ne distinguais même pas mes chiens, et le bruit léger du sillage de mon propre traîneau ne parvenait pas jusqu’à moi. Par moments je m’imaginais que j’étais mort et que mon pauvre moi, privé de ses organes, était emporté vers un autre monde par le seul élan de sa mystérieuse virtualité.

Nous avancions toujours. L’obscurité se dissipa, et la lune ou quelque astre éclatant de blancheur que je pris pour la lune vint me montrer que nous étions engagés dans un tunnel de glace de quelques lieues de long. De temps en temps, une fissure dans la voûte ou une rupture dans les parois me permettait de discerner l’immensité ou l’étroitesse de ce passage sous-glacial ; puis tout disparaissait, et, pendant un temps plus ou moins long, qui parfois me sembla durer plus d’une heure, nous rentrions dans l’obscurité la plus complète et la plus effrayante.

Dans un de ces moments-là, je ressentis un subit accès de lassitude, de désespoir ou d’irritation. Jugeant que je ne reverrais plus la lumière et me disant que j’étais aveugle ou fou, je commençai à me délier dans l’intention vague de me délivrer de l’existence ; mais tout aussitôt la voûte glacée cessa de m’abriter, et je vis distinctement Laura courant près de moi. J’eus à peine la force de pousser un cri de joie et de tendre les bras vers elle.

― En avant ! en avant ! me cria-t-elle.

Et machinalement je fouettai mes chiens, quoiqu’ils fissent déjà au moins six milles à l’heure. Laura courait toujours à ma droite, me devançant à peine d’un ou deux pas. Je voyais nettement sa figure, qu’elle retournait sans cesse vers moi pour s’assurer que je la suivais. Elle était debout, les cheveux flottants, le corps enveloppé d’un manteau de plumes de grèbe qui formait autour d’elle les plis épais et satinés d’une neige nouvellement tombée. Était-elle sur un traîneau ou portée par un nuage, traînée par des animaux fantastiques ou soulevée par une bourrasque à fleur de terre ? Je ne pus pas m’en assurer ; mais, durant un temps assez long, je la vis, et tout mon être en fut renouvelé. Quand son image s’effaça, je me demandai si ce n’était pas la mienne propre que j’avais vue se refléter sur la brillante muraille de glace que je côtoyais ; mais je ne voulus pas renoncer à un vague espoir de la revoir bientôt, quelque insensé qu’il pût être.

Les diverses stations et les événements monotones de notre voyage ont laissé peu de traces dans ma mémoire. Je n’en saurais guère apprécier la durée, n’étant pas certain de la date de notre départ du navire. Je sais qu’un jour le soleil reparut, et que la caravane s’arrêta en poussant des cris de joie.

Nous étions sur la terre ferme, au sommet d’une haute falaise moussue ; derrière nous, les immenses glaciers des deux rives du détroit que nous avions franchi s’étendaient à perte de vue vers le sud, et devant nous, la mer libre, sans bornes, d’un bleu sombre, brisait à nos pieds, sur d’âpres rochers volcaniques, avec un bruit formidable. Jamais musique de Mozart ou de Rossini ne fut plus douce à mon oreille, tant le morne silence et la solennelle fixité des glaces avaient exaspéré en moi le besoin de la vie extérieure. Nos Esquimaux, ivres de joie, dressaient les tentes et préparaient les engins de pêche et de chasse. Des nuées d’oiseaux de toute taille remplissaient le ciel rose, et on voyait les baleines innombrables s’ébattre dans les flots tièdes de la mer polaire.

D’autres l’avaient signalée et consacrée avant nous, cette mer longtemps problématique ; mais, presque seuls, à bout de forces et pressés de revenir sur leurs pas pour ne pas succomber aux fatigues et aux périls du retour, ils n’avaient fait que la saluer et l’entrevoir. Nous arrivions à cette limite du monde connu tous en bonne santé, riches de munitions, n’ayant perdu aucun de nos chiens, rien endommagé de notre précieux matériel. C’était un concours de chances tellement inouï, que les Esquimaux regardaient de plus en plus mon oncle comme un puissant magicien, et que moi-même, forcé d’admirer sa prévoyance, son habileté et la foi qui l’avait soutenu, je le contemplais avec un respect superstitieux.

Le soleil nous fit une courte visite ce jour-là ; mais son apparition dans un ciel tout marbré de tons roses et orangés m’avait rendu la confiance et la gaieté. La mer s’éclaira longtemps d’un crépuscule transparent comme l’améthyste ; nous cherchâmes un lieu abrité du vent, et au pied d’un glacier d’une blancheur immaculée nous choisîmes un charmant vallon tapissé d’une mousse fraîche et veloutée où fleurissaient des lychnis, des hespéris, des saxifrages lilas, des saules nains et des bermudiennes.

Le lendemain, ayant reconnu que l’eau de la mer était aussi tiède que dans les climats tempérés, nous nous donnâmes les plaisirs du bain. Je montai ensuite sur un pic assez élevé avec mon oncle, et nous prîmes plus ample connaissance du pays inexploré que nous voulions atteindre.

Ce pays, c’était le rivage ouest du détroit franchi, qui s’étendait en droite ligne vers le nord sur notre gauche, tandis qu’à notre droite les terres septentrionales du Groenland semblaient fuir en ligne horizontale complètement déprimée. En face de nous, rien que la mer sans bornes. La côte occidentale, déprimée aussi sur un grand espace, se redressait en puissantes masses volcaniques, les monts Parry sans doute, déjà vus de loin et baptisés par nos devanciers, mais jamais atteints.

― Nous n’avons rien fait, me dit mon oncle, si nous n’allons pas jusque-là ; nous avons deux bonnes pirogues, et certes nous irons ; que t’en semble ?

― Nous irons, répondis-je ; n’y dussions-nous trouver, comme je le crois, que des laves et de la glace, nous irons certainement !

― Si nous n’y trouvions pas autre chose, reprit mon oncle, c’est que ton sens divinatoire et le mien se seraient oblitérés, et alors il faudrait s’en remettre à l’incomplète et tardive science pratique des hommes pour découvrir, dans cinq ou six mille ans peut-être, le secret du monde polaire ; mais, si tu doutes, moi, je ne doute pas : j’ai consulté mon diamant, ce miroir de l’intérieur du globe, ce révélateur du monde invisible, et je sais quelle richesse incalculable nous attend, quelle gloire, effaçant toutes les gloires passées et présentes de l’humanité, nous est réservée !

― Mon oncle, lui dis-je fasciné par sa conviction, laissez-moi le regarder aussi, ce diamant dont l’éclat, pénétrable à vos regards, a été jusqu’ici trop puissant pour ma faible vue. Hâtez-vous, le soleil se couche déjà. Laissez-moi tenter un effort pour m’élever à la hauteur de votre vision.

― Volontiers, dit mon oncle en me présentant la gemme qu’il appelait son étoile polaire. Du moment que tu es enfin croyant et soumis, tu dois lire dans ce talisman aussi bien que moi-même.

Je regardai le diamant, qui me parut prendre tout à coup dans ma main les proportions d’une montagne, et je faillis le laisser tomber du haut de la falaise dans la mer en y voyant l’image de Laura parfaitement nette et revêtue de son idéale beauté. Debout et toute vêtue de rose, souriante et animée, elle me montrait, d’un grand geste triomphal et gracieux, une cime lointaine bien au-delà des monts Parry.

― Parle ! m’écriai-je, dis-moi…

Mais le soleil s’éteignait dans la pourpre de l’horizon maritime, et je ne vis plus dans le diamant que le ciel et les vagues.

― Eh bien, qu’as-tu vu ? dit mon oncle en reprenant son trésor.

― J’ai vu Laura, et je crois, lui répondis-je.

Nous résolûmes d’attendre que les journées fussent plus longues. Notre station était des plus agréables et abondamment pourvue de gibier et de combustible. Le rivage était couvert de débris de bois flotté, et les montagnes étaient revêtues d’une épaisse couche de lichen. J’étais fort surpris de voir les débris d’une végétation puissante échoués sur cette côte.

― Moi, me disait Nasias, je ne m’étonne que de ton étonnement. Au-delà de ces rives lointaines dont notre œil interroge en vain les détails, je ne doute pas qu’il n’existe un eldorado, une terre enchantée où les cèdres du Liban se marient aux gigantesques cytises et peut-être aux plus riches productions de la nature tropicale.

L’assertion de mon oncle me paraissait un peu risquée, et je regrettais vivement d’avoir négligé l’étude de la botanique, qui m’eût permis de mieux déterminer les débris végétaux que j’avais sous les yeux. Il me semblait y reconnaître tantôt des tiges de fougères arborescentes, tantôt l’écorce imbriquée de palmiers immenses ; mais je n’étais sûr de rien, et je me perdais en conjectures.

