Laure d’Estell (1864)/1

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 1-2).


I

LAURE D’ESTELL, À MADAME DE NORVAL.


Du château de Varannes.

Après un voyage bien fatiguant, bien triste, j’arrive enfin, ma chère Juliette, dans un lieu dont l’antique majesté et le site pittoresque conviennent parfaitement au sentiment dont mon âme est remplie. J’éprouve un charme douloureux à parcourir ces vastes appartements où mon Henri a été élevé, à entendre ces bons paysans me raconter les traits de sa générosité, qui dès son enfance égalait sa douceur. Si chaque objet qui se présente à ma vue ajoute à mes regrets, il augmente aussi le nombre de mes souvenirs, et tu sais combien ils me sont chers. Madame de Varannes m’a reçue avec affection, elle a beaucoup caressé mon Emma, mais j’ai été frappée de la sérénité de son visage. Il semble qu’après avoir perdu un fils tel que le sien, on doive porter l’empreinte d’une douleur impossible à cacher : peut-être s’est-elle efforcée de paraître tranquille en revoyant l’épouse de ce malheureux fils, pour l’engager à imiter son courage : peut-être souffre-t-elle autant que moi, mais je ne lui sais aucun gré de cet effort ; il m’eût été si doux de pleurer avec elle ! Ce n’est plus qu’à toi, ma chère amie, que je puis adresser mes plaintes ; l’intérêt qu’elles t’inspirent t’en sauvera l’ennui, et les témoignages de ton amitié seront mes plus douces consolations : tu sais le prix que j’attachais à tes lettres lors de mon bonheur, juge de ce qu’elles seront désormais pour ta pauvre Laure.

Ma petite Emma n’a pas souffert des fatigues du voyage, elle est enchantée de tout ce qu’elle voit ici. L’idée qu’elle ignorera longtemps la perte qu’elle vient de faire, est pour moi un grand soulagement, je mettrai tous mes soins à prolonger son enfance.