Laurence Sterne, sa vie et ses œuvres
On a souvent agité la question de savoir quel était dans l’ordre littéraire et poétique le plus grand des hommes de génie, mais personne jusqu’à ce jour ne s’est encore avisé de retourner cette même question et de demander quel était le plus petit. C’est peut-être qu’en toute chose il est aussi facile de déterminer le point extrême de la grandeur que difficile de déterminer le point extrême de la petitesse. Quelques noms, trois ou quatre au plus, suffisent pour épuiser la liste de ceux qui se disputent le sommet de la montagne sacrée ; mais combien serait nombreuse la liste de ceux qui auraient le droit de s’en disputer la base ! Et cependant, peut-être par cela même que la liste est trop nombreuse, il est très difficile de choisir dans cette foule et de décider quel est l’infiniment petit, l’homme qui a été tout près de n’avoir pas de génie, celui après lequel le simple talent commence immédiatement, l’humble hysope qui, tout séparé qu’il soit du cèdre par une incommensurable distancé, n’en appartient pas moins à la même famille, et qui, dans les fentes du mur où sa faiblesse se cramponne, célèbre dans le même langage la beauté de la création divine. On peut nommer un Goldsmith, un Bernardin de Saint-Pierre, d’autres encore ; mais pour nous, si nous avions à citer un nom, c’est celui de Laurence Sterne que nous choisirions. Nous ne croyons pas que le microscope critique puisse découvrir au-delà de Sterne quelque chose qui ressemble encore à du génie. L’auteur de Tristram Shandy marque vraiment la ligne imperceptible, la frontière idéale qui sépare deux ordres d’intelligences et de vie morale : après lui, le génie n’est plus ; avant lui, il n’est pas encore. C’est si bien le plus petit des hommes de génie, qu’un de ses caractères, le plus prononcé peut-être et le plus original, est précisément cette gracieuse indécision par laquelle la nature, qui hait les transitions brusques, marque les frontières de ses différens royaumes et ses passages d’un état à un autre. Cette matière pierreuse s’épanouit comme une fleur, cette plante respire comme un animal ; elle a des racines qui se meuvent comme des pieds, des feuilles qui se replient sous le toucher avec une sensibilité nerveuse. Avez-vous vu parfois les bizarres et charmantes méduses nager à la surface des flots ? Qui pourrait dire à quelle province de la vie elles appartiennent ? Vous hésitez à les nommer des fleurs et des plantes, vous hésitez à les nommer des animaux, et si, pour mettre un terme à cette indécision, vous les tirez de l’élément humide où elles fleurissent et se meuvent, vous ne trouvez plus qu’une gelée incolore qui se résout bien vite en quelques pâles gouttes d’eau. Rien n’indique qu’un être quelconque ait vécu la minute précédente, si ce n’est une douleur cuisante à la main qui a touché ce rêve évanoui. Ces charmantes méduses à la vie indécise sont l’emblème le plus vrai qu’on puisse trouver du génie de Sterne. Ce génie existe-t-il ? n’existe-t-il pas ? Tout à l’heure, à la page précédente, on l’apercevait très distinctement, étalant dans une belle lumière ses formes capricieuses, ses tendres couleurs, et maintenant l’heureuse illusion a disparu et a comme plongé sous l’eau profonde. Mais non, le voilà bien encore plus loin qui perce subitement les obscurités d’un texte prolixe, ou se dégage triomphant d’un amas de citations prétentieuses et d’équivoques plaisanteries. L’indécision se poursuit ainsi de page en page jusqu’à épuisement complet de l’œuvre du fantasque écrivain, et resterait aussi entière à la fin de la lecture qu’au commencement, n’était une certaine démangeaison à la fois cuisante et légère, tout à fait semblable à celle que laissent les méduses lorsqu’elles se sont résolues en eau, et qui vous avertit que le génie a passé près de vous et vous a touché. Si votre intelligence ne sait que penser, votre sensibilité est mieux instruite ; consultez-la, et elle dissipera vos doutes. Oui, vous dira-t-elle, c’était bien un vrai fils de la vie et de la nature qui m’a touchée, car la nature et la vie se sont réveillées en moi à son contact. Le simple talent n’opère pas sur moi de tels miracles, et c’est à d’autres facultés qu’il s’adresse pour obtenir cette approbation froidement judicieuse suivie d’un si rapide oubli que ses œuvres inspirent. A la vérité, ce génie doit être bien petit et bien faible pour m’avoir laissé dans une telle indécision, car d’ordinaire l’émotion qu’il apporte révèle sa présence avec la clarté de l’évidence même ; mais qu’il y ait là un atome, une molécule, une étincelle du grand soleil où s’allume l’inspiration véritable, voilà qui n’est point douteux. Que ce soit le dernier des hommes de la race inspirée, c’est possible ; mais certainement c’est un homme appartenant à cette grande race.
