Laure d’Estell (1864)/56

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 221-223).


LVI


Je ne sais comment te raconter ce qui vient de m’arriver, Juliette… je l’ai vu, et j’y crois à peine… Ce matin, retenue chez moi par le mauvais temps, je travaillais dans mon cabinet, quand Lise vint m’annoncer la visite de sir James… À cette nouvelle, mon cœur battit de joie, et sans penser à cacher mon trouble, je donnai l’ordre de le laisser entrer. Je me félicitais de pouvoir l’entretenir un moment… mais, ô ciel ! que devins-je ! lorsque je le vis s’approcher de moi… fixer d’un œil égaré le portrait de Henri… faire un mouvement d’horreur… et se précipiter hors de la chambre… Je crus quelque temps que mon imagination se repaissait d’un songe ; je me levai, et m’étant approchée de ma fenêtre, j’aperçus sa voiture qui s’éloignait… Saisie de cette apparition, je tombai sur un siége et restai immobile : l’arrivée de Frédéric me tira de cette espèce d’assoupissement ; à sa physionomie je crus qu’il venait m’annoncer un nouveau malheur, et mon étonnement redoubla quand il me dit :

— Excusez cette démarche, madame, j’en sens toute l’inconséquence, mais il faut que votre franchise me tire de l’horrible état où je suis.

— Que voulez-vous ? lui demandai-je avec effroi.

— Je veux, reprit-il, que vous m’ôtiez tout espoir en m’avouant que sir James vous aime, et que vous répondez à son amour… je veux être convaincu de la fausseté de son âme, et aller l’accabler des reproches dûs à sa perfidie… Il savait que je vous adorais ; et après m’avoir juré de ne jamais former le projet de s’unir à vous, le cruel n’a pas craint de m’arracher votre cœur !… tout à l’heure il sortait de chez vous. Je l’ai rencontré… Son regard m’a fait frémir… il m’a fui, et je ne sais si c’est pour me cacher son ivresse ou son désespoir.

Cet indigne soupçon me rendit mes forces, et reprenant ma fierté :

— Qui vous a donné le droit, lui dis-je, de m’insulter ainsi ? pour ne pas répondre à votre amour ! Dois-je vous rendre compte de tous les sentiments de mon âme ? non, monsieur, un homme capable d’un semblable procédé n’est pas digne de ma confiance ; mais je veux bien vous éviter un nouveau tort, en vous jurant que jamais sir James ne m’a déclaré la passion que vous lui supposez ; qu’il est digne de votre amitié, et qu’il vous a tenu sa parole.

À cette dernière pensée je fondis en larmes ; Frédéric se jeta à mes pieds.

— Je vous afflige, reprit-il, je suis un monstre, et si la pitié vous engage à me pardonner, la justice veut que j’expie ma faute.

En achevant ces mots, il me quitta.

Il a juré de ne jamais former le projet de s’unir à moi, répétai-je en me voyant seule ! voilà l’arrêt du destin de ma vie !… mais si son cœur avait violé cet affreux serment ?… s’il m’aimait ?… Ah ! je consentirais sans peine à sa résolution ! tout ce que j’ai vu d’inexplicable dans sa conduite est peut-être une suite de la violence qu’il se fait pour cacher son amour !… Peut-être a-t-il cru voir dans le portrait de Henri celui de Frédéric ? cela aura causé son erreur et sa fuite. S’il était vrai !… il serait jaloux, et je ne serais point à plaindre, car être aimé de lui est le seul bonheur où j’aspire… Mais, que penses-tu de cette promesse ? de la fureur de Frédéric ?… et qu’en pensai-je moi-même ? hélas ! je n’en sais rien… Mon âme, froissée par tant de sensations différentes, ne laisse pas à mon esprit la faculté de se reconnaître… Depuis un certain temps, chaque événement m’afflige ou me laisse dans une incertitude cruelle, et je ne sais quel sinistre pressentiment m’inspire la crainte de la voir cesser. Je te l’ai dit souvent, Juliette, ta Laure n’est pas née pour le bonheur. Puisse son Emma jouir d’un sort plus heureux !