Après une station très-douce, nous étions disposés à entreprendre la traversée de la mer polaire, quand nos Esquimaux, jusque-là si confiants et si joyeux, nous firent observer que, vu le temps nécessaire au voyage du retour et la chaleur exceptionnelle de l’année, nous risquions d’être surpris par le dégel, qui rendrait la route impraticable par mer et par terre.

Mon oncle leur remontra en vain que ce qu’ils prenaient pour un été exceptionnel n’était que l’effet d’un climat nouveau pour eux et stable dans cette région ; qu’en cas de dégel subit, nous étions en situation d’attendre des semaines et des mois le moment favorable : ils se mutinèrent. La nostalgie s’était emparée d’eux, ils regrettaient leurs climats désolés, leurs tanières sous la neige, leur poisson rance et salé, peut-être aussi leurs parents et leurs amis. Bref, ils voulaient partir, et ils ne rentrèrent dans l’obéissance que devant la menace de Nasias, qui leur présenta son diamant en leur disant qu’il les ferait tous dessécher et cuire, s’ils renouvelaient leurs murmures. Nous n’avions que deux pirogues. Il nous fut très-difficile d’obtenir qu’on en construisit d’autres avec les bois flottés et les écorces du rivage. Ces arbres enchantés effrayaient leur imagination. Et puis ils disaient que cette mer navigable et riche en poisson sur les côtes devait, à une certaine distance, contenir des monstres inconnus et des tourbillons perfides.

Le véritable sujet d’épouvante était au fond la crainte d’être emmenés par nous dans le monde des Européens, qu’ils supposaient situé dans le voisinage du cap Bellot, et de ne jamais revoir leur patrie. Mon oncle, malgré son prestige et son autorité, ne put en décider qu’une douzaine à nous suivre. Nous vînmes à bout d’équiper six pirogues, et, forcés d’abandonner à la troupe mécontente et incertaine tout notre matériel et toutes nos chances de retour, nous prîmes le large en nous abandonnant à la destinée.

Bien que le temps fût magnifique, une forte houle régnait sur cette mer, où nulle embarcation ne s’était encore hasardée et ne se hasardera peut-être jamais. Les forces de nos rameurs et les nôtres furent bientôt épuisées, et nous dûmes nous abandonner à un fort courant qui tout à coup nous entraîna vers le nord avec une rapidité effrayante.

Nous doublâmes les monts Parry sans pouvoir aborder, et, au bout de trois jours d’une désespérance absolue de la part de nos gens, qui pourtant ne manquaient de rien, ne souffraient pas du froid et n’embarquaient pas de lames dans leurs excellentes pirogues, nous vîmes poindre au soleil levant un pic d’une élévation prodigieuse que mon oncle estima devoir surpasser de beaucoup les sommets de l’Himalaya.

Le courage nous revint ; mais, lorsque la nuit fit disparaître dans ses ombres ce géant du monde, la crainte de ne pouvoir le retrouver et de le doubler malgré nous fut poignante.

Nasias seul ne témoignait aucune inquiétude. Nos pirogues, reliées ensemble par des cordes, naviguaient de conserve, mais au hasard, lorsque le ciel et les eaux se remplirent d’une clarté si vive, qu’elle était difficile à supporter. C’était la plus magnifique aurore boréale que nos yeux eussent encore contemplée, et pendant douze heures son intensité ne faiblit pas un instant, bien qu’elle présentât des phénomènes de couleur et de forme variés à l’infini et plus magiques les uns que les autres. La fameuse couronne qu’on aperçoit dans ces palpitations de la lumière polaire demeura seule complètement stable et dégagée dans son entier, et nous pûmes nous convaincre qu’elle émanait du lieu où le pic était situé, car le pic était redevenu apparent et pointait au beau milieu du cercle lumineux comme une aiguille noire dans un anneau d’or.

L’admiration et la surprise avaient fait taire la crainte. Nos Esquimaux, impatients d’atteindre ce monde magique, s’efforçaient de ramer, bien que la puissance du courant suppléât à leurs vaines tentatives. Quand le jour revint, ils se découragèrent de nouveau : le pic était aussi loin que la veille, et il semblait même qu’il reculât à mesure que nous avancions. Il fallut naviguer encore ainsi plusieurs jours et plusieurs nuits ; enfin cette cime effrayante parut s’abaisser : c’était un signe d’approche bien certain. Peu à peu surgirent de l’horizon d’autres montagnes moins hautes derrière lesquelles la cime principale se masqua entièrement, et une terre d’une étendue considérable se déploya à nos regards. Dès lors, chaque heure qui nous en rapprochait fut une heure de certitude et de joie croissantes. Nous distinguions, avec la lunette, des forêts, des vallées, des torrents, un pays luxuriant de végétation, et la chaleur devint si réelle, que nous dûmes nous débarrasser de nos fourrures.

Mais comment l’aborder, cette terre promise ? Quand nous fûmes à bonne portée de vue, nous reconnûmes qu’elle était entourée d’une falaise verticale de deux ou trois mille mètres de haut, plongeant droit dans le flot, lisse comme un rempart, noire et brillante comme du jais, et n’offrant nulle part le moindre interstice par lequel il y eût espoir de pénétrer. De près, ce fut bien pis. Ce qui nous avait paru brillant dans ces noires parois l’était en effet, car cette ceinture compacte était formée de tourmaline en gros cristaux, dont quelques-uns atteignaient le volume de nos plus grosses tours ; mais, au lieu de présenter quelque part des assises horizontales où l’on eût pu espérer de trouver une dépression disposée en gradins naturels, ces bizarres rochers étaient plantés comme des soies de porc-épic, et leurs pointes tournées vers la mer semblaient les gueules de canons d’une forteresse de géants.

Ces roches brillantes, les unes noires et opaques, les autres transparentes et couleur d’eau de mer, enchâssées dans une montagne impénétrable, et toutes finement striées de cannelures délicates, offraient un spectacle si étrange et si riche, que je ne songeais plus qu’à les contempler, et pourtant nous avions déjà passé une journée entière à les côtoyer, sans pouvoir franchir les vagues furieuses qui s’y brisaient, et sans apercevoir la moindre apparence d’abri sur cette côte inexpugnable.

Enfin, vers le soir, nous entrâmes, bon gré, mal gré, dans une sorte de chenal, et nous vînmes aborder au fond étroit et rocailleux d’une petite anse où nos pirogues furent brisées comme du verre, et deux de nos hommes tués par le choc qu’ils reçurent en échouant avec leur embarcation sur le sol.

Ce sinistre abordage ne fut pas moins salué par des cris de joie, bien que les survivants fussent tous plus ou moins blessés ou meurtris ; mais l’effroi de cette prestigieuse navigation, la soif qui nous torturait, nos provisions d’eau douce étant épuisées depuis trente-six heures, le désespoir qui s’était plus ou moins emparé de nous tous, hormis un seul, l’indomptable Nasias, enfin je ne sais quel sauvage enthousiasme du péril bravé et vaincu nous rendirent presque insensibles à la perte de nos malheureux compagnons.

Mouillés, brisés, trop fatigués pour sentir la faim, nous nous jetâmes sur le rivage sombre sans nous demander si nous étions sur un écueil ou sur la terre ferme, et nous passâmes ainsi plus d’une heure sans nous parler, sans dormir, sans penser à rien, riant par moments d’une manière stupide, puis retombant dans un farouche silence au bord de la vague furieuse qui nous couvrait de sable et d’écume.

Nasias avait disparu, et seul j’avais remarqué son absence ; mais tout à coup la mer s’éclaira de feux étincelants, et nous vîmes se former au zénith la splendide couronne boréale ; nous étions inondés et comme enveloppés de son immense irradiation.

― Debout ! s’écria la voix de Nasias au-dessus de nos têtes. Ici ! ici ! Venez, montez, le gîte et le festin vous attendent !

Nous nous sentîmes subitement ranimés, et nous gravîmes légèrement un ravin abrupt qui nous fit pénétrer dans un étroit vallon rempli d’arbres et d’herbages inconnus. Des myriades d’oiseaux volaient autour de Nasias, qui avait trouvé leurs nids dans une corniche de rocher et qui avait rempli sa robe d’œufs de toute dimension. Il y en avait depuis la grosseur de ceux de l’épiornis jusqu’à celle des œufs de roitelet. À ce régal il joignit des échantillons de fruits magnifiques, et, nous montrant les arbres et les buissons où il les avait cueillis :

― Allez, dit-il, faites aussi votre récolte, et mangez avec confiance ces productions savoureuses dont j’ai fait déjà l’épreuve sur moi-même ; il n’y a point ici de poisons.

En parlant ainsi, il se baissa, arracha une poignée d’herbes sèches dont il bourra sa pipe, et il se mit à fumer tranquillement, répandant autour de nous les bouffées d’un parfum exquis, tandis que nous apaisions la faim et la soif en mangeant les œufs les plus délicats et les fruits les plus agréables.