Un atome, une étincelle, voilà en effet le génie de Sterne. Tout chez lui est à l’état microscopique, petits personnages, petits caractères, petite philosophie, petites méthodes. Et les émotions qu’il fait naître sont du même ordre que ses peintures et ses récits ; son petit monde de figurines réveille en nous tout un petit peuple de sentimens microscopiques. Mon Dieu ! comme ses acteurs sont exigus ! Serait-ce cependant parce qu’il leur faut peu de place qu’ils se logent si bien dans la mémoire ? Toujours est-il qu’une fois qu’ils y ont pénétré, ils n’en sortent plus, et que l’oncle Toby, M. Shandy, le caporal Trim, le docteur Slop, l’âne de Lyon et celui de Nampont, restent dans le souvenir aussi obstinément que les héros les plus renommés du drame et du roman. Il n’est pas en son pouvoir d’ouvrir en vous le réservoir des larmes et de les faire couler à flots : tout ce qu’il peut faire, c’est d’en amener au bord de vos paupières une ou deux qu’il va chercher, on ne sait comment, dans de petits lacs intérieurs que lui seul connaît ; mais ces quelques larmes sont de vraies larmes, telles que le génie seul sait en attirer dans les yeux nobles, et non cette rosée banale que les productions de la sentimentalité font jaillir des yeux du vulgaire. Il n’a pas davantage la force de frapper de grands coups : il se contente de vous pincer finement comme pourrait le faire une main d’enfant ; mais, chose curieuse, la douleur de cette meurtrissure persiste avec une obstination singulière qui rappelle ces blessures imperceptibles et tenaces que font, au dire des savans en démonologie, les fées et les lutins à ceux dont ils veulent tirer vengeance. Sa plaisanterie non plus ne vous atteint point par un de ces chocs vigoureux et immédiats, par une de ces secousses d’hilarité où se reconnaît la force des grands auteurs comiques ; non, il se contente de vous effleurer lentement comme avec une barbe de plume, et cependant il y a un moment où le rire ainsi sollicité devient vraiment irrésistible… Mais n’anticipons pas davantage sur la description de ce génie, et venons immédiatement au livre qui fait le sujet des pages présentes.
M. Percy Fitzgerald s’est imposé la tâche aimable d’élever un monument littéraire à la mémoire de Sterne, et il a écrit deux très longs volumes remplis des détails les plus minutieux. Aucun genre de recherche ne lui a coûté ; il a suivi fidèlement Sterne à travers toutes les étapes de sa vie à la fois si paisible et si agitée ; il a mis ses pieds dans toutes les traces qu’avaient laissées les pas de son auteur favori ; il a consulté tous les registres de paroisse pour connaître les dates exactes des plus petits faits, les livres de ménage pour connaître la valeur exacte de telle dépense domestique, les souvenirs locaux pour mettre d’accord la tradition orale et les documens écrits ; il a interrogé les lieux où s’écoula sa vie pour savoir si ces témoins muets pourraient lui révéler quelques-unes des particularités de son génie. Quiconque a pu lui livrer un autographe, un dessin, une lettre inédite de Sterne, a été le bienvenu. Il est résulté de ces recherches, entreprises avec une patience amoureuse, un livre des plus intéressans, auquel nous reprocherons cependant deux petits défauts. Le premier s’adresse à la forme adoptée par l’auteur, qui s’est trop scrupuleusement appliqué selon nous à imiter le genre de narration pittoresque mis à la mode par Thomas Carlyle. Ce genre convient merveilleusement à certains sujets d’histoire ou de grande littérature, mais il s’adapte mal à un sujet où se succèdent les petits tableaux de l’idylle, du vaudeville, de l’anecdote de la vie mondaine. Le second porte sur l’étendue de l’œuvre. Deux volumes de près de cinq cents pages chacun sur l’auteur de Tristram Shandy et du Voyage sentimental, c’est beaucoup, c’est trop, et il nous semble