Laure d’Estell (1864)/5

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 12-17).
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V


Je n’ai pu t’écrire comme je l’espérais, chère Juliette ; ma maudite santé en a été cause : je suis restée l’autre jour un peu tard dans les bois du château de Savinie. Le froid m’a saisie, et j’en suis revenue avec la fièvre. Elle m’a forcée de garder le lit assez longtemps ; mais elle est entièrement dissipée, et je ne me sens plus qu’un peu de faiblesse. J’avais prié qu’on ne laissât pas entrer Emma dans ma chambre, craignant de lui donner la fièvre : on n’a jamais pu gagner cela sur elle. À présent que je n’ai plus d’inquiétude, tu juges facilement du plaisir que m’a fait sa désobéissance. Ces petits moments-là me rattachent à la vie, et je crois, comme toi, que cet enfant me donnera bien des jouissances ; mais qui m’assurera de le conserver ? Depuis que j’ai perdu son père, il me semble que la mort menace tout ce qui m’est cher. Quand on a été trompé dans l’espoir le mieux fondé, comment compter sur quelque chose ? Je ne m’appesantirai pas davantage sur cette idée ; tu me gronderais, je vais te parler de ce qui m’occupe bien moins.

Elle est rendue cette visite qui me causait tant d’effroi : nous sommes partis samedi dernier, comme je te l’avais mandé. Caroline s’était parée avec plus de soin qu’à l’ordinaire : elle était fort jolie, et M. de Savinie le lui a dit avec un ton de franchise qui n’a point paru lui déplaire. On sortait de table quand nous sommes arrivés. Madame Lucie (car on ne l’appelle pas autrement) nous reçut de la manière la plus affable. Elle nous présenta M. Billing, qui paraît être un ancien ami de la maison. Je cherchais des yeux ce frère dont on m’avait tant parlé, quand M. de Savinie proposa une promenade dans le parc, en disant à Frédéric qu’il y trouverait sir James. Il faisait le plus beau temps du monde, on accepta. M. de Savinie offrit son bras à madame de Varannes, et Frédéric s’empara de celui de madame Lucie et du mien sans trop nous consulter. Elle se plaignit obligeamment de ce qu’il nous séparait ; mais il insista de si bonne grâce qu’il fallut bien céder : il entama la conversation par une question qui parut embarrasser la comtesse :

— Eh bien, sir James est-il toujours le même ?

— Mais oui, dit-elle, toujours sérieux et bon, il est plus que jamais occupé de ses livres.

— Je ne le conçois pas, reprit Frédéric ; philosophe à son âge… je vivrais mille ans que je n’attendrais jamais ce degré de sagesse.

— Quand on est aussi heureux de sa folie, répondit Lucie, qu’a-t-on besoin d’une raison qui n’est souvent que le fruit d’une triste expérience ?

Elle paraissait émue douloureusement en achevant cette phrase ; elle allait continuer, quand nous aperçûmes au bout de l’allée un jeune homme que je présumai facilement devoir être sir James : c’était lui en effet. Je fus frappée de la beauté de sa taille, de ses traits et plus encore de la sombre mélancolie répandue sur toute sa personne. Il parut surpris de nous rencontrer ; je le vis sensiblement pâlir en nous abordant. Il nous fit un salut plus noble que gracieux, et dit quelques mots prononcés de manière à prouver qu’il sait parfaitement le français. Le bien que j’en dis est totalement dépourvu d’intérêt personnel ; car il n’a pas daigné jeter les yeux sur moi. Caroline est la seule dont il se soit occupé : elle en a paru flattée, et leur entretien, quoique très-réservé, m’a suffisamment expliqué les deux heures passées à sa toilette, et le plaisir qu’on se promettait de cette visite. Peut-être me trompé-je ; je le souhaite pour bien des raisons. Ce qu’il y a de certain, c’est que si mon cœur était libre comme le sien, il serait peu touché de l’imposante beauté de sir James Drymer. Son regard a quelque chose de sinistre et son aspect n’inspire ni confiance ni désir de le connaître.

J’ai demandé à madame de Savinie si je n’aurais pas le plaisir de voir sa petite fille : aussitôt sir James s’est empressé de l’aller chercher lui-même, et bientôt après il est venu tenant par la main la petite Jenny que j’ai trouvée presqu’aussi jolie qu’Emma. Je me suis approchée pour l’embrasser ; mais la pauvre enfant effrayée de la couleur lugubre de ma robe, s’est jetée, en me fuyant, dans les bras de sa mère. J’ai senti à ce mouvement quelques larmes s’échapper de mes yeux. Lucie les a aperçues, elle m’a pris la main, et l’a serrée affectueusement. Frédéric avait des bonbons, je les ai donnés à Jenny en la priant d’en venir chercher bientôt chez Emma. Les bonbons, l’espoir de jouer avec un enfant de son âge, l’ont décidée à me traiter en amie. Sa maman a promis de me la conduire dans deux jours, et je ne saurais te peindre avec quelle bonté elle a cédé au désir que j’en témoignais. J’avais mal jugé cette femme, chère Juliette ; elle est bien certainement aussi sensible que belle.

La nuit commençait à tomber, et madame Lucie voulant faire rentrer sa fille, appela sir James pour la reconduire ; mais il avait disparu un moment avant. Frédéric fut chargé de ce soin ; et après avoir parcouru le jardin anglais, qui est un modèle en son genre, nous avons tous regagné le château. M. Billing et le bon curé de Varannes qui venait d’arriver, y faisait tranquillement un piquet ; ils proposèrent à ma belle-mère de se mettre de la partie : elle allait accepter ; mais lui ayant dit que je me sentais fort mal, elle s’excusa en témoignant des regrets que je crus sincères. Caroline éprouva un petit mouvement d’humeur qui fut long à se dissiper. M. de Savinie parla de ma santé avec intérêt, me proposa de l’accepter pour médecin et m’ordonna un de ces régimes qu’on indique toujours aux malheureux, et qui commence par ces mots : Il faut vous distraire ; comme s’il en était des distractions comme des tisanes qu’on se procure à volonté. J’ai répondu tant bien que mal à toutes ses aimables politesses, et nous sommes remontés en voiture après avoir fait chercher un quart-d’heure Frédéric, qui ayant rejoint sir James dans son appartement, ne pouvait se déterminer à le quitter.

De retour au château, je me suis mise au lit où j’ai passé plusieurs nuits à souffrir mortellement. Caroline m’a prodigué les plus tendres soins, et Frédéric ne pouvant pénétrer dans mon appartement, m’a écrit au moins vingt billets pour s’informer de mes nouvelles, et du moment où je pourrais le recevoir. Madame de Varannes jugeant que j’étais encore trop faible aujourd’hui pour descendre au salon, et croyant que la société peut seule m’empêcher de me livrer à ce qu’elle appelle mes idées noires, a décidé qu’on passerait la soirée chez moi. Cette attention me sera peut-être un peu fatiguante ; mais il y aurait trop de ridicule à s’y refuser, et j’ai appris de toi à ne désobliger personne.