Il nous eût été facile de nous régaler de viande, les oiseaux étaient aussi peu farouches que ceux de l’îlot de Kennedy ; mais personne n’y songea d’abord, tant la première faim était impérieuse. Quand elle fut apaisée, nos Esquimaux, qui avaient appris la prévoyance à force de dangers et de terreurs, voulurent tordre le cou à ces pauvres oiseaux, qui nous reprochaient avec des cris pleins d’éloquence le rapt de leurs œufs. Nasias, cette fois, s’opposa énergiquement au meurtre.

― Mes amis, dit-il, ici on ne tue pas ; il faut vous le tenir pour dit. La terre produit en abondance tout ce qui est nécessaire à l’homme, et l’homme n’y a pas d’ennemis, à moins qu’il ne s’en fasse.

Je ne sais si nos compagnons comprirent cette admonition, que je jugeai excellente ; vaincus par le sommeil, ils s’endormirent sur le sol, qui était formé d’une fine poussière de talc. Je fis comme eux, car je n’avais pas les forces surhumaines de Nasias, lequel nous quitta et ne reparut qu’avec le jour.


IV

Lorsqu’il m’éveilla, je fus bien surpris de ne retrouver autour de moi aucun de mes compagnons.

— Je n’avais plus besoin d’eux, me dit-il tranquillement, je les ai renvoyés.

— Renvoyés ? m’écriai-je stupéfait. Où donc ? Comment ? Par quel moyen ?

— Que t’importe ! répondit-il en ricanant ; t’intéressais-tu donc à ces grossiers, voraces et stupides personnages ?

— Oui, certes, autant et plus, à coup sûr, qu’à des animaux domestiques fidèles et soumis. Ces dix hommes et les deux que nous avons perdus en abordant ici étaient l’élite de notre troupe ; ils ont montré beaucoup de courage et de patience. Je commençais à comprendre leur langage, à m’habituer à leurs costumes, et tel d’entre eux qui avait à peine figure humaine avait en lui des sentiments vraiment humains. Voyons, mon oncle, où les avez-vous envoyés ? Cette terre est sans doute un éden où ils peuvent errer sans rien craindre.

― Cette terre, répondit Nasias, est un éden que je ne compte nullement partager avec des êtres indignes de le posséder. Ces brutes n’eussent pas vécu ici trois jours sans nous mettre en lutte contre toutes les forces animales de la nature. Je les ai congédiées ; prends-en ton parti, tu ne les reverras jamais, non plus que leurs pirogues, leurs compagnons, leurs traîneaux et leurs chiens. Nous sommes ici et sur toute la mer qui nous enferme les monarques absolus. C’est à nous de trouver, à nous seuls, les moyens d’en sortir quand il nous plaira. Rien ne presse, nous sommes bien. Lève-toi, prends un bain dans ce charmant ruisseau qui murmure à deux pas de toi, cueille ton déjeuner sur la première branche venue, et songeons à explorer notre île, car c’est bien une île éloignée de tout continent visible et creusée en coupe, comme je te l’avais annoncé ; seulement, il y a, au milieu, un volcan d’une hauteur prodigieuse ; mais c’est un phare naturel de lumière électrique et rien de plus.

Toute objection, toute récrimination étaient parfaitement inutiles. J’étais seul dans ce monde inconnu avec un être plus fort, plus intelligent, plus implacable et plus croyant que moi. Il n’y avait pas à le combattre, mais à l’égaler, s’il m’était possible.

Je jetai un dernier regard en arrière, et, en montant sur une éminence, je revis le lieu de notre abordage. Soit que la mer les eût mises en poussière, soit que Nasias les eût sauvées et cachées, il n’y avait plus trace de nos embarcations. Quant aux hommes, qu’étaient-ils devenus ? L’empreinte même de leurs pas sur le sable était effacée. Je regardai à mes pieds, et j’y vis de légères flaques de sang ; mes mains en étaient imprégnées. Je frissonnai en me demandant si, comme mes malheureux compagnons du Tantale, je n’avais pas pris part à quelque effroyable scène de délire et de carnage.

Nasias, qui m’observait, se prit à rire, et, cueillant une mûre sauvage de la grosseur d’une grenade, il en exprima le jus devant moi.

― Ce que tu vois là, me dit-il, ce sont les traces de ton souper d’hier.

Je voulus encore l’interroger ; il me tourna le dos et refusa de me répondre. Il fallait bien se soumettre. Ayant exploré déjà les environs, il avait un but, et il y marchait. Je le suivis en silence, sans armes, sans munitions, et comme si nous eussions conquis un pays où l’homme n’a plus rien à conquérir.

Nous ne fûmes pas longtemps néanmoins sans rencontrer des êtres infiniment redoutables, pour peu qu’ils nous eussent été hostiles : c’étaient des bisons, des mouflons, des rennes, des aurochs, des élans d’une taille très au-dessus de celle qui nous est connue, et tous appartenant à des espèces entièrement perdues sur le reste de la planète. Il est même plusieurs de ces animaux qui ne devraient pas être désignés par le nom que je leur donne, faute de savoir celui qui leur convient, car presque tous me parurent des intermédiaires entre des types disparus et ceux de la faune actuelle. Nous n’y vîmes ni reptiles, ni animaux carnassiers. Quant à ces grands herbivores qui paissaient par troupes immenses dans les régions gazonnées ou bocagères, ils se contentèrent de nous regarder avec un peu d’étonnement, sans frayeur et sans aversion. Ils se dérangeaient à peine pour nous laisser passer, et nous eussions pu les dessiner à notre aise, si nous eussions été munis de quoi que ce soit pour dessiner.

Au reste, Nasias leur accordait fort peu d’attention et ne me permettait pas beaucoup de m’arrêter. Je le suivis à regret, car, du moment que nous ne courions de danger d’aucun genre, que personne ne nous attendait plus nulle part, et que nous appartenions entièrement à cette vie nouvelle où nous nous étions jetés résolument, je ne savais plus guère ce que nous cherchions, et pourquoi mon oncle, au lieu de se contenter de la réalisation de ses pressentiments dans la limite du possible, s’obstinait à en poursuivre le côté chimérique. Je lui faisais part de mes réflexions à mes risques et périls, car il était devenu impérieux, fébrile, farouche, et je voyais bien qu’en cas de résistance ouverte, il n’hésiterait pas à se défaire de moi. Il me répondait à peine, ou, quand il daignait s’expliquer, c’était pour me reprocher amèrement mon manque de foi et l’épaississement volontaire de mes plus précieuses facultés.

Ce qui me frappa le plus dans la région que nous traversions, ce ne fut pas de rencontrer à chaque instant des espèces nouvelles dans tous les genres d’animaux, de plantes et de minéraux : je devais m’y attendre sous ces latitudes ; ce fut de les voir grandir en dimensions à mesure que nous marchions vers le nord, et ce fait, qui détruisait toutes mes notions rationnelles, ne pouvait s’expliquer que par l’augmentation rapide de la chaleur du climat. Néanmoins nous n’avions pas encore atteint la région de la chaleur humide et du développement gigantesque.

Nous avions gagné les hauts plateaux que supportait la falaise de tourmaline. Le pic central nous apparaissait de nouveau dans toute sa splendeur ; mais il nous était impossible d’en distinguer la base, qui reposait dans un cercle brumeux. Je calculai qu’il était à cinq ou six bonnes journées de marche en supposant que nous puissions y arriver en ligne directe ; et, en supposant encore qu’il occupait la partie centrale de l’île, je calculai que cette île avait en ce sens au moins cent lieues de diamètre.

Au bout de deux journées de marche durant lesquelles nous ne cessâmes de franchir des collines d’un facile accès, nous fîmes halte sur une dernière élévation d’où l’île entière se déployait sous nos pieds. Ce fut une magnifique vue d’ensemble. Toute cette contrée était due à un immense soulèvement opéré à diverses époques géologiques. J’y pus observer la trace de grandes perturbations volcaniques ; mais, en général, les les étages primitifs se montraient à nu, et les terrains de sédiment occupaient une médiocre surface. Aucun, du reste, n’avait résisté à des dislocations violentes ou à l’action continue d’un affaissement général, toujours plus marqué par des écroulements à mesure que l’œil interrogeait le point central, qui ne présentait plus qu’un effrayant amas de ruines confuses.

Nous quittâmes au bout de trois ou quatre jours les régions fertiles peuplées de quadrupèdes. Aux ravins ombreux, aux forêts pittoresquement échelonnées sur des roches imposantes, aux étroites ravines arrosées d’eaux vives et littéralement émaillées de fleurs, succédèrent d’interminables pentes de prairies tourbeuses si profondément délayées, que les herbivores ne s’y hasardaient plus, et qu’il nous devint bientôt impossible d’aller plus avant.

Comme ces déclivités, probablement supportées par un mur de tourmaline analogue à celui qui s’étendait au revers maritime, surplombaient le fond du cirque, nous ne pouvions que supposer des cours d’eau douce considérables contournant le bas de nos plateaux. Les parties qui nous faisaient face paraissaient plus arides ; mais la distance était trop grande pour nous permettre une certitude.