qu’un seul aurait suffi pour condenser tout ce que la vie de Sterne offre de réellement curieux. La personne de Sterne remplit mal deux gros volumes, et l’on pourrait dire que le gentil ecclésiastique est là dedans comme dans une soutane trop large. Sterne, ne l’oublions pas, n’est après tout que l’auteur de deux livres ingénieux ; aucun des grands intérêts humains ne l’a préoccupé ; il n’a été mêlé à aucune grande querelle religieuse, philosophique ou littéraire ; il n’a été acteur dans aucun événement important pour notre race, il n’a même imposé au goût de son pays. aucune direction nouvelle ; en un mot, il n’a pas eu de rôle extérieur, public, historique. Reste donc l’individu, l’homme Sterne, the man Sterne, comme disait brutalement le docteur Samuel Johnson ; mais. ici encore l’étoffe est mince et de médiocre largeur. La plus grande partie de cette existence s’est écoulée assez obscurément dans quelques paroisses du Yorkshire. Sterne était déjà avancé en âge lorsque la fantaisie lui prit de devenir auteur. Ce n’est guère qu’à partir de la publication de Tristram Shandy qu’il se mêla beaucoup aux hommes et aux choses, et cette publication, qui date de 1760, fut suivie d’assez près par la mort de l’auteur, arrivée en 1768. Il n’y a donc dans ceinte existence que huit années de pleine lumière, et encore l’intérêt de ces huit années est-il comme tari et desséché par la maladie et la perspective de la mort prochaine. Le meilleur de l’activité de Sterne pendant ces années de célébrité est employé aux soins et aux préoccupations d’une santé toujours chancelante. M. Fitzgerald aurait donc pu, sans que son livre y perdît rien, abréger sa tâche de moitié ; mais, cela une fois dit pour l’acquit de notre conscience de critique, il ne nous reste plus qu’à exprimer notre reconnaissance envers l’auteur pour l’instruction réelle qu’il nous a donnée et pour les matériaux rassemblés avec tant de soin dont il a mis notre curiosité et celle de tout ami des lettres en mesure de profiter. Essayons avec son aide de présenter au lecteur le portrait fidèle d’un des plus beaux esprits du dernier siècle et du plus étrange ecclésiastique qui fut jamais dans aucun pays chrétien.
Ce bel esprit incontestable et ce très contestable ecclésiastique portait un nom très répandu à la fois en Angleterre et en Irlande, et ici, appliquant les méthodes capricieuses de l’auteur du Voyage sentimental, nous demanderons la permission de faire, en manière de préface, une réflexion qui, n’étant pas sans analogie avec la théorie de M. Shandy père sur l’influence des noms de baptême, ne paraîtra pas déplacée en pareil sujet. Si jamais mortel fut affublé par le hasard de la naissance du nom qui semblait le moins lui convenir, à coup sûr c’est le gentil Laurence. Ouvrez en effet le premier dictionnaire anglais venu, et vous y verrez que le mot stern signifie sévère, austère, rigoureux. Ne trouvez-vous pas qu’il y a dans ce nom une ironique et bouffonne antiphrase, et qu’il désigne l’auteur de Tristram Shandy à peu près avec autant d’exactitude que le nom d’Euménides désignait les furies antiques. C’est une des jolies malices du hasard. Voilà un nom qui aurait convenu à merveille au plus opiniâtre des yeomen saxons ou au plus morose des puritains, de Cromwell ; eh bien ! la fortune va s’amusera l’appliquer comme étiquette sur le bel esprit le plus vif, le plus capricieux, le plus volage et pour tout dire le plus polisson qui soit jamais né dans les trois royaumes. Son nom exprime tout juste le contraire de ce qu’il fut, en sorte qu’on peut dire qu’il fut baptisé à rebours par la fortune. Quel présage, ô monsieur Shandy ! Est-ce que votre théorie si ingénieuse sur les noms de baptême va se vérifier encore sur les noms propres, et cet enfant ainsi nommé à rebours est-il donc destiné à tout faire à rebours ? Alas ! poor Yorick !
