Laure d’Estell (1864)/58

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 226-228).
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LVIII


Madame de Gercourt s’est prêtée de la meilleure grâce à l’exécution de mon projet ; et sans approfondir les raisons de cette complaisance, je lui en ai témoigné les plus vifs remerciements ; nous sommes parties hier soir à onze heures ; il était près d’une heure du matin lorsque nous arrivâmes à D…. ; mon postillon avait conduit souvent Frédéric à son hôtel, il nous y mena. À peine eut-il frappé à la porte, qu’André vint nous aider à descendre de voiture, et nous fit entrer aussitôt dans l’appartement de Frédéric. Juge de ma surprise… James était près de lui, et tous deux paraissaient dans la plus parfaite tranquillité… À cette vue, madame de Gercourt lança un regard sur moi qui semblait me demander si l’on se jouait d’elle ?… j’étais moi-même stupéfaite… mais Frédéric devinant le motif de notre voyage, fit cesser notre étonnement en nous apprenant qu’André avait instruit son ami de la faute impardonnable qu’il venait de commettre, et que sir James était venu aussitôt le tirer d’une situation aussi embarrassante que désespérée. Alors madame de Gercourt lui montra la lettre d’André, et dit à James que nous ne lui pardonnerions jamais de nous avoir prévenues. Il ne l’entendit probablement pas, car il ne lui fit aucune réponse ; les yeux attachés sur moi, il semblait plongé dans la plus profonde rêverie ; ses traits étaient presqu’aussi altérés que ceux de Frédéric ; mais celui-ci portait sur sa physionomie l’expression de la joie ; elle était si vive que ne pouvant la contenir, il dit, en s’adressant à moi :

— Cessez de plaindre mon sort, adorable Laure, jamais il ne fut plus heureux. La générosité de mon ami, l’intérêt que vous me témoignez, tout se réunit pour combler ma félicité.

Il s’arrêta pour attendre ma réponse ; madame de Gercourt observant mon silence, m’engagea à le rompre, et augmenta encore ma confusion, en ajoutant :

— Allons, bonne Laure, soyez indulgente, et pardonnez à cet aimable étourdi ; il est coupable, je l’avoue, mais que ne fait point excuser un amour véritable !

J’allais prendre la parole pour détromper madame de Gercourt sur la cause de mon silence, quand sir James s’approcha, et me dit :

— C’est vous seule, madame, qui avez le pouvoir de consoler Frédéric des chagrins qu’il vient d’éprouver ; malgré ses torts il est digne de l’intérêt qu’il vous inspire, et j’espère apprendre bientôt que vos vœux et les siens sont satisfaits.

En finissant ces mots, il sortit et me laissa dans un état impossible à décrire. Madame de Gercourt interpréta mon trouble en faveur de Frédéric ; je n’avais plus aucun intérêt à détruire son erreur ; et sans écouter ce que tous deux me disaient, je donnai l’ordre qu’on mît à ma voiture des chevaux de poste, et nous repartîmes sans qu’ils aient obtenu un seul mot de ma bouche.

Depuis trois heures que je suis de retour, enfermée dans mon appartement, je t’écris et je pleure,… mais tranquillise-toi, Juliette, ta Laure triomphera bientôt de sa faiblesse… elle avait une excuse dans l’espoir d’être aimée… présentement sa passion la rendrait méprisable, si elle avait la lâcheté de s’y abandonner !… c’est lui qui me conseille de lui être infidèle !… il me verrait d’un œil paisible répondre à l’amour de Frédéric… il le désire… ô ciel !… et je pourrais regretter un cœur si peu digne du mien ? Non, mon amie, je n’ai plus rien à redouter, son indifférence a glacé mon cœur ; il a repris sa fierté, son courage, il se félicite de n’avoir jamais confié qu’à toi l’indigne amour dont il fut consumé, pour qu’il n’en reste désormais qu’un faible souvenir.