Forcés de nous arrêter et de nous sustenter de pourpiers et de mousses fort bonnes du reste, nous songions à retourner sur nos pas pour chercher une pente plus facile, lorsque je fus effrayé par un rugissement d’une nature si particulière qu’aucune comparaison avec les cris des animaux que nous connaissons n’en peut donner l’idée. C’était comme un son de beffroi prolongé, mêlé au ronflement d’une machine à vapeur. Comme je regardais de tous côtés, j’entendis ce bruit au-dessus de ma tête et vis voler quelque chose de si énorme, qu’instinctivement je me baissai pour n’être pas atteint par le passage de cet être incompréhensible.

Il s’abattit près de nous, et je reconnus un individu qui me parut appartenir d’assez près, sauf la taille inouïe, au genre mégalosoma. Il était de la grosseur d’un buffle, et il en avait, d’ailleurs, les cornes plates et le pelage foncé. Bien que ce monstre me causât un effroi réel, je ne pus me défendre de l’admirer, car c’était à tout prendre un bel animal. Ses élytres et sa cuirasse impénétrable étaient revêtues d’une fourrure épaisse vert olive à reflets dorés, et sur son dos s’élevait majestueusement cette armature en forme de fourche et en matière cornée qui est l’attribut du mâle. Il ne parut pas seulement remarquer notre présence, et se mit à brouter autour de nous ainsi qu’eût pu le faire un animal familier ; puis il souleva ses puissantes élytres, développa les plis de ses larges ailes de gaze irisée, et, sans s’élever de plus de deux ou trois mètres, alla s’abattre à quelques centaines de pas plus loin.

― Cet animal, me dit Nasias, que rien n’étonnait, doit vivre de feuillage, car il a brouté sans plaisir les plantes basses qui croissent ici, et il les a dédaignées. J’aurais cru que, parti des régions arborescentes que nous venons de franchir nous-mêmes, il allait y remonter, tandis qu’il descend vers les déserts arides. Il faut donc que ce grand entassement de roches brisées cache dans ses replis des plantes feuillues, par conséquent un sol assaini. Je regrette maintenant de n’être pas monté sur le dos de ce coléoptère, dont le vol pesant, mais sûr, nous eût épargné bien des pas inutiles.

― C’est une fantaisie que nous pouvons nous passer, répondis-je en montrant à mon oncle une douzaine de ces mêmes scarabées qui volaient au-dessus de nous et paraissaient suivre celui qui leur avait servi d’éclaireur. Il s’agit de gagner le lieu où ils vont prendre pied avant qu’ils se soient enlevés de nouveau, car, s’ils font comme le premier, ils ne fournissent pas de longs vols.

En effet, les mégalosomes s’abattirent assez près de nous, et nous pûmes en approcher sans éveiller leur inquiétude. Je ne sais si, à travers la substance cornée qui leur couvrait les yeux, notre image leur apparaissait bien nette. Ils nous parurent fort stupides, et, bien qu’ils eussent pu nous broyer avec leurs terribles mandibules ou nous déchirer avec les hameçons acérés de leurs griffes, ils se laissèrent monter sans résistance. Nous choisîmes deux mâles de belle taille, nous nous assîmes sur le corselet, les jambes et les bras passés dans la fourche de leur armature pour assurer notre solidité, et nous nous laissâmes enlever sans aucune émotion. Cette monture est fort douce ; seulement, le bruit des élytres et le vent des ailes sont on ne peut plus désagréables.

― Je pense, dis-je à mon oncle la première fois que nous mîmes pied à terre, que les futurs colons de cette île n’emploieront le mégalosome qu’à porter des fardeaux. Il me semble assez docile pour obéir à une direction et même…

― Que parles-tu donc de colons ? s’écria mon oncle en haussant les épaules. T’imagines-tu par hasard que j’aie fait tant de dépenses et affronté tant de périls pour enrichir durant quelques jours cette sotte espèce humaine qui ne sait que dévaster et stériliser les plus riches sanctuaires de la nature ? Nous n’aurions pas seulement une poignée d’hommes ici durant un mois sans qu’ils fissent disparaître aveuglément ces rares et curieuses espèces animales et détruisissent les belles essences des forêts, au lieu de les ménager. L’homme est un animal plus malfaisant que tous les autres, ne le sais-tu pas ? Non, non ! laissons les bêtes tranquilles, et gardons pour nous seuls la découverte de cette île si précieuse.

― Pourtant, repris-je, je ne vois pas que, nous qui ne sommes que deux, nous respections absolument la liberté de ces bêtes-ci. J’ignore s’il leur est agréable de nous porter, et convenez que, dans votre pensée, elles vous paraissent très propres à vous aider dans le transport des richesses que vous prétendez découvrir.

― Pas le moins du monde, répondit Nasias. Les richesses que je veux découvrir resteront où elles sont jusqu’à ce que j’aie pris les mesures nécessaires pour me les approprier. Cette île entière, avec tout ce qu’elle contient dans ses flancs, est à moi ; nul ne l’exploitera que mes esclaves, et, s’il m’en faut beaucoup, j’en trouverai beaucoup.

En toute autre circonstance, j’eusse combattu les théories antisociales et antihumaines de mon oncle ; mais mon mégalosome soulevait lourdement ses élytres et commençait à les faire ronfler. Je me hâtai de l’enfourcher, jamais expression ne fut plus littéralement exacte, et nous fournîmes plusieurs volées consécutives qui nous permirent d’arriver au bord du ravin de tourmaline que j’avais pressenti. Là, nos gros coléoptères furent d’un grand secours, car jamais sans eux nous n’eussions pu descendre cette muraille hérissée de cristaux gigantesques.

À peine fûmes-nous arrivés en bas, non sans quelque vertige, je l’avoue pour mon compte, que nous vîmes un large et impétueux torrent qui jaillissait à travers des forêts magnifiques ; mais, au lieu de nous le faire franchir, les mégalosomes s’abattirent sur des espèces d’araucarias de cinq cents mètres de haut, dont ils se mirent à sucer avidement l’écorce gommeuse. Leur marche fantasque à travers les feuilles tranchantes de ces végétaux géants rendit notre situation impossible, et nous dûmes quitter nos montures pour descendre avec précaution et lenteur de branche en branche jusqu’à terre.

Là, nous trouvâmes des fleurs et des fruits tout à fait différents de ceux des régions supérieures. Au lieu des baies de rosacées qui avaient fait le fond de notre nourriture les jours précédents, nous trouvâmes des espèces de chardons comestibles qui avaient la chair de l’artichaut et de l’ananas, et les œufs d’oiseaux (nous n’en vîmes pas un seul dans ces forêts) furent remplacés par des larves de papillons d’un volume extraordinaire et d’un goût très relevé.

Mais il s’agissait de franchir le torrent, et bien nous prit d’aviser sur ses rives des tortues amphibies de cinq à six mètres de long, qui nous laissèrent monter sur leur carapace, et qui, après plusieurs stations capricieuses assez irritantes sur les îlots dont le fleuve était semé, nous firent lentement gagner l’autre rive.

― Voilà en somme de bonnes créatures, quoique paresseuses, dit mon oncle en les voyant rentrer dans les flots. Elles valent mieux que les hommes ; elles ne refusent pas le travail et ne demandent rien pour leur peine. Plus j’y songe, plus je me dis que les hommes feront le service de mon exploitation sans que je permette à mes brutes d’esclaves de contrarier les animaux.

Nous mîmes un jour entier à traverser cette région forestière, qui était admirable de puissance et de majesté. Nous n’y vîmes que des arbres à feuilles persistantes, des houx, des conifères et diverses espèces de genévriers gigantesques. Des reptiles effroyables rampaient dans les amas de pointes sèches qui nous cachaient le sol ; mais ces animaux nous parurent inoffensifs, et nous traversâmes les bois sans avoir aucun combat à livrer.

Plus nous avancions, plus Nasias montrait de résolution et de confiance, tandis que je sentais je ne sais quelle secrète horreur s’emparer de moi. Ce monde inexploré avait dans sa mâle beauté une physionomie de plus en plus menaçante. C’est en vain que les animaux s’y montraient indifférents à la vue et au contact de l’homme. Cette indifférence même avait quelque chose de si méprisant, que le sentiment de notre petitesse et de notre isolement en était décuplé dans ma pensée. Le dôme formé par des arbres auprès desquels les plus beaux cèdres du Liban eussent été des avortons, la grosseur des tiges, la longueur des reptiles qui traversaient les clairières et qui brillaient dans l’ombre froide comme des ruisseaux d’argent verdâtre, les formes rugueuses et les épines démesurées des plantes basses, l’absence d’oiseaux et de quadrupèdes, des vols silencieux de bombyx et de phalènes d’une grandeur insensée, l’atmosphère humide et débilitante, la clarté glauque qui semblait tomber à regret sur un lourd tapis de débris séculaires, de grandes mares d’eaux mortes où des grenouilles monstrueuses fixaient sur nous des yeux vitreux et stupides, tout cela semblait nous dire : « Que faites-vous ici, où l’homme n’est rien et où rien n’est fait pour lui ? »

Enfin, le soir, nous nous trouvâmes dans un site découvert, et, à la clarté de la couronne boréale qui devenait de plus en plus intense, nous vîmes qu’un grand lac nous séparait de la base du pic. Ceci détruisait toutes les fantaisies dont mon oncle était bercé sur l’existence d’une excavation accessible, et me confirmait dans l’opinion que je m’étais faite en voyant le cône sortir d’un cercle brumeux.