Il sortait d’une de ces familles appartenant à cette classe si nombreuse de la gentry qui a formé de tout temps la grande force de résistance, le lest politique de la solide Angleterre. Cette famille des Sterne était si nombreuse, et avait poussé des branches dans tant de directions opposées, qu’on a quelque peine à s’y reconnaître, même avec son arbre généalogique sous les yeux et les explications minutieusement précises du nouvel historien de son plus remarquable rejeton. Qu’il suffise au lecteur de savoir que le jeune Laurence était l’arrière-petit-fils du docteur Richard Sterne, célèbre, pendant les guerres de la révolution, par son attachement au parti du roi, et qui mourut en 1683 archevêque d’York. Richard Sterne semble avoir porté vaillamment le poids d’une vie pleine de troubles. Il appartenait à l’université de Cambridge, lorsqu’éclata la querelle entre le roi et le parlement, et il se rangea hardiment et ostensiblement du côté des cavaliers. Il assista son patron, l’archevêque Laud, sur l’échafaud, envoya l’argenterie de l’université au camp de Charles Ier, et en fit tant qu’il s’attira l’animosité de Cromwell, fut encaissé à bord d’un navire avec d’autres théologiens de son parti, et courut un moment le risque d’être vendu comme esclave aux pirates algériens. Relâché après dix jours de souffrances sans nom, le docteur Sterne fut laissé libre de gagner sa vie comme maître d’école en attendant des jours meilleurs : ils arrivèrent avec la restauration, qui le fit d’abord évêque de Carlisle et enfin archevêque d’York. Il a été jugé avec sévérité par les théologiens du parti opposé au sien. L’oracle des presbytériens à cette époque, Richard Baxter, celui-là même qui soutint avec une si tranquille dignité les insultes de Jeffries dans les scènes de réaction qui signalèrent l’inauguration du règne de Jacques II, a parlé de lui en ces termes, où se réfléchit son caractère bien connu, à la fois doux et morose, mais qui cependant peuvent être pris comme un demi-éloge : « Parmi les évêques, il n’y en avait pas dont le visage promît davantage ; mais il n’avait pas la moitié de la charité qui convenait à un si grave prélat et d’un aspect aussi ascétique. » Plus amer que le jugement du docteur non conformiste est celui de l’évêque Burnet, le plus whig des anglicans de l’époque. « Sterne mourut, dit-il, dans sa quatre-vingt-sixième année. C’était un ecclésiastique d’acre et mauvais caractère, qui ne pensait qu’à l’enrichissement de sa famille. » Quoi qu’il en soit de ces jugemens, dictés en partie par l’animosité politique, les faits plaident en faveur de l’archevêque Sterne, et montrent en lui, sinon un grand zèle mystique, au moins une bienfaisance pratique qui s’accorde parfaitement avec ce que nous savons de son rôle public. Jeune, lorsqu’il n’était encore que master du collège de Jésus à l’université de Cambridge, l’usage des orgues commençant à s’introduire dans le service religieux, il avait fait don à son collège d’un de ces instrumens. Longtemps après, devenu archevêque, il se souvint de sa vieille université, et la gratifia d’une rente annuelle de 40 livres pour l’éducation de quatre étudians. On le voit encore contribuer à la réédification de la cathédrale de Saint-Paul, travailler à la révision du Common prayer book, et on l’a soupçonné d’être l’auteur anonyme et encore inconnu de ce livre célèbre de morale religieuse qui porte pour titre le Devoir complet de l’Homme (the whole Duty of Man). Cet archevêque, qui fut béni d’une nombreuse postérité, — il eut treize enfans, dont cinq seulement survécurent ou sont connus, — est l’aïeul du lieutenant Roger Sterne, prototype du fameux oncle Toby et père de Tristram-Laurence-Yorick, le voyageur sentimental, regardé par ses compatriotes comme le digne successeur de Swift, en scandale et en talent, et baptisé par les Français du XVIIIe siècle du nom de Rabelais de l’Angleterre.
