Laure d’Estell (1864)/20

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 76-85).
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XX


Tu me grondes avec raison, chère Juliette ; je suis inexcusable d’être restée plus d’un mois sans t’écrire ; mais tu connais ma bizarrerie, tu sais avec quelle passion je me livre aux ouvrages que j’entreprends. Mon tableau était à moitié fait, j’ai voulu l’achever avant que les jours devinssent plus sombres, et j’ai travaillé avec tant d’assiduité que je me suis rendue malade. J’admire, mais je ne comprends pas les personnes qui se font un plan d’occupation dont rien n’altère jamais la régularité ! Je connais une femme qui se dit le matin, je lirai tant de pages, je ferai l’esquisse de ce portrait, je jouerai deux sonates et je me promènerai tant d’heures. Le livre le plus attachant, la tête la plus belle, la plus douce harmonie et le plus beau temps du monde, ne l’engageraient pas à manquer à sa parole. Je suis bien loin de cette perfection méthodique ; tout ce qui a rapport aux arts m’intéresse trop vivement, pour m’en occuper avec tant de froideur. Je me livre sans réserve à mon enthousiasme, et le désir d’acquérir quelques talents ou quelques connaissances, m’entraîne toujours au-delà de ce que j’avais projeté. Cette excuse est bien faible pour mériter ton pardon ; mais tu me l’accorderas, quand tu sauras que j’ai passé presque toutes mes soirées chez Lucie, et qu’il a fallu consacrer à ma belle-mère celles que je ne donnais pas à l’intéressante veuve. Celle-ci est bientôt au moment d’accoucher, et je vais me disposer à remplir ma promesse ; elle me coûtera bien moins à tenir que je ne l’avais imaginé, car le ton qui règne maintenant dans la maison de madame de Varannes, diminue beaucoup le regret que j’aurai de la quitter. J’y éprouve une gêne continuelle ; Caroline me fuit plus que jamais ; elle est tombée dans un accès de dévotion que j’ai peine à concevoir. L’abbé de Cérignan ne cesse de la louer sur la manière scrupuleuse dont elle remplit ses devoirs pieux. Madame de Gercourt lui fait lire tous ses ouvrages sur l’éducation, et prétend refaire la sienne ; elle ne lui parle que morale, et pour que ses principes germent mieux dans son cœur, elle les assaisonne d’une flatterie douce, qui fait croire à la petite qu’elle possède déjà toutes les vertus qu’on veut lui donner. Il n’est plus question de son amour pour sir James. L’abbé me demanda, il y a quelques jours, si madame de Savinie s’était faite catholique en épousant son mari : je lui répondis que je l’ignorais ; mais Frédéric qui se trouvait là dit qu’il ne le croyait pas.

— Cela doit amener bien des querelles entre eux, reprit l’abbé.

— Vous vous trompez, lui dis-je, M. et madame de Savinie vivent dans la plus parfaite intelligence ; ayant tous deux le même désir de faire le bien, ils s’accordent facilement sur les moyens à employer pour y parvenir.

— On peut se dispenser de discuter sur les mystères d’une religion, ajouta Frédéric, quand on suit ses préceptes.

— Je ne suis pas de votre avis, mon frère, interrompit Caroline, et je crois qu’une femme manquerait à tous ses devoirs de chrétienne, en s’alliant à un hérétique.

À ce discours, Frédéric haussa les épaules et s’en alla dans le jardin. L’abbé fit à Caroline un signe d’approbation, dont elle parut très-reconnaissante ; je conclus de tout cela qu’elle lui avait confessé son amour pour sir James, et que l’abbé s’était servi du pouvoir de la religion pour la guérir d’une passion malheureuse. S’il use avec modération du remède, il aura bien fait ; mais s’il remplace un sentiment que sa raison et surtout le manque d’espoir auraient bientôt détruit, par l’intolérance et l’insensibilité, il aura causé un malheur irréparable.

