Laure d’Estell (1864)/43

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 179-186).
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XLIII


Est-il bien vrai, ma Juliette, je ne serais pas criminelle en l’aimant ? Le ciel ne veut point d’éternels sacrifices : avec son âme il faut aimer ou mourir, dis-tu. Combien cette pensée me soulage ! tout ce que tu ajoutes en faveur de mon amour le justifie si bien, que j’ai abandonné toute idée de le combattre. Quand j’ai reçu ta lettre je me suis livrée à tous les transports d’une espérance divine ; le plaisir que j’ai ressenti en te voyant approuver ma tendresse pour lui, m’a fait un instant oublier mes peines ; mais ce plaisir fut un éclair, il tenait toujours à l’orage ; la réflexion me ramena bientôt à ce qui devait détruire mon illusion : Je me rappelai sa froideur, toutes les marques de son indifférence, et je vis qu’il ne m’était pas permis d’espérer le bonheur. C’est dans cette triste disposition que je suis descendue chez ma belle-mère. Tu vas voir si l’entretien que nous avons eu ensemble était fait pour diminuer ma tristesse.

— J’ai depuis longtemps, ma chère Laure, une importante question à vous faire, (a-t-elle commencé par me dire.) Votre sort est doublement intéressant pour moi, puisque vos projets doivent influer sur la félicité d’un être qui m’est aussi cher que vous.

Ce début me fit frémir, je pressentis ce qu’elle allait m’apprendre.

— À votre âge, ajouta-t-elle, avec vos talents et les agréments de votre esprit, on se doit au bonheur d’un autre. Vous avez fait pendant quatre ans celui d’un fils que j’aimais tendrement, et vos pleurs ont assez prouvé les regrets que vous causait sa perte ; mais le temps affaiblit tout, ma fille, et la religion nous ordonne d’accepter les consolations que le ciel nous envoie. Je mets au nombre de ces consolations le plaisir d’être adorée d’un homme aimable et vertueux ; et je vous demande si la certitude de rendre à votre enfant un protecteur, un père tendre, et de combler les vœux de celui qui serait heureux de vous consacrer sa vie, ne vous engagerait pas à former de nouveaux liens ?

Je restai quelque temps sans répondre, et je sentis que la crainte d’irriter madame de Varannes par un refus personnel, allait m’obliger de mentir à moi-même.

— Moi, former de nouveaux liens ! lui ai-je répondu, ah ! je suis loin de concevoir un tel projet ; j’espère suffire aux soins qu’exige l’éducation de ma fille ; je compte vivre dans la retraite jusqu’au moment où je croirai devoir lui donner une idée du grand monde, pour qu’elle ne se laisse pas enthousiasmer par ce qu’il offre de séduisant ; et je suis décidée à faire tous les sacrifices pour elle, excepté celui de ma liberté, sûre qu’elle n’en retirerait aucun avantage.

Cette parole a paru l’affliger ; elle a dit en pleurant :

— Vous avez prononcé la sentence de Frédéric ; il est écrit que tous mes enfants seront malheureux !

Elle fit cette exclamation d’un ton si touchant, que mon cœur en fut pénétré. Je me jetai dans ses bras, et mes larmes coulèrent abondamment.

— Laissez-moi quelque espoir, ajouta-t-elle ; Frédéric est fait pour vous plaire, et son amour pourra peut-être un jour vaincre votre résistance ; malgré son apparente légèreté, il est susceptible d’un sentiment aussi profond que durable ; je vous réponds de sa constance, puisse-t-elle parvenir à vous faire partager sa tendresse !… Cette espérance peut seule me consoler des chagrins que j’éprouve. Caroline m’en cause de nouveaux : Croiriez-vous qu’elle désire s’éloigner de moi, et que sa ferveur la porte à se retirer entièrement du monde pour consacrer sa vie à Dieu.

— Quoi ! me suis-je écriée, elle voudrait se faire religieuse ?

— Oui, reprit-elle, depuis deux mois elle me supplie de la laisser retourner à son couvent ; j’ai demandé à l’abbé ce qu’il pensait de cette subite résolution, il m’a répondu qu’elle était l’effet d’une inspiration divine, que ma fille était appelée vers Dieu par une voix puissante, et que son bonheur dépendait de mon consentement. J’ai refusé de lui accorder avant que le temps ait mûri ses réflexions ; mais elle persiste toujours dans son projet, elle assure qu’elle ne peut être heureuse qu’en se livrant à tous les devoirs de la religion, qu’en fuyant un monde pervers pour s’approcher de la divinité.

Tu imagines facilement ce que m’a produit ce discours.