Pour la première fois, je vis Nasias découragé, et, comme il gardait le silence, je m’enhardis à lui dire son fait. Comment n’avait-il pas prévu qu’une excavation profonde, en quelque lieu du monde qu’elle se trouvât, pût ne point servir de réservoir aux cours d’eau, à la pluie ou à la fonte des neiges ? Je me permis même quelques railleries que j’éprouvais le besoin de formuler : car mon association avec cet homme étrange n’était qu’une suite de révoltes de ma raison, à chaque instant paralysées par le vertigineux ascendant qui disposait de moi.

Il fut blessé au vif, et je crois qu’il eut un instant la pensée d’en finir avec mes doutes, car il en était aussi irrité et aussi fatigué que je l’étais de son irrésistible autorité ; mais il se calma après avoir vomi un torrent d’injures grossières auquel j’étais loin de m’attendre de la part d’un homme aussi réservé.

― Voyons, dit-il, nous avons tort tous deux cette fois ; voilà pourquoi je te pardonne. J’ai eu un moment de défaillance, et j’en suis puni par un accès de colère qui risque de diminuer mes forces intellectuelles et physiques. L’homme ne vaut que par la foi. Reprends la tienne ou tu es perdu.

Et il me donna le diamant à regarder. Aussitôt l’image du cône nimbé de flammes purpurines s’y peignit comme si j’y touchais, et, dans ce lac irisé qui entourait la base du pic, je reconnus un sol indéfinissable, mais parfaitement solide, sur lequel Laura marchait avec assurance en m’invitant à la suivre. Cette vision produisit sur moi son effet accoutumé : elle me transporta dans la délicieuse région de l’impossible, ou plutôt elle dissipa comme un nuage trompeur ce mot impossible écrit au seuil de toutes les découvertes.

― Partons ! dis-je à mon oncle. Pourquoi nous arrêter ? Est-ce que la nuit règne dans ces régions privilégiées ? est-ce que nos forces, décuplées par l’effet de l’électricité qui se dégage ici de partout, ont besoin d’un repos de six heures ? Marchons encore, marchons toujours. Je sais où nous allons maintenant. Laura nous attend sur le lac d’opale. Hâtons-nous de la rejoindre.

Nous marchâmes toute la nuit, qui fut très courte d’ailleurs, car j’estime que nous étions par 89 degrés de latitude et que nous approchions des jours où, pendant six mois, le soleil est au-dessus de l’horizon.

Au lever du soleil, un spectacle effrayant et sublime frappa nos regards. Il n’y avait ni brumes ni roches entassées à la base du pic, et nous distinguions parfaitement la forme ronde du gouffre d’où il s’élançait jusqu’aux nues. Ce gouffre était bien rempli par un lac ; mais un splendide détail que nous n’avions pu saisir, c’était une cascade circulaire, également nourrie dans tout son pourtour, et qui sortait d’une grotte également circulaire pour se précipiter dans le lac d’une hauteur de douze à quinze cents mètres. Cette merveille de la nature me jeta dans l’extase, mais irrita singulièrement Nasias.

― Certainement, dit-il, c’est une fort belle chose et sans analogue dans le monde connu ; mais je m’en serais fort bien passé. Nous arrivons trop tard. Quelque cataclysme imprévu a ouvert le chemin des eaux à la bouche béante de l’axe terrestre.

― Vous flattiez-vous donc, lui dis-je avec ironie, de trouver un passage souterrain, un tunnel praticable d’un pôle à l’autre ? Sans doute vous avez vu cela dans ces globes de carton que traverse une broche de fer, et vous avez peut-être rêvé que notre globe terrestre roulait sur une forte barre aimantée aux deux bouts. J’ai rêvé cela aussi quand j’avais six ans ; mais vous me permettrez d’en douter aujourd’hui et de trouver très naturel qu’une vaste région de montagnes tourbeuses disposées en cirque ait son écoulement circulaire dans le lieu le plus profond. Si nous avons traversé hier une terrasse saine et fertile, c’est qu’elle est préservée de l’inondation perpétuelle par le torrent que nous avons franchi à dos de tortue, et que ce torrent s’engouffre quelque part sous un sol éminemment compact, pour tourbillonner ensuite dans des cavernes invisibles placées sous nos pieds.

― Voilà une merveilleuse explication ! dit Nasias d’un ton de mépris et en me lançant des regards féroces. Donc, tu as mal regardé dans le diamant, ou tu m’as menti. Tu n’as pas vu Laura marcher sur ces eaux trompeuses, tu n’as jamais rien vu qui ait le sens commun et tu t’es moqué de moi. Malheur à toi, écolier ignare, compagnon rebelle et incommode, malheur à toi, je le jure, s’il en est ainsi !

― Attendez, lui dis-je avec fermeté ; ne vous hâtez pas de me supprimer et de m’envoyer rejoindre l’équipage du Tantale et nos Esquimaux conducteurs de pirogues. Il y a peut-être moyen de nous arranger et de concilier toutes nos hypothèses. Avez-vous l’oreille fine ? Croyez-vous qu’à la distance où nous sommes de ce Niagara colossal vous pourriez en entendre le rugissement ?

― Oui, à coup sûr ! s’écria mon oncle en se jetant dans mes bras, j’entendrais la puissante clameur de ces eaux jaillissantes, et je n’entends rien du tout ! Cette cascade est gelée.

― Ou pétrifiée, mon cher oncle !

― Tu as, reprit-il, une sotte manière de plaisanter, mais au fond tu vois assez juste. Ce torrent circulaire peut être un terrible épanchement de lave refroidie, et il s’agit de s’en assurer ; marchons !

Nous entrâmes alors dans la région des décombres stériles. C’était en grand une inondation de laves poreuses et de téphrines, comme ces larges courants que l’on trouve en Auvergne et qui occupent tant de surface entre Volvic et Pontgibault, au dire de mon oncle Tungsténius. Je me rappelai sa description, qui m’avait paru grandiose, mais qui me sembla bien mesquine devant l’étendue de rognons volcaniques qui se dressait devant moi à perte de vue, et qui simulait l’aspect d’un bouillonnement subitement pétrifié au milieu de sa plus ardente activité. C’était comme une mer dont les vagues se seraient changées en pierres tumulaires ou en menhirs innombrables. Tout cet océan de roches dénudées avait une couleur uniforme, désolée, livide, et on eût pris le court lichen grisâtre qui les marbrait de sa lèpre, pour un reste de pluie de cendres que le vent avait oublié de balayer. Cette journée fut pénible, rien à manger ni à boire. J’ignore comment nos forces ne nous abandonnèrent pas.

Enfin nous atteignîmes les bornes de ce royaume de la mort, où ce que nous avions pris de loin pour une ceinture de nopals ou de roseaux gigantesques n’était qu’une efflorescence d’énormes pierres ponces calcinées sous les formes les plus bizarres. Le lac s’étendait sous nos pieds, la cascade jaillissait de toutes parts autour de nous, et ses vastes ondes n’étaient qu’une admirable vitrification d’un blanc laiteux, avec des translucidités d’opale. Mais comment y descendre ? Notre corniche dentelée surplombait de tous côtés à une hauteur effrayante, et nous étions épuisés de fatigue et de besoin. Dans un repli de terrain, j’aperçus une traînée de détritus et bientôt une petite zone de terres végétales où rampaient les racines d’une espèce d’astragale rose. Ces racines nous furent un bienfait inespéré de la Providence. Après en avoir mangé, remarquant combien elles étaient longues et tenaces, j’en cherchai et j’en trouvai qui avaient plusieurs mètres de développement. J’en fis une ample récolte, et mon oncle, enchanté de mon idée, m’aida à en faire une corde à nœuds de vingt-cinq brasses. Quand nous en fîmes l’essai au moyen d’un bloc de lave attaché au bout, nous vîmes qu’elle était assez solide, mais trop courte de moitié pour atteindre un des premiers ressauts de la cascade de verre. Il nous fallut passer la nuit où nous étions, afin de consacrer au prolongement de notre échelle toute la journée du lendemain. Mon oncle parut se résigner, et je me préparai un lit d’asbeste dans un creux de roche d’une coupe fort commode. Nasias me traita de sybarite.

