Laure d’Estell (1864)/18

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 70-73).
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XVIII


Je suis partie ce matin de fort bonne heure ; Lucie était couchée quand je suis arrivée ; et sir James assis auprès de son lit, tenait une de ses mains dans les siennes ; ils étaient tous deux plongés dans la tristesse ; Lucie avait encore les yeux noyés de larmes ; je lui ai représenté combien il était dangereux pour l’enfant qu’elle portait de se livrer autant à sa douleur ; j’ai obtenu d’elle qu’elle ne quitterait pas son lit de la journée, et qu’elle prendrait quelques boissons calmantes pour diminuer l’irritation de ses nerfs. Sir James s’est efforcé de paraître moins triste qu’à son ordinaire. Il a cherché tout ce qui pourrait distraire Lucie du départ de son mari ; nos enfants lui en ont fourni le moyen : il les a conduits vers nous, s’est prêté à leurs jeux, et le temps s’est ainsi écoulé, jusqu’au moment où j’ai parlé de me retirer. Il était tard, et Lucie ne voulant pas que je m’en allasse seule avec ma fille et sa bonne, m’a conjurée de permettre que son frère nous accompagnât ; elle a ajouté qu’il n’était pas prudent de traverser les bois de Savinie à cette heure, je lui ai fait observer que mes gens suffisaient pour me défendre ; mais sir James ayant insisté, en disant que je l’affligerais par mon refus, j’ai accepté son offre. Il a fait seller des chevaux pour son retour, et nous sommes montés en voiture. Il m’a demandé en route si l’absence de Frédéric devait se prolonger longtemps :

— Je ne crois pas, lui ai-je répondu ; c’est après demain l’anniversaire de la mort de son frère, et il ne manquera pas à venir déposer, avec nous, le tribut de ses regrets sur la tombe de mon Henri.

Après cette réponse il a gardé un long silence ; puis sortant de sa rêverie, il m’a dit :

— Employez, madame, tout l’ascendant que votre esprit et votre amitié vous donnent sur Frédéric, pour l’empêcher de faire d’aussi fréquents voyages à D***. Ce qu’il m’a dit des sociétés qu’il y voit, me fait craindre qu’il ne s’y livre trop, et il serait fâcheux qu’elles altérassent sa franchise et son ton naturel.

Je l’ai remercié d’un avis que son attachement pour Frédéric avait sûrement dicté, et je lui ai promis d’en parler à madame de Varannes.

— Ce conseil sera mieux placé dans sa bouche que dans la mienne, ai-je dit, et elle vous saura gré de la prévenir d’un danger qui finirait par devenir inévitable.

Après ces mots, nous sommes descendus. Sir James m’a donné la main jusque dans le salon ; toute la société y était réunie. Il s’est approché de ma belle-mère, s’est informé de ses nouvelles, a refusé l’invitation qu’elle lui faisait de rester à souper ; et après avoir salué respectueusement ces dames, il est reparti. Caroline lui a lancé un regard courroucé, qui a été remarqué par madame de Gercourt et l’abbé de Cérignan, lequel est arrivé cet après-midi. Tu l’imagines peut-être que cet abbé est un vieil ecclésiastique, ne connaissant d’autre occupation que celle de lire son bréviaire. Eh bien, détrompe-toi ; c’est un homme de trente-cinq ans, d’une belle figure dont l’expression un peu sévère s’adoucit lorsqu’il parle ; ses manières inspirent la confiance : il s’exprime avec grâce et paraît fort instruit ; enfin ce n’est point un de ces austères confesseurs dont l’aspect nous faisait frémir autrefois ; et si jamais je me résignais à confier à un homme des fautes qu’on ne doit révéler qu’à l’Éternel et que lui seul a le droit d’absoudre, je choisirais plutôt l’abbé de Cérignan qu’un autre.