— Gardez-vous, lui ai-je dit, de consentir à cet affreux sacrifice. Quoi ! vous pourriez de sang-froid ensevelir votre enfant dans un de ses vastes tombeaux élevés par le fanatisme, et toujours habités par les regrets et le malheur ? Pensez-vous aux reproches qu’elle vous adresserait, quand après avoir reconnu l’erreur qui l’aveugle maintenant, elle vous accuserait d’une coupable complaisance, et vous ferait frémir par le tableau des infortunes auxquelles votre faiblesse l’aurait réduite ? Ah ! par grâce pour moi, par pitié pour vous et pour elle, épargnez-lui des maux irréparables et ne vous laissez pas entraîner par les discours d’un homme qui, par état, est contraint de vous abuser.

Dans ce moment l’abbé entra ; j’ai lu dans ses yeux une expression de colère, qui me fit soupçonner qu’il avait entendu mes dernières paroles ; en effet, j’étais emportée par mon indignation, et je les ai prononcées à haute voix ; ce qu’il dit m’affermit bientôt dans mon doute : il apportait à madame de Varannes une lettre de l’archevêque d’A***, qui lui mandait que l’abbesse du couvent de Caroline se disposait à la recevoir ; et qu’ayant fait une donation à la maison, pour les dots et pensions des novices qu’il prendrait sous sa protection, il la priait de vouloir bien mettre Caroline du nombre de celles auxquelles il s’était engagé de servir de père.

Mon sang bouillait dans mes veines pendant la lecture de cette lettre ; à peine fut-elle achevée, que j’implorai madame de Varannes, au nom de tout ce qui lui était cher, pour obtenir d’elle qu’elle ne cédât point aux offres de l’archevêque. La présence de l’abbé, au lieu de m’intimider, enhardit ma franchise. Il combattit mes raisonnements avec aigreur et faillit m’attérer, quand il me dit :

— Ne vaut-il pas mieux, madame, que mademoiselle Caroline, guérie d’une passion profane, vienne expier dans la solitude la honte d’avoir pu s’y livrer un instant, que de passer sa vie à combattre un amour malheureux, ou de la consacrer à un impie. Réfléchissez sur cette dernière raison, et je suis convaincu qu’elle ne tardera pas à vous ranger de notre avis.

Je compris parfaitement que cet impie était James, et qu’il voulait me faire entendre que, pour mon intérêt, je devais souhaiter que Caroline renonçât à lui plaire : cette méchanceté m’aurait troublée dans un autre moment ; mais frémissant du sort qui attendait Caroline, je ne pensai qu’aux moyens de l’y soustraire, et, m’adressant à ma belle-mère :

— Je devine le motif qui vous guide, répliquai-je ; la fortune de Caroline ne vous permet pas d’espérer pour elle une alliance digne de votre maison : Eh bien, disposez d’une partie de mes biens ; ma fille ne me reprochera jamais l’usage que j’en aurais fait, si elle sert à arracher une victime au malheur et à l’oppression. Confiez-moi pour quelque temps cette fille que je chéris comme ma sœur, et à qui la nature n’a permis de se séparer de vous que pour faire le bonheur d’un époux et remplir à son tour les devoirs d’une mère. S’il est nécessaire de la distraire par de nouveaux objets de ceux dont elle est environnée depuis six mois, (dis-je en regardant l’abbé), et dont on s’est servi pour subjuguer son cœur naturellement faible, je m’engage à l’accompagner dans un voyage utile à sa santé et plus encore à sa tranquillité ; je la conduirai partout où vous l’exigerez ; et si, après avoir tenté tout ce que l’amitié m’inspirera pour la détourner du parti qu’on veut lui faire prendre, elle persiste dans son projet insensé, alors vous la laisserez libre, et vous échapperez par ce moyen au remords d’avoir contribué à son désespoir.

Je ne saurais te peindre la fureur de l’abbé en écoutant ce discours, et la manière dont il s’y livra en me répondant par toutes les injures imaginables ; enfin, ses expressions sont devenues si offensantes, que madame de Varannes ne lui imposant pas silence, j’ai été obligée de me retirer, ne pouvant supporter qu’un homme de cet espèce osât me parler sans aucun respect. Je me suis levée ; et en lui lançant un regard de mépris :

— Il suffit, lui ai-je dit, je vous soupçonnais, vous venez de me convaincre.

À ces mots il pâlit, et je sortis sans attendre sa réponse.

Cette scène m’a tellement agitée, que je suis revenue chez moi avec la fièvre ; j’ai gardé le lit toute la journée, et ce matin, ayant fait prier Caroline de passer chez moi. Lise, que j’avais chargée de cette commission, est venue me dire que mademoiselle étant occupée, elle ne pouvait se rendre à mon invitation. On l’éloigne de moi, on me redoute. Ah ! ma Juliette, je n’ose te dire tout ce que je prévois, je tremble pour cette pauvre enfant !… La faiblesse de sa mère, les principes outrés de madame de Gercourt et l’hypocrisie de l’abbé finiront par égarer sa raison.