Laure d’Estell (1864)/40

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 161-166).
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XL


J’ai calculé tous les moments, Juliette, il devrait être ici : lui serait-il arrivé quelque nouveau malheur ? Je frémis à cette idée… Il a dû rencontrer le docteur Nélis à la moitié de sa route ; j’ai bien recommandé à celui-ci de l’engager à s’arrêter, s’il se trouvait trop fatigué pour supporter les secousses de la voiture ; mais j’espérais que cette recommandation serait inutile, qu’il se trouverait assez bien pour arriver ce soir à Savinie. Il est minuit… chacun est retiré : J’ai caché mon inquiétude à Lucie, et sûrement elle dort d’un sommeil paisible ; ta pauvre Laure est la seule qui veille pour souffrir. Je t’écris auprès de ma fenêtre ; je l’ai laissée entr’ouverte pour entendre plutôt le bruit de sa voiture, si par hasard il arrivait. Il n’est pas à présumer qu’il puisse venir à cette heure ; n’importe je l’attendrai toute la nuit.

Il y a longtemps que je ne t’ai parlé du bon M. Bomard. Tu ne doutes pas qu’il ne soit venu souvent me voir dans ces derniers temps, il n’est pas homme à fuir les malheureux ; il n’a point tourmenté ma douleur par de tristes et froides exhortations, ses pleurs se sont mêlés aux miens. Il a commencé par rassurer ma sensibilité en me prouvant la sienne, ensuite il a cherché tout ce qui pouvait ranimer mon courage, et je lui dois celui d’avoir supporté mes maux avec quelque résignation… Je ne crois pas me tromper, Juliette, j’entends le bruit des roues… Le claquement des fouets… C’est lui… Je cours à sa rencontre… Je vais réveiller le concierge, faire ouvrir les portes. Je veux que tout lui apprenne que Laure attendait.


À cinq heures du matin.

Mon cœur ne m’avait pas trompé, c’était bien lui. J’étais dans la cour quand la voiture est entrée ; John en descendit le premier et je craignis un instant qu’il vînt nous annoncer que son maître était resté dans quelque auberge, mais bientôt je le vis lui-même ; je voulus m’avancer vers lui ; n’en ayant pas la force, je fus obligée de m’appuyer contre un arbre, pour m’aider à me soutenir, c’est alors qu’il m’aperçut.

— Vous m’attendiez ? me dit-il, ah ! madame, je m’en veux bien d’être arrivé si tard.

Ces froides paroles, le ton tranquille avec lequel il les prononça, me glacèrent ; je restai immobile. John vint recevoir les ordres de son maître. Celui-ci lui recommanda de faire le moins de bruit possible pour ne pas éveiller sa sœur, mais dans ce moment, une des femmes de Lucie arrivait pour nous dire, qu’ayant entendu la voiture de son frère, elle le priait de passer dans son appartement. À cette nouvelle, je fis un effort sur moi-même pour cacher ce que j’éprouvais, et nous montâmes chez Lucie, avant que j’aie trouvé un mot à dire à sir James. J’étais loin de me douter que le supplice auquel sa froideur me livrait, pût s’accroître ; cependant il redoubla, quand je le vis sourire à sa sœur, l’embrasser tendrement, et l’accabler de tout ce que l’amitié inspire de plus sentimental. Sa physionomie avait changé d’expression, et quoique sa pâleur fût toujours la même, il était plus animé. Lucie versa quelques larmes en remarquant son bras en écharpe, et me rendit un grand service en lui demandant s’il souffrait encore beaucoup ?

— Non, a-t-il répondu, le chirurgien m’a permis de quitter cette écharpe dans quinze jours, et rien ne me rappellera plus mon accident. Ce n’est pas lui qui a retardé mon arrivée, mais Frédéric est venu chez moi, au moment où je me disposais à partir ; il m’a parlé de choses si intéressantes pour lui, que nous avons passé toute la matinée ensemble. Le maréchal de V… l’a envoyé à Paris, chargé d’une mission importante ; sachant que j’y étais, il s’est fait aussitôt conduire à mon hôtel. — Je lui ai promis, madame, a-t-il ajouté en se tournant vers moi, de vous témoigner tout ce qu’il a souffert, en apprenant le danger qu’à couru votre Emma, et la part qu’il a prise à tous vos chagrins.

Le nom de Frédéric me rassura un peu ; je pensai qu’il était peut-être la cause de la manière dont James me traitait, et sans trop réfléchir sur les moyens qu’il aurait employés pour produire cet effet, je me suis trouvée moins malheureuse du moment où j’ai pu supposer que cette indifférence marquée ne venait pas de lui ; soulagée par cette idée, j’ai eu la force de lui faire plusieurs questions, et de lui parler de ma reconnaissance ; mais, oh ! ma chère Juliette ! Quelle différence de ce langage apprêté, à tout ce que mon cœur s’était promis de lui dire !… Devais-je m’attendre à un semblable accueil !… Et conçois-tu tout ce qu’il y a d’affreux pour moi !… Combien je regrette de m’être livrée avec tant d’abandon, à l’espoir d’être aimée ! Pourquoi ne suis-je pas partie avant son retour ? Je ne l’aurais revu qu’au milieu de témoins imposants, et j’aurais mis sur le compte de sa retenue, tout ce qui n’eût été que l’effet de la froide tranquillité de son âme… À présent je ne puis plus m’abuser, la bonté de son cœur l’a porté à tout risquer pour sauver la vie de mon enfant, et il eût fait pour un autre, ce qu’il a fait pour moi. Voilà, ma Juliette, la plus cruelle pensée qui soit jamais entrée dans mon cœur.

Après être restée une demi-heure près de Lucie, elle a engagé son frère à s’aller reposer, et nous nous sommes retirées. Sir James m’a quittée en me demandant la permission de venir ce matin embrasser Emma dans son lit ; je ne pouvais la lui refuser ; et vois jusqu’où va ma faiblesse, je trouve encore du plaisir à l’attendre.

J’ai vainement essayé de dormir, mes yeux remplis de larmes n’ont pu se fermer ; j’ai passé le reste de la nuit à relire sa lettre, à chercher ce que Frédéric devait lui avoir dit pour produire un si grand changement : car cette lettre peint un sentiment tendre qui s’accorde bien peu avec le ton qu’il a pris maintenant. Je m’y perds… Il faut pourtant que je me résigne à faire un sacrifice, duquel j’attends, non pas le repos, mais au moins quelque soulagement. Je veux m’éloigner de lui avant que la douleur ait entièrement égaré ma raison. J’écrirai demain à ma belle-mère pour lui annoncer mon retour. Dans deux jours je ne serai plus à Savinie ; Lucie n’a plus besoin de moi, puisque son frère est auprès d’elle, et mon départ n’affligera personne. Adieu.