― Je le suis, répondis-je, parce que je songe que nous touchons à notre plus grand péril. Je ne suis pas trop mauvais marcheur à jeun, comme vous avez pu vous en convaincre ; mais j’ai aujourd’hui peu de force dans les bras, et, malgré les escapades de mon enfance, je me considère en ce moment comme un très mauvais acrobate. Pourtant rien ne peut ébranler ma résolution de descendre dans cet abîme. J’ai donc besoin de toute la vigueur dont je suis capable, et, d’ailleurs, si je dois faire naufrage au port et si je dois dormir ici ma dernière nuit, je prétends la savourer et la passer bonne. Je vous conseille, mon cher oncle, d’en faire autant.

À peine étais-je couché, je n’ose pas dire endormi, car jamais je ne me sentis plus éveillé, Walter vint s’asseoir à mes côtés sans que j’éprouvasse aucune surprise de le voir là.

― Ton entreprise est insensée, me dit-il ; tu te rompras les os et ne trouveras rien d’intéressant dans ce lieu bizarre. Ceci est à coup sûr un exemple remarquable de la puissance des éjections volcaniques ; mais toutes les matières minérales de ce foyer récemment refroidi ont subi un tel degré de coction, si l’on peut ainsi parler, qu’il te sera impossible d’en définir la nature. D’ailleurs, comment rapporteras-tu des échantillons que nous puissions soumettre à l’analyse, lorsque tu es si loin de savoir par quels moyens tu te rapporteras toi-même ?

― Tu parles bien, lui répondis-je ; mais, puisque tu as pu venir me trouver ici, tu as des moyens de transport dont tu consentiras sans nul doute à me faire part.

― Je n’ai pas eu grand-peine à monter l’escalier de ta chambre, reprit Walter en souriant, et, si tu voulais faire un effort de raison, tu reconnaîtrais que ton esprit seul est au pôle arctique, tandis que ton corps est assis devant ta table et que ta main écrit les folies auxquelles je m’amuse à répondre.

― Tu te moques de moi, Walter, m’écriai-je, ou bien c’est ton esprit qui se reporte follement à notre demeure et à nos habitudes de Fischhausen : ne vois-tu pas la couronne polaire, le grand pic d’obsidienne et la blanche mer vitreuse qui l’entoure ?

― Je ne vois, répondit-il, que le chapiteau de ta lampe et ton encrier en pyramide avec sa cuvette de faïence. Voyons, éveille-toi au son du piano de Laura, qui en ce moment chante une romance à son père, lequel fume tranquillement sa pipe à la fenêtre du salon.

Je me levai impétueusement. Walter avait disparu, la mer d’opale brillait à mes pieds, et l’aurore boréale dessinait un arc-en-ciel immense au-dessus de moi. Nasias, assis à quelque distance, fumait réellement sa pipe, et j’entendais distinctement la voix de Laura et les notes de son piano. Ce mélange de rêve et de veille me tourmenta une partie de la nuit. La voix de Laura, si douce dans mon souvenir, prenait en ce moment une réalité choquante, car Laura ne savait guère chanter, et elle avait un petit blaisement enfantin qui rendait comique la musique sérieuse. Ce n’est que dans le cristal que sa parole se dégageait de ce défaut. Impatienté, je me mis à la fenêtre de ma chambre et lui criai à travers le jardin de ne pas écorcher la romance du Saule. Elle n’en tint compte, et de dépit je me recouchai sur mon lit d’amiante, où, en me bouchant les oreilles, je parvins enfin à m’endormir.

Quand je m’éveillai, au grand jour, je vis que Nasias avait travaillé sans désemparer et que notre cordage de racines avait atteint la longueur convenable. Je l’aidai à l’attacher solidement, et voulus en faire l’épreuve le premier. Je descendis sans encombre, m’aidant des pieds quand je pus rencontrer quelque saillie de lave. J’arrivai ainsi à une petite plate-forme que la corde ne dépassait point assez pour qu’il ne fût pas nécessaire de la tirer à soi afin de la rattacher de nouveau. En me penchant sur le bord, je vis au-dessous de moi un tas de cendres blanches comme de la neige, et je n’hésitai pas à m’y laisser choir. Cette cendre était si friable, que j’y disparus tout entier ; mais, en me secouant, j’en sortis sain et sauf, et je criai à mon oncle de faire comme moi.

Il descendit avec le même succès, et nous nous hâtâmes de couper un bon bout de corde pour l’emporter et le manger au besoin, car nous en avions pour huit ou dix heures à traverser ce lac de verre, et nous n’y apercevions, comme on peut croire, aucune trace de végétation.

Bientôt le soleil échauffa tellement cette surface resplendissante, que l’éclat en devint insupportable pour nos yeux, et la chaleur atroce pour nos pieds ; mais il n’y avait point à revenir sur nos pas : nous étions à la moitié du trajet, et nous continuâmes à marcher avec un stoïcisme dont je ne me serais jamais cru capable. Le reflet de la cascade circulaire était si ardent, qu’il nous semblait être au centre du soleil. Par bonheur, un coup de vent détacha de la cime du pic central une avalanche de neige qui roula jusque vers nous. Nous prîmes notre course pour l’atteindre avant que la marche nous fût devenue impossible, et ce secours inespéré nous permit d’arriver presque à la base du cône.

Là nous attendait une surprise prodigieuse, ou plutôt une amère déception. Depuis longtemps, il nous avait semblé marcher sur une croûte volcanique boursouflée, avec la sonorité du vide en dessous. Nous vîmes alors que cette croûte, brusquement interrompue, était à une énorme distance du pic et du sous-sol, que nous étions portés par une voûte de plus en plus mince, et qu’il était impossible d’avancer sans qu’elle se brisât sous nos pieds comme une assiette de faïence. Cinq ou six fois dans son impatience Nasias la fit éclater et faillit s’y engloutir. Je parvins à le modérer et à tenir conseil avec lui. Il était fort inutile d’atteindre le cône, car il ne servait d’entrée à aucune grotte, et il ne paraissait pas avoir jamais servi de bouche à un volcan.

En l’examinant de plus près qu’il ne nous avait encore été possible de le faire, nous vîmes que ce pic formidable, couronné d’un glacier aux aiguilles acérées, n’était autre chose qu’un prisme rectangulaire d’olivine d’un vert pâle et d’un grand éclat, mais homogène et d’un seul bloc de la base jusqu’au faîte.

Nous mangeâmes un bout de corde, et j’engageai mon oncle à prendre quelques heures de repos. Dès que la nuit aurait un peu rafraîchi notre lac de verre opalin, nous le traverserions de nouveau, nous irions chercher notre corde de racines, nous reviendrions avant la chaleur, s’il nous était possible, et nous aviserions à descendre au fond de l’invisible abîme placé sous nos pieds. Cette raisonnable proposition ne convint point à l’ardent Nasias.

― Quand je devrais périr ici, répondit-il, je veux voir ce qu’il y a entre nous et ce pic maudit.

Et, s’élançant sur la glace fragile, il se mit à la briser avec fureur à coups de pied, ramassant les fragments les plus gros qu’il pût soulever et les lançant de toute sa force pour entamer une plus grande surface. Voyant que nous étions perdus, je ne songeai plus qu’à hâter le moment de notre destruction. Je m’associai à la délirante entreprise de mon oncle, et, fracassant les dernières ondulations du lac de verre, je parvins à en détacher une masse considérable, qui s’écroula dans l’abîme avec un bruit de vitres cassées et nous permit enfin d’en voir le fond.

Quel spectacle étrange et grandiose s’offrit alors à nos regards ! Sous la croûte de verre s’ouvrait un océan de stalagmites colossales violettes, roses, bleues, vertes, blanches et transparentes comme l’améthyste, comme le rubis, le saphir, le béryl et le diamant. La grande excavation polaire rêvée par mon oncle était effectivement une géode tapissée de cristaux étincelants, et cette géode avait une étendue souterraine incalculable !

― Ceci n’est rien ! dit-il avec le plus grand sang-froid. Nous ne voyons qu’un petit coin du trésor, une marge du colossal écrin de la terre. Je prétends descendre dans ses flancs et posséder tout ce qu’elle cache à l’esprit obtus des hommes, tout ce qu’elle dérobe à leur vaine et timide convoitise !

― Qu’en ferez-vous ? lui dis-je avec le même sang-froid, car nous étions arrivés à ce paroxysme d’exaltation intellectuelle qui chez lui produisait le calme triomphal de l’ambition assouvie, et chez moi le plus complet désintéressement philosophique. J’ignore si les trésors que nous apercevons ont une valeur réelle parmi les hommes ; mais je suppose que ce soient effectivement des mines de pierreries en cristaux de la grosseur des obélisques de l’Égypte, comme vous l’avez prédit : à quoi nous serviront-ils dans cette contrée déserte, d’où il nous sera certainement à jamais impossible de sortir ?

― Nous sommes venus jusqu’ici ; donc, il nous sera possible d’en revenir, dit Nasias en riant ; qu’est-ce qui t’embarrasse ? L’île manque-t-elle de bois pour faire de nouvelles pirogues ?