Afin de ne pas fatiguer le lecteur de détails pour lesquels sa mémoire n’aurait pas de place, je me bornerai à ce seul nom de l’archevêque Sterne, en rappelant toutefois qu’une bonne moitié au moins du Tristram Shandy ne peut se comprendre qu’à la condition d’être considérée comme une chronique domestique d’une ancienne famille de bourgeoisie anglaise mêlée depuis plusieurs générations aux querelles politiques du pays, et ayant assez vécu pour connaître plusieurs fois les vicissitudes de la fortune. Vieilles anecdotes de famille transmises de père en fils, reliques touchantes et comiques, vieilles recettes de remèdes conservées précieusement sur des chiffons de papier jaunis par le temps, opinions biscornues et originales fondées sur quelque aventure immémoriale ou quelque lointaine expérience, toutes ces excentricités remplissent le Tristram Shandy et font un des charmes principaux du livre. Il y a là des ustensiles de ménage qui sont centenaires, des plaisanteries qui sont octogénaires et des douleurs qui ont plus que l’âge déjà respectable de M. Shandy et de l’oncle Toby. Le lillibullero que sifflote entre ses dents le vieux vétéran des guerres de Marlborough, c’est le même chant satirique que Thomas, comte de Wharton, fit courir contre Tyrconnel, nommé lord-lieutenant d’Irlande. Cette opinion prédestinatienne : « chaque balle a son billet, » que le caporal Trim rappelait à l’aurore du règne de George III, remonte jusqu’à Guillaume d’Orange, à qui elle appartient. Ces bottes à genouillères dans lesquelles le même caporal Trim taille innocemment deux simulacres de canons pour le simulacre de forteresse de l’oncle Toby ont une histoire, et une longue histoire. « Par le ciel ! s’écria mon père en se levant de sa chaise et en jurant, il n’y avait pas d’objet en ma possession auquel j’attachasse un aussi grand prix que ces bottes à genouillères. C’étaient les bottes de notre arrière-grand-père, frère Toby ! elles étaient héréditaires. — En ce cas, répondit mon oncle Toby, je crains fort que Trim n’ait coupé court à toute transmission ultérieure. — Je n’ai coupé que les tiges, plaise à votre honneur ! dit Trim. — Je hais les perpétuités autant qu’homme au monde, s’écria mon père, mais ces bottes à genouillères, s’écria-t-il, souriant au milieu de sa colère, étaient dans la famille depuis les guerres civiles, frère ; sir Roger Shandy les portait à la bataille de Marston Moor. Je déclare que je ne les aurais pas données pour dix livres. » Il est difficile que M. William Shandy et l’oncle Toby eussent jamais connu leur tante Dinah, qui, quelque soixante ans auparavant, avait épousé son cocher, et cependant cette anecdote hantait comme un souvenir importun la cervelle de l’excellent vieux soldat, et M. Shandy ne pouvait s’empêcher de bondir toutes les fois qu’il entendait son frère mentionner ce nom. Ainsi c’est à son origine que Sterne doit ces lumières mêlées d’ombre qui enveloppent ses personnages, c’est au passé qu’il doit ce clair-obscur qui illumine ses intérieurs bourgeois, et qui permet à ses petits tableaux de genre de soutenir la comparaison avec les meilleures toiles de l’école hollandaise.
Soit que la fortune laissée par l’archevêque Richard, divisée, puis redivisée encore, ait fini par se réduire en atomes chez quelques-uns des membres de sa famille, soit que, selon l’ancienne coutume, on ait chargé la Providence de la fortune des cadets, nous trouvons en 1711 son petit-fils Roger Sterne simple enseigne dans l’armée des Flandres, au régiment de Chudleigh, n’ayant pour vivre que sa mince paie de 3 shillings et 2 pence 1/2 par jour (4 francs de notre monnaie), et fortement endetté envers une manière de fournisseur ou de cantinier de l’armée, d’origine irlandaise, du nom de Nuttle. Ce Nuttle avait une belle-fille, Agnès, veuve d’un ancien capitaine Hébert ou Herbert. L’enseigne Roger vit peut-être dans cette veuve un moyen de se délivrer des importunités du beau-père, et dans l’automne de 1711 il l’épousa à Bouchain en Belgique, où son régiment tenait garnison. La précédente union avait sans doute à peine entamé chez la veuve sa puissance de parturition, et Roger Sterne avait sans doute aussi hérité de la fécondité de son grand-père, car à partir de ce mariage sa vie fut celle des pauvres officiers de toute nation que nous voyons traîner après eux une femme toujours en travail d’enfant ou en travail de