Laure d’Estell (1864)/33

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 148-151).
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XXXIII


Ma fille a toujours la fièvre, mais elle n’augmente pas. Tu me dis que Théodore a été pendant un mois dans cet état, sans qu’il en soit résulté aucun accident, et j’espère n’être pas plus malheureuse que toi. Cette bonne petite a ri ce matin du meilleur cœur. Lucie est venue jouer avec elle, et lui a remis la bonbonnière destinée à sir James ; les deux enfants ont été la lui porter. J’ai su par Lise qui les conduisait, que James n’avait pu retenir ses larmes, en voyant le portrait de sa sœur, et qu’ayant aperçu mon nom tracé au bas, il s’était écrié : Ah ! ma chère Laure ! et avait pris Emma dans ses bras et Jenny par la main, en leur disant de le conduire dans mon appartement où se trouvait Lucie ; imagine-toi ce que j’éprouvai, lorsque Lise vint nous dire que sir James demandait si je pouvais le recevoir ; Lucie répondit pour moi, et James entra. Après lui avoir dit qu’elle venait de lui causer une joie inexprimable, il s’approcha de moi, déposa mon Emma sur mes genoux, et lui dit :

— Emma, répète souvent à ta mère que ton ami n’oubliera jamais le présent qu’il vient d’en recevoir ; l’image qu’elle a tracée est unie à la sienne, et toutes deux sont gravées dans mon cœur.

En disant ces mots, il prit ma main, la porta à ses lèvres, et me fit éprouver une sensation si nouvelle, que j’en frémis.

— Laure, qu’avez-vous ? me dit-il, en me regardant d’un air égaré, serait-il possible ! …

Il n’acheva pas. Lucie croyant que je me trouvais mal, vint à moi pour me faire respirer quelques sels, et cette action m’ayant rappelée à moi-même, j’inventai quelques prétextes pour la tromper sur le véritable motif de mon émotion ; je crois y être parvenue. Mais, James, que voulait-il dire quand il s’est interrompu ? m’aurait-il devinée !… partagerait-il le sentiment ?… Ah ! Juliette, viens à mon secours ; je sens qu’à cette idée toutes mes forces s’évanouissent. Dis-moi que je m’abuse, qu’il ne m’aime point et que son cœur ne peut plus se livrer à l’amour ; j’ai besoin de m’entendre répéter ces vérités cruelles, pour ne pas m’abandonner au charme qui m’entraîne, car je t’avoue, en rougissant, que je puise tout mon courage dans son indifférence ; un mot de lui a le pouvoir de changer ma pensée ; un seul de ses regards dispose de ma volonté, et quand ses yeux me peignent la froideur, tout me paraît inanimé dans la nature !… Me voilà donc en proie à cette passion funeste que j’aurais dû méconnaître toujours, et que je m’obstinais à croire imaginaire. Pourquoi le ciel n’a-t-il pas éternellement prolongé mon erreur ? Je n’aurais pas le regret d’avoir répondu faiblement à toute la tendresse de Henri, d’avoir payé son amour par un sentiment bien pur, à la vérité, mais aussi différent de celui que j’éprouve, que l’ivresse l’est du calme le plus doux ! N’était-ce pas assez d’avoir été ingrate sans devenir infidèle ! Tu prétends, ma Juliette, qu’avec une âme comme la mienne, je ne pouvais échapper à ce malheur : n’est-il donc réservé qu’à ceux qui doivent en mourir de douleur ?

J’ai appris à Lucie que je la quittais demain :

— Déjà, m’a-t-elle dit ! sentez-vous bien, Laure, tout ce que nous allons souffrir de votre absence, après avoir tant joui du plaisir d’être avec vous ! Elle pleurait en disant ces mots, et sir James paraissait presque aussi ému qu’elle ; mais, a-t-elle ajouté, je ne dois pas chercher à vous retenir, je sais qu’un devoir sacré vous rappelle dans votre famille, et le moment où elle éprouve un chagrin est celui où vous devez lui apporter toutes les consolations que vous savez offrir avec tant de grâce, et dont l’effet est aussi certain. Partez, chère Laure, mais n’oubliez jamais les deux amis que vous laissez ici, promettez-nous de revenir souvent les voir et d’occuper encore quelquefois cet appartement. Vous vous êtes engagée à surveiller l’éducation de mon petit Henri ; Emma et Jenny se croient sœurs, ne détruisez pas cette douce illusion ; soyez aussi de ma famille, elle vous est attachée par tous les liens de la reconnaissance et de l’amitié, et ces liens valent tous ceux de la nature.

Je n’ai pu répondre à ce discours qu’en la serrant tendrement contre mon cœur ; j’aurais voulu que ma pensée fût uniquement pour elle, j’aurais désiré ne pas la tromper, en lui laissant croire qu’elle seule avait part à mes regrets ; mais celui qui les cause semblait les partager, et mes larmes ne coulaient que pour lui.

Lise m’apprend qu’Emma vient de se réveiller ; elle a, dit-elle, le transport, je suis dans une inquiétude affreuse.

Adieu.