― Mais ni vous ni moi ne savons faire la moindre pirogue, et encore moins la diriger. Vous savez donc où nous retrouverons nos Esquimaux ? Voyons, qu’avez-vous fait de ces pauvres gens ?

― Ce que j’ai fait de l’équipage du Tantale et ce que je vais faire de toi ! s’écria Nasias, saisi tout à coup d’un rire convulsif.

Et, devenu complètement fou, il s’élança au bord de l’excavation, poussa un grand cri, et disparut dans l’abîme, entraînant avec lui les minces et sonores parois du lac de verre.

J’écoutai quelques instants le grésillement qui suivit la rupture. Le bruit de la chute des cristaux et de celle de Nasias fut complètement nul. Je l’appelai, je ne pouvais en croire le témoignage de mes sens. Ma voix se perdit dans l’horrible magnificence du désert. J’étais seul au monde !

Je restai pétrifié. Il me sembla que mes pieds se fixaient au sol, que mes membres se roidissaient, et que j’étais changé en cristal moi-même.

― Que fais-tu ici ? me dit Laura en mettant sa main sur mon front. Dors-tu tout debout ? Comment as-tu pu croire aux mensonges de ce Nasias ? Il n’a jamais été mon père. C’est un furieux qui accomplit sa destinée. Dieu veuille qu’il soit disparu pour jamais, car son influence funeste paralysait la mienne, et, depuis que tu es avec lui, c’est à peine si je peux, à de rares intervalles, me faire voir et comprendre de toi. Allons, viens, et ne t’inquiète plus du gîte et de la nourriture ; avec moi, tu ne connaîtras plus ces vulgaires empêchements de la vie de l’esprit : n’ai-je pas une dot ? Tu es curieux de pénétrer dans cette petite géode qu’on appelle la terre ? C’est fort inutile, c’est si peu de chose ! Mais, si cela t’amuse, je veux bien t’y conduire, puisque c’est une curiosité d’artiste, une fantaisie de poète et non une basse cupidité qui te presse. Je sais le chemin de ces splendeurs souterraines, et il n’est pas besoin de se rompre le cou pour les voir de près.

― Non, Laura, m’écriai-je, ce n’est ni une fantaisie de poète ni une curiosité d’artiste qui m’ont amené ici. C’est ta voix qui m’y a appelé, c’est ton regard qui m’y a conduit, c’est l’amour que j’ai pour toi…

― Je le sais, dit-elle, tu voulais obtenir ma main en obéissant à ce Nasias qui n’est qu’un misérable imposteur et un sorcier de la pire espèce, tandis que mon véritable père consentira certainement à te l’accorder quand il saura que je t’aime. Tu as fait bien du chemin et bravé bien des périls, mon pauvre Alexis, pour chercher le bonheur qui t’attendait à la maison. Veux-tu que nous y retournions tout de suite ?

― Oui, tout de suite, m’écriai-je.

― Sans voir l’intérieur de la géode ? sans traverser le monde des gemmes colossales éclairées du rayonnement éternel de la lumière électrique ? sans gravir au faîte de ce cône d’obsidienne ou d’amphibole plus élevé que l’Himalaya ? sans t’assurer qu’il fait au pôle nord une chaleur tropicale, et que le noyau central du globe est d’une agréable fraîcheur ? Il serait pourtant bien curieux de constater toutes ces choses, et bien glorieux de pouvoir les affirmer à la barbe de notre oncle Tungsténius et de tous les savants de l’Europe !

Il me sembla que Laura se moquait de moi, et pourtant je ne voulus pas en avoir le démenti.

― Je crois à l’existence de toutes ces merveilles, répondis-je ; mais, au moment de les constater, j’y renonce, si tu le désires, et si par ce sacrifice je peux obtenir une heure plus tôt que ton père consente à mon bonheur.

― C’est bien, reprit Laura en me tendant ses deux mains charmantes. Je vois qu’au milieu de ta folie, tu m’aimes plus que tout au monde, et je dois te pardonner tout. Viens.

Elle s’approcha du gouffre où s’était englouti Nasias, et, me disant : « Prends la rampe », elle se mit à y descendre comme si un escalier se fût formé sous ses pas. Je la suivais tenant une rampe imaginaire sans doute, mais qui me préserva du vertige, et nous nous enfonçâmes ainsi dans l’intérieur de la terre.

Au bout d’une heure environ, Laura, qui m’avait défendu de lui parler, me fit asseoir sur la dernière marche.

― Reprends haleine, me dit-elle, tu es fatigué, et tu as encore à traverser le jardin.

De quel jardin parlait-elle ? Je ne pouvais l’imaginer ; mes yeux, éblouis du rayonnement de l’abîme, ne distinguaient rien. En peu d’instants, cette surexcitation se dissipa, et je vis que nous étions, en effet, dans un jardin fantastique où la cristallisation, le métamorphisme et la vitrification des minéraux, déployant alternativement leurs splendides caprices, ou, pour mieux dire, obéissant sans entraves aux lois de leur formation, avaient atteint les développements les plus merveilleux et les plus étranges. Ici, l’action volcanique volcanique avait produit des arborescences vitreuses qui semblaient couvertes de fleurs et de fruits de pierreries, et dont les formes rappelaient vaguement celles de nos végétaux terrestres. Ailleurs, les gemmes, cristallisées par masses énormes, simulaient l’aspect de véritables rochers dont les plateaux et les sommets étaient ornés de palais, de temples, de kiosques, d’autels, de monuments de toute sorte et de toute dimension. Parfois un diamant de plusieurs mètres carrés, poli par le frottement d’autres substances disparues ou transformées, brillait enchâssé dans le sol comme une flaque d’eau empourprée de soleil. Tout cela était surprenant, grandiose, mais inerte et muet, et peu d’instants suffirent à rassasier ma curiosité.

― Chère Laura, dis-je à ma compagne, tu m’avais promis de me ramener chez nous, et tu me montres un spectacle auquel j’avais renoncé sans aucun regret.

― Si je t’en eusse privé, reprit Laura, ne me l’aurais-tu pas reproché quelque jour ? Voyons, regarde bien pour la dernière fois ce monde de cristal que tu as voulu conquérir, et dis-moi s’il te paraît digne de tout ce que tu as fait pour le posséder.

― Ce monde est beau à voir, répondis-je, et il me confirme dans l’idée que tout est fête, magie et richesse dans la nature, sous les pieds de l’homme comme au-dessus de sa tête. Il ne m’arrivera jamais de dire comme Walter que la forme et la couleur ne signifient rien, et que le beau est un vain mot ; mais j’ai été élevé aux champs, Laura : je sens que l’air et le soleil sont les délices de la vie, et que l’on s’atrophie le cerveau dans un écrin, si magnifique et colossal qu’il soit. Je donnerais donc toutes les merveilles que voici autour de nous pour un rayon du matin et le chant d’une fauvette, ou seulement d’une sauterelle, dans notre jardin de Fischhausen.

― Qu’il soit fait comme tu veux ! dit Laura ; mais écoute, mon cher Alexis : en quittant avec toi le monde du cristal, je sens que j’y laisse mon prestige. Tu m’y as toujours vue grande, belle, éloquente, presque fée. Dans la réalité, tu vas me retrouver telle que je suis, petite, simple, ignorante, un peu bourgeoise, et blaisant la romance du Saule. Hors du cristal, tu n’as que de l’amitié pour moi, parce que tu me sais bonne garde-malade, patiente avec tes hallucinations et véritablement dévouée. Cela suffira-t-il à te rendre heureux, et faut-il que je rompe mes fiançailles avec Walter, qui, sans être amoureux de moi, m’accepte telle que je suis, et ne demande qu’à trouver dans sa femme une inférieure à protéger ? Songe à la difficulté, à la responsabilité du rôle que ton inégal enthousiasme m’attribue. À travers ton prisme magique, je suis trop ; à travers ta prunelle dessillée et fatiguée, je suis trop peu. Tu fais de moi un ange de lumière, un pur esprit et je ne suis pourtant qu’une bonne petite personne sans prétentions. Réfléchis : je serais malheureuse de passer toujours avec toi de l’empyrée à la cuisine. N’y a-t-il pas une limite possible entre ces deux extrêmes ?

― Laura, répondis-je, tu parles avec ton cœur et ta raison, et je sens que tu es à cette limite entre le ciel de l’amour idéal et le respect de la réalité qui fait la vertu et le dévouement de tous les jours. J’ai été fou de scinder ta chère et généreuse individualité, ton moi honnête, aimant et pur. Pardonne-moi. J’ai été malade, j’ai écrit mes rêves, et je les ai pris au sérieux. Au fond, je n’en étais peut-être pas absolument dupe ; car, au milieu de mes plus fantasques excursions, je te sentais toujours près de moi. Renonce à Walter, je le veux, car je sais qu’en t’estimant il ne t’apprécie pas tout ce que tu vaux. Tu mérites d’être adorée, et je prétends m’habituer à te voir à la fois dans le prisme enchanté et dans la vie réelle, sans que l’un fasse pâlir l’autre.