nourrice. Dans toutes les garnisons où son devoir l’arrête, sa femme lui donne un nouveau-né : en 1712, à Lille en Flandre, la petite Marie, sœur aînée de Sterne ; en 1713, à Clonmel en Irlande, le célèbre Laurence, et ainsi de suite jusqu’au jour où le hasard du service militaire mit entre les époux l’étendue de l’Océan, et où l’enseigne, alors lieutenant, trouva son dernier et éternel casernement à Port-Antonio, dans la partie nord de la Jamaïque. Le petit Laurence Sterne était né au carillon de la paix d’Utrecht ; sous des auspices à la fois joyeux et tristes, et sans doute le sourire avec lequel son père accueillit sa venue au monde était mouillé d’une larme, ni plus ni moins que le sourire d’Andromaque. Et ici encore se vérifie la justesse des opinions de M. Shandy sur la fatalité des circonstances dans lesquelles les enfans viennent au monde. Ce sourire paternel, ce sourire doux et triste que Sterne rencontra à sa naissance, fut la lumière qui éclaira sa vie et son talent, et dont il ressentit toujours l’influence. C’était alors la coutume de licencier après la guerre les régimens dont on n’avait plus un besoin absolu, et le régiment de Chudleigh fut au nombre de ceux que la paix d’Utrecht fit juger temporairement inutiles. Roger Sterne se trouvait donc, pour prix de ses fatigues, jeté sur le pavé avec une femme et deux enfans ! Que faire ? Le Nuttle n’était pas tendre, et ne semblait pas disposé à renouveler la dette que Roger avait échangée contre la personne de sa belle-fille. Après quelques hésitations, l’enseigne se décida à aller frapper à la porte de son riche parent, Richard Sterne d’Elvington, dans le Yorkshire, qui généreusement reçut sous son toit les époux errans. Là, d’heureuses nouvelles vinrent les trouver : le régiment de Chudleigh était rétabli, et la petite barque du pauvre ménage se trouvait ainsi remise à flot ; mais, à partir de ce moment, que de marches et de déplacemens ! Mistress Agnès doit passer à faire et à de faire les malles de la famille tout le temps qu’elle ne donne pas à la tâche conjugale et à l’œuvre importante de la perpétuation de la race des Sterne. Nous ne les suivrons pas dans leurs diverses garnisons de Dublin à Exeter, d’Exeter à Dublin, puis à Wicklow, non plus que dans la petite expédition du Vigo. Un pareil travail serait presque aussi fatigant pour nous que ce vagabondage obligé le fut pour les deux époux, et nous n’avons pas comme eux, pour nous l’imposer, l’obligation du devoir.
Tous ces détails de garnison et de vie militaire sont aujourd’hui pour nous sans intérêt, et cependant il en faut tenir grand compte, car ils ont exercé une influence considérable sur le développement du génie de Sterne. Ses yeux se sont ouverts sur des scènes de caserne, et les premiers récits qui ont frappé ses oreilles, ce sont des histoires de régiment, des aventures d’officiers à demi-solde, des facéties de vétérans. Voilà les élémens qui furent offerts par la fatalité de la fortune à sa jeune curiosité, et tous les lecteurs de Tristram Shandy savent si son génie en a su bien profiter. Les meilleures pages de son roman, ses plus ingénieux épisodes, ses plus sympathiques personnages sont dus à ces souvenirs et à ces émotions de l’enfance. C’est dans cette vie de régiment, près de son père et de ses compagnons d’armes, qu’il a pu connaître et surprendre ces végétations singulières et touchantes d’honneur et d’humanité que le métier militaire fait plus que tout autre germer dans les cœurs bien nés. Cet oncle Tobie, si bon, si inoffensif, si innocent, c’est le lieutenant Sterne lui-même, que vous auriez pu impunément tromper dix fois de suite, au dire de son fils, si neuf n’avaient pas suffi à votre dessein. Ce caporal Trim, qui a trouvé ses invalides auprès de son vieux capitaine, exista en réalité ; il se nommait James Butler ; il était, comme Trim, d’origine, irlandaise, et plus d’une fois il avait porté dans ses bras le petit Laurey. Ce lieutenant Lefebvre à l’agonie si touchante, Sterne en avait entendu raconter l’histoire à son père. Ce fameux bonnet espagnol, ce montero cap que Trim conserve avec tant de soin comme une de ses plus précieuses richesses, vient en droite ligne de l’expédition du Vigo. L’histoire du frère de Trim, détenu en Espagne dans les cachots de l’inquisition, a aussi son origine dans quelqu’une de ces expéditions auxquelles l’ambition d’Elisabeth Farnèse obligea