Malgré les représentations de sa mère, Frédéric est plus souvent à D*** qu’à Varannes. C’est bien certainement pour moi qu’il lui désobéit, et je suis bien aise de m’éloigner du château pour le forcer à y rester. Sa conduite envers moi est toujours respectueuse ; mais il est facile de remarquer la contrainte qu’il se fait pour dissimuler ce qui l’occupe le plus. Madame de Gercourt, dont la pénétration égale l’esprit, a deviné sans peine son secret : je m’en suis aperçue à la manière dont elle lui a parlé du changement subit de son caractère, qui, en effet, est beaucoup plus sérieux qu’autrefois. Enchantée d’avoir fait cette découverte, elle veut y ajouter la connaissance de tout ce qui me concerne ; et je suis fort aise d’échapper à ses regards curieux : ce n’est pas que je les redoute ; mais la certitude d’être observée dans toutes mes actions, et de les voir souvent mal interprétées, me gêne d’une manière insupportable.

J’ai tâché de réparer, autant qu’il m’a été possible, la petite injustice qu’on avait faite au bon curé de Varannes, en faveur de l’abbé ; cet homme vraiment estimable m’a su un gré infini d’une démarche bien simple en elle-même. J’ai été lui faire une visite avec Emma : nous sommes arrivées au moment où il faisait répéter les leçons de plusieurs enfants du village, dont il soigne lui-même l’éducation ; je l’ai conjuré de ne pas interrompre un devoir aussi respectable, et de me laisser jouir du plaisir que j’éprouvais à le lui voir remplir. Il m’a dit qu’il y avait dans Varannes une école générale pour tous les enfants du pays : ils y apprennent seulement à lire, à écrire et à compter ; quand ils parviennent à l’âge de neuf ans, le curé se charge de les instruire dans leur religion, leur fait apprécier la morale de l’évangile, leur donne quelque notion d’arithmétique et de l’art du dessin si utile à tous les états. En leur procurant ainsi les moyens de s’occuper à mesure qu’ils grandissent, dans les moments où leurs travaux leur laissent quelque loisir, il les met à l’abri des dangers qu’entraîne l’oisiveté ; sa bonté lui attire la confiance de tous ses paysans ; il ne leur fait pas de longs sermons, et il évite surtout d’y faire entrer de grands mots incompréhensibles pour eux : il leur cite des faits, en tire des conséquences, et s’arrange pour qu’ils en connaissent le but moral, avant même qu’il ait eu le temps de le faire remarquer ; enfin, ma Juliette, j’ai rencontré un prêtre qui est à la fois pieux, tolérant et bienfaisant. Les mots de jésuites, de jansénistes, ne sortent jamais de sa bouche ; il croit que la vertu chez tous les peuples conduit au bonheur, et qu’on n’est pas destiné à des supplices éternels, pour se tromper d’image en adorant un Dieu.

Tu t’imagines bien, mon amie, que je vais cultiver la société de cet homme précieux. Il est déjà venu me voir plusieurs fois ; et, comme il n’aime pas la grande société, je le reçois dans mon appartement. Croirais-tu bien qu’avec ses cheveux blancs il se prête aux jeux d’Emma, lui apprend, en jouant aux cartes, les lettres de l’alphabet ; et lui raconte des histoires où il y a toujours de petites filles que tout le monde aime à cause de leur douceur. Emma l’écoute avec une extrême attention ; et je remarque que ses petites colères sont moins fréquentes depuis les histoires du curé. L’habitude qu’il a toujours eue d’observer les enfants, a servi à lui apprendre quels sont les moyens les plus doux de les corriger, et son expérience me sera fort utile.