En parlant ainsi, je me levai et je vis se dissiper la vision du monde souterrain. Devant moi, par la porte ouverte du pavillon que j’habite à Fischhausen, s’ouvrait le beau jardin botanique, inondé du soleil de juin ; une fauvette chantait dans un syringa grandiflora, et le bouvreuil favori de ma cousine vint se poser sur mon épaule.

Avant de franchir la porte du pavillon, je jetai

derrière moi un regard étonné et craintif. Je vis l’abîme se remplir de ténèbres. La lumière électrique s’éteignait. Les gemmes colossales ne jetaient plus que quelques étincelles rougeâtres dans l’obscurité, et je vis ramper quelque chose d’informe et de sanglant qui me parut être le corps mutilé de Nasias essayant de rassembler ses membres épars et d’étendre vers moi, pour me retenir, une main livide détachée de son bras.

Laura passa sur mon front, baigné d’une sueur froide, son mouchoir parfumé qui me rendit la vie et me donna la force de la suivre.

En traversant le jardin, je me sentis aussi ingambe et aussi reposé que si je n’eusse pas fait huit ou dix mille lieues depuis la veille. Laura me fit entrer dans le salon de l’oncle Tungsténius, où je fus reçu à bras ouverts par un bon gros homme rubicond, ventru, et de la plus bienveillante figure.

― Embrasse donc mon père, me dit Laura, et demande-lui ma main.

― Ton père ! m’écriai-je hors de moi. C’est donc là le véritable Nasias ?

― Nasias ? dit le gros homme en riant. Est-ce un compliment ou une métaphore ? Je ne suis pas érudit, je t’en avertis, mon cher neveu ; mais je suis un brave homme. J’ai fait honnêtement mon petit commerce ambulant d’horlogerie, de joaillerie et d’orfèvrerie. J’y ai gagné de quoi établir ma fille et lui donner le mari qu’elle aime. Je vais me fixer dans la maison de campagne où vous avez été élevés ensemble, et où vous viendrez me voir le plus souvent que vous pourrez, et tous les ans, j’espère, aux vacances. Aime-moi un peu, aime beaucoup ma fille, et appelle-moi papa Christophe, puisque c’est mon unique et véritable nom. Il est moins sonore que celui de Nasias peut-être ; mais je ne te cache pas que je l’aime mieux, je ne sais pas pourquoi.

Je serrai dans mes bras cet homme excellent qui m’acceptait pour gendre, jeune, pauvre, encore sans état, et, dans l’élan de ma reconnaissance, je songeai à lui offrir un diamant gros comme mes deux poings qu’avant de quitter l’abîme polaire j’avais machinalement détaché du roc et mis dans ma poche. Ce diamant, d’une grosseur insignifiante eu égard aux proportions du gisement, représentait dans le monde où nous vivons un échantillon sans pareil et une fortune sans rivale. J’étais si ému, que je ne pouvais parler ; mais je tirai ce trésor de ma poche et le plaçai dans les mains de mon oncle en les serrant avec les miennes, pour lui faire comprendre que j’entendais tout partager avec lui sans compter.

― Qu’est-ce que cela ? dit-il.

Et, comme il ouvrait les mains, je reconnus en rougissant que c’était la boule de cristal taillé placée comme ornement au bout de la rampe d’escalier de mon pavillon.

― Ne le croyez pas fou, dit Laura à son père. Ceci est une abjuration symbolique et solennelle de certaines fantaisies qu’il veut bien me sacrifier.

En parlant ainsi, la généreuse Laura prit le cristal et le brisa en mille pièces contre l’appui extérieur de la croisée. Je la regardai, et je vis qu’elle m’examinait avec une certaine inquiétude.

― Laura ! m’écriai-je en la pressant sur mon cœur, le charme funeste est détruit ; il n’y a plus de cristal entre nous, et le véritable attrait commence. Je te vois plus belle que je ne t’ai jamais vue en rêve, et je sens que c’est avec tout mon être que je t’aime désormais.

Mon oncle Tungsténius et Walter vinrent bientôt me féliciter du choix que Laura, au moment d’être engagée avec un autre, avait bien voulu faire de moi.

J’appris d’eux que, la veille, mon chagrin avait décidé ma cousine à se prononcer, et que, dès les premiers mois, elle avait dit à son père sa préférence pour moi. À peine arrivé, le bonhomme Christophe, rencontré effectivement par moi dans la galerie minéralogique, mais si étrangement travesti en Persan dans mon imagination, avait été mis au courant de nos secrets de cœur. Ignorant ce qui se passait entre Laura et lui, je m’étais retiré fort troublé dans ma chambre, où, après avoir vainement essayé de me calmer en lisant alternativement un conte des Mille et une Nuits et la relation du voyage de Kane dans les mers polaires, j’avais écrit sous l’influence du délire pendant plusieurs heures. Dans la matinée, Walter et Laura, inquiets de la manière dont je les avais quittés la veille et de ma lumière qui brûlait encore, étaient venus alternativement et tous deux ensemble m’appeler et me regarder à travers ma porte vitrée, qu’ils s’étaient décidés enfin à enfoncer au moment où j’entendis Nasias s’abîmer dans le lac de verre volcanique avec un bruit si étrange et si réel. Walter, n’étant nullement jaloux de l’affection de Laura pour moi, m’avait laissé seul avec elle, et elle avait réussi à m’arracher doucement à l’hallucination.

En rentrant dans ma chambre, je vis effectivement sur mon bureau un amas de feuilles volantes griffonnées en tout sens et fort peu lisibles. J’ai réussi à les remettre en ordre, et, m’efforçant, autant que ma mémoire me l’a permis, d’en remplir ou d’en expliquer les lacunes, j’en ai fait hommage à ma chère femme, qui les relit quelquefois avec plaisir, excusant mes extravagances passées en faveur de ma fidélité à son image, que j’avais gardée sereine et pure jusque dans mes rêves.

Marié, depuis deux ans, je n’ai pas cessé de m’instruire, et j’ai appris à parler. Je suis professeur de géologie en remplacement de mon oncle Tungsténius, dont le bégaiement s’est à ce point aggravé, qu’il a renoncé à son enseignement oral et m’a obtenu sa survivance. Aux vacances, nous ne manquons pas d’aller, avec lui et Walter, rejoindre l’oncle Christophe à la campagne. Là, au milieu des fleurs qu’elle aime passionnément, Laura, devenue botaniste, me demande quelquefois en riant des détails sur la flore de l’île polaire ; mais elle ne me fait plus la guerre sur mon amour pour le cristal, puisque j’ai appris à l’y voir telle qu’elle est, telle que désormais je la vois toujours.


Ici, M. Hartz ferma son manuscrit et il ajouta verbalement :

― Vous me demanderez peut-être comment, de professeur de géologie, je suis devenu marchand de cailloux. Cela peut se résumer en quelques mots. Le duc régnant de Fischhausen, qui aimait et protégeait la science, trouva un beau matin que la plus belle science était l’art de tuer les animaux. Ses favoris lui persuadèrent que, pour être un grand prince, un souverain véritable, il fallait dépenser la meilleure part de son revenu en prouesses cynégétiques. Dès lors, la géologie, l’anatomie comparée, la physique et la chimie furent reléguées à l’arrière-plan, et les pauvres savants eurent des appointements si minces et des encouragements si décourageants, qu’il nous devint impossible de nourrir nos familles. Ma chère Laura, à qui je compte vous présenter tout à l’heure, m’ayant donné plusieurs enfants, et mon beau-père m’engageant à ne pas les laisser mourir de faim, j’ai dû quitter la docte ville de Fischhausen, désormais retentissante des instructives fanfares de la chasse et des salutaires clameurs des chiens courants. Je suis venu m’établir ici, où, grâce au bon papa Christophe, j’ai pu acquérir le fonds que j’exploite et me livrer à un commerce assez lucratif, sans renoncer à des études et à des préoccupations qui me sont toujours chères.

Vous voyez donc en moi un homme qui a heureusement doublé le cap des illusions et qui ne se laissera plus prendre aux prestiges de sa fantaisie, mais qui n’est pas trop fâché d’avoir traversé cette phase délirante où l’imagination ne connaît pas d’entraves, et où le sens poétique réchauffe en nous l’aridité des calculs et l’effroi glacial des vaines hypothèses…

J’eus le plaisir de dîner avec la divine Laura du bon M. Hartz. Elle n’avait plus rien de transparent dans sa personne : c’était une ronde matrone entourée de fort beaux enfants, devenus son unique coquetterie ; mais elle était fort intelligente : elle avait voulu s’instruire pour ne pas trop déchoir du cristal où son mari l’avait placée, et, quand elle parlait, il y avait dans son œil bleu un certain éclat de saphir qui avait beaucoup de charme et même un peu de magie.