l’Angleterre. Puis, comme les parens les plus prudens sont enclins à oublier souvent combien l’intelligence de certains enfans est précoce, et comme les serviteurs dans le laisser-aller de leur conversation populaire ne font pas toujours attention à qui les écoute, les oreilles du jeune Laurence avaient retenu plus d’une scabreuse histoire de garnison racontée aux heures où sa présence était mise en oubli ou n’était pas soupçonnée. L’histoire de la béguine des Flandres et bien d’autres de l’espèce la plus équivoque n’ont sans doute pas d’autre origine que quelques-unes de ces conversations de caserne écoutées avec une indiscrète avidité par un enfant à l’esprit trop éveillé. De cette éducation d’enfance, il resta chez Sterne une extrême sympathie pour le caractère moral du soldat, qui subsista jusqu’à la fin de ses jours et qui trouva pour s’exprimer la délicatesse la plus ingénieuse et la plus pathétique sensibilité. Cet amour se fait jour jusque dans le Voyage sentimental, dont deux des plus jolis épisodes sont à coup sûr l’anecdote de ce chevalier de Saint-Louis qui vend des petits pâtés pour vivre à la porte du château de Versailles et celle de l’épée du marquis d’E. On a accusé Laurence d’avoir été envers sa mère un fils ingrat, et tout à l’heure nous verrons ce qu’il faut penser de cette accusation ; mais ce qu’on peut affirmer en toute assurance, c’est qu’il fut singulièrement fidèle au souvenir de son père, car le Tristram Shandy n’est, en un sens qu’un monument élevé à la mémoire du lieutenant Roger, et certes jamais la tendresse filiale ne trouva une expression plus touchante et plus respectueuse.
Le lieutenant Roger Sterne eut une fin triste et singulière, tout à fait shandéenne et qui ressemble à un des caprices de l’imagination de son fils. Il était, ainsi que nous l’avons dit, d’humeur douce et inoffensive ; toutefois il était soldat, et il avait en conséquence ses susceptibilités et ses éclats de colère. Pendant le siège de Gibraltar, en 1727, il se prend un jour de querelle avec un certain capitaine Philips à propos d’une oie. Cette oie est un des beaux exemples qu’on puisse citer des particularités grotesques qui ont été l’origine première d’un nombre infini de disputes. De combien de duels, et des plus acharnés, s’il vous plaît, cette oie, sous une forme ou sous une autre, n’a-t-elle pas été le prétexte ! On ne sait pas au juste comment ce fatal volatile détermina le duel, qui, s’il en faut croire la légende, fut excentrique jusqu’au bout. La rencontre des deux adversaires eut lieu, dit-on, dans une chambre, et le capitaine Philips poussa le lieutenant Sterne avec tant de vigueur que la pointe de son épée, dont il le perça de part en part, vint s’enfoncer dans le mur. Ainsi fixé à la manière des papillons dans un carton d’entomologiste, le lieutenant Sterne conserva assez de force et de présence d’esprit pour prier poliment son adversaire d’essuyer soigneusement le plâtre qui s’était attaché à l’extrémité de son épée avant de la lui retirer du corps. Le lieutenant survécut cependant à cette perforation, mais avec une constitution altérée, et ce ne fut qu’en 1731 qu’il rendit le dernier soupir à Port-Antonio, dans la Jamaïque, où son régiment fut envoyé après le siège de Gibraltar.
Pendant ce temps, le petit Laurence Sterne avait grandi, sans autre aventure qu’un accident qui faillit priver le XVIIIe siècle d’une de ses plus vives figures. Pendant que son père tenait garnison à Wicklow, en Irlande, il visitait fréquemment le presbytère d’un certain M. Fetherston, parent de sa mère et vicaire d’Anamoë. Un jour l’enfant, jouant près d’un moulin, tomba dans le canal au moment même où la roue était en mouvement, laquelle roue, au lieu de l’écraser ou de l’envoyer faire une promenade dans les airs, se contenta de le pousser affectueusement par-dessus l’écluse. Grâce à ce salut miraculeux, M. Laurence fut pendant quelques jours un personnage, et tous les paysans des environs vinrent voir par curiosité le bambin qu’avait épargné ce moulin, qu’on montre encore, paraît-il, à Anamoë.
Avant de partir pour le siège de Gibraltar, en 1727, son père l’avait placé à l’école d’Halifax, dans le Yorkshire, école dont son oncle Richard Sterne était un des gouverneurs. Ce qu’était à cette époque le jeune écolier, nous pouvons nous le figurer aisément par les portraits de l’homme fait qui nous restent de lui et qui nous