J’ai gauchement dit à madame de Varannes, devant sa société, une partie de ce que je viens de t’écrire sur M. Bomard (c’est le nom du curé), en l’écoutant, elle pensait comme moi ; mais l’abbé ayant avancé qu’un homme de ce caractère ne fortifiait pas assez les idées religieuses dans l’âme de ceux qu’il instruisait, et qu’en leur donnant des lumières au-dessus de leur état, c’était leur inoculer les principes dangereux de la philosophie moderne, elle se vit dans l’impossibilité de réfuter d’aussi bonnes raisons, et fut de son avis. Tu devines l’effet que produisit ce discours sur la fille d’un ami de ces mêmes philosophes, dont les principes font horreur ; celle qui, ayant été élevée dans leur société a pu juger du motif qui conduisait leurs plumes, et qui les a vus braver toutes les puissances pour chercher la vérité et frapper de sa lumière ceux qui s’obstinent à la méconnaître ; mais j’ai senti que je me donnerais un ridicule en répondant à l’accusation de l’abbé ; j’ai fait réflexion qu’il avait trop d’esprit pour penser ce qu’il venait de dire, et que le raisonnement ne pouvait rien contre la mauvaise foi ; d’ailleurs, qu’aurait imaginé madame de Gercourt, en voyant une personne de mon âge se mêler de répondre à un sophisme aussi sérieux ; elle qui, dans ses ouvrages, interdit aux jeunes femmes la permission de parler sur aucune passion ! qui les croit déshonorées quand elles ont fait imprimer une romance ; et qui appelle Athées toutes celles qui osent douter d’un seul miracle ? J’avoue qu’elle est moins scrupuleuse pour les femmes de son âge ; elle leur permet d’écrire, mais seulement sur l’éducation ; l’amour maternel est l’unique amour dont elles doivent parler. Il est vrai qu’à cet âge il est possible d’avoir oublié tous les autres ; et, si je t’en crois, madame de Gercourt s’est privée par cette loi du plaisir de se retracer un grand nombre de souvenirs. Tu vois, ma chère amie, que je reviens un peu de l’estime que je croyais lui devoir, d’après tous les éloges que ma belle-mère m’en avait faits. Depuis plus de deux mois que je vis avec elle, je me suis aperçue que son cœur n’était pas franc ; l’affectation qu’elle met à parler vertu, prouve qu’elle la regarde comme une chose presque surnaturelle, et ce n’est pas ainsi que la vertu paraît aux gens habitués à la pratiquer. L’esprit de madame de Gercourt suffirait pour rendre sa conversation agréable ; mais elle en détruit le charme par trop de pédantisme. Je voudrais connaître ses deux filles, pour juger du fruit qu’elles ont retiré de l’excellente éducation qu’elle prétend leur avoir donnée ; car, il faut lui rendre justice, elles sont, après la morale, le sujet le plus habituel de ses entretiens, et je ne doute pas qu’elles ne soient des modèles de candeur et de chasteté.

L’abbé de Cérignan doit passer l’hiver au château (j’ai appris cette nouvelle avec un peu d’humeur) : me voilà condamnée à dîner chaque jour avec une prude et un homme assez aimable, à la vérité, mais dont l’intolérance me révolte. Je ne sais comment accorder le ton mielleux, l’air modeste et sincère qu’il prend à volonté, avec l’impolitesse et l’emportement qu’il met à discuter. Parle-t-on de choses indifférentes, il sème la conversation de traits piquants, de citations heureuses, achève une phrase commencée par une autre, et lui laisse tout le succès du mot saillant qu’il vient d’y ajouter ; le plus faible du cercle est toujours celui qu’il protége ; et cette indulgence lui fait autant d’admirateurs que d’amis ; mais ose-t-on opposer une opinion à la sienne, ou paraît-on seulement douter du poids de ses raisonnements, alors ses yeux expriment la colère, son accent devient terrible ; et s’il perd l’espoir de vaincre ou d’intimider celui qu’il combat, sa fureur s’en augmente et finit souvent par l’entraîner au-delà de son but : il est facile de deviner que la retraite, l’étude et son esprit de calcul, n’ont pu diminuer la fougue de ses passions, au point de ne pas laisser entrevoir l’empire qu’elles ont sur lui. Je pense qu’il ne me pardonne pas d’avoir fait cette découverte, et qu’elle est probablement le seul motif de la haine dont il m’honore. C’est sans doute un fort grand malheur, mais je m’y résigne avec trop de facilité pour avoir le droit de m’en plaindre.

Je dois partir incessamment pour aller m’établir à Savinie ; là je suis bien sûre de passer quelques semaines agréablement ; je ne serai point tenue à des frais de gaieté qui ne sont plus dans mon caractère ; et la mélancolie de Lucie, la tristesse de son frère, me conviennent davantage que toutes les belles phrases de l’abbé et de madame de Gercourt.

Adieu, ma bonne Juliette, pardonne-moi bien vite, pour que j’aie encore plus de plaisir à réparer ma faute.