Laure d’Estell (1864)/3

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 4-9).
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III

L’air que l’on respire ici est sûrement salutaire, et je ne doute pas qu’il ne rétablisse ma santé : ainsi, ma chère Juliette, sois sans inquiétude, je vais, comme tu le dis, « penser à ma vie et chercher à la rendre heureuse ; » c’est-à-dire recevoir les soins qu’on veut bien me donner, et laisser au temps celui d’affaiblir mes peines, sans espérer qu’il y parvienne jamais.

Je t’ai promis des détails, les voici : Le château de Varannes est situé sur le bord de la mer, il est abrité d’un côté par un bois considérable, de l’autre il domine sur le village qui en dépend, et qui n’est qu’à cinq lieues de D***. Le parc qui l’entoure est immense, la nature en ayant fait un véritable jardin anglais, on a eu le bon esprit de n’y rien changer ; ses prairies, ses beaux arbres, et sa petite rivière, en font un séjour enchanteur qui contraste singulièrement avec la vieille architecture et les vieux ornements du château, lequel n’est ni assez antique pour être beau, ni assez moderne pour être agréable. Madame de Varannes, qui tient beaucoup à tout ce qui lui rappelle ses titres de noblesse, ne connaît rien au-dessus de ce monument tout chargé des bas-reliefs de ses armoiries. Elle m’y avait préparé un des plus grands appartements. J’ai obtenu avec bien de la peine qu’elle me laisserait habiter celui que j’ai choisi, dont la vue est charmante et la distribution commode : je m’y suis fait un cabinet d’étude pareil à celui que j’avais à Paris : mon piano et ma harpe en font les meubles de luxe. Ma fille et sa bonne Lise sont logées près de moi, et cette nouvelle habitation est parfaitement selon mon goût. Je crois avoir bien fait en me rendant aux instances de la famille d’Estell, je ne pouvais choisir un asile plus respectable. Que serais-je devenue ! Orpheline et veuve à vingt ans, avec une fortune considérable, dans un monde où la conduite la plus austère ne défend pas des atteintes de la calomnie. J’avais déjà peine à supporter le bruit de ces plaisirs, lorsque Henri m’engageait à les goûter, lorsqu’il me conduisait lui-même à ces fêtes brillantes où mon amour-propre n’était flatté des suffrages que j’obtenais, qu’en raison de la satisfaction qu’ils lui faisaient éprouver : à présent ils seraient pour moi de vrais supplices ; je ne puis plus trouver de bonheur qu’en assurant celui de la famille de Henri. Je crois t’avoir dit que son père ayant dissipé une grande partie de sa fortune, vendit, peu de temps avant sa mort, la terre d’Estell, dont le revenu surpassait de beaucoup celui de la terre de Varannes. La somme qu’il en retira ne suffit pas pour acquitter ses dettes, et madame de Varannes fut obligée de se retirer ici, avec ses enfants, pour y vivre plus économiquement. L’époque de mon mariage fut heureuse pour elle : elle apprit avec plaisir que mon père s’empressant de donner à sa fille un époux digne d’elle, et cédant un peu au sentiment de vanité que lui inspirait le titre de marquise, n’avait point cru devoir regarder au peu de fortune de M. d’Estell, quand celle que je lui apportais était plus que suffisante à tous deux. Elle vit dans cette union un refuge assuré pour Caroline et Frédéric, si elle venait à mourir, et je veux la convaincre qu’en perdant son fils aîné, elle n’a rien perdu de ce qu’elle pouvait espérer pour ses autres enfants. Caroline a été élevée au couvent, elle est d’une figure agréable ; sa taille est élégante, ses manières douces, elle possède quelques talents, je lui crois de l’esprit ; mais je tremble qu’il n’ait souffert de son éducation. Il est presque impossible qu’une longue contrainte ne parvienne à altérer la franchise dans l’âme la plus sincère. Ce défaut peut se corriger ; elle n’a que seize ans, et je ne doute pas qu’elle ne soit par la suite une femme intéressante. Je connais peu Frédéric ; son frère m’en a souvent parlé comme d’un aimable fou ; il n’est pas en ce moment au château, sa mère le croit à son régiment ; mais Caroline m’a confié qu’il était à Paris : elle attend son retour avec la plus vive impatience. Le séjour de Varannes est, dit-elle, fort ennuyeux lorsqu’il n’y est pas, on ne sort plus, on ne voit personne. Quand il y revient, sa gaîté anime tout : je prévois que cette gaîté me sera insupportable.

Madame de Varannes est intimement liée avec M. le comte de Savinie, dont la terre est voisine de la sienne. C’est, dit-on, un homme du plus grand mérite et d’un caractère original. Il a vécu dix ans en Angleterre, où il est devenu éperdument amoureux de la fille du lord Drymer : cette passion l’a rendu longtemps malheureux ; mais il était aimé et sa constance a vaincu tous les obstacles. Il est depuis cinq ans l’époux fortuné de lady Lucie ; elle a quitté Londres et sa famille pour venir habiter Savinie. J’ai passé la soirée d’hier avec elle ; sa beauté, son maintien noble et gracieux préviennent en sa faveur ; mais on cherche vainement dans l’expression de sa physionomie, cette vivacité qui fait le charme de nos figures françaises. On ne conçoit pas comment des yeux aussi froidement beaux peuvent inspirer la passion : cependant on ne peut douter de celle que lui inspira son mari. Je suis bien aise d’en avoir entendu parler avant de la voir ; car avec la manie que tu m’as si souvent reprochée, j’aurais bien certainement jugé d’elle comme de ce pauvre Delval que j’ai cru longtemps l’homme du monde le plus insensible. Madame de Varannes a trouvé mauvais que madame de Savinie ne se soit pas fait accompagner par son frère : il est depuis cinq mois chez elle où il vit en ermite. On a longtemps parlé de ce jeune homme ; mais comme il est très-probable que je ne le verrai jamais, il est inutile de t’en occuper. Voilà, ma chère amie, tout ce qui doit former notre société ce printemps. Je la trouve encore trop nombreuse, et si l’éducation d’Emma ne m’autorisait à vivre dans la retraite, je sens qu’il me serait souvent pénible de passer au salon les moments que j’aime tant à consacrer à la solitude ; mais je crois que ma belle-mère me laissera sur ce point une entière liberté. Elle arrive en ce moment, et me force à finir cette lettre dont la longueur m’effraye pour toi : elle ne veut pas que je t’écrive davantage, elle craint pour mes yeux qui sont très-fatigués. Cet aimable soin me rappelle les tiens, et je sens que le plus sûr moyen de me plaire est de te ressembler.

Adieu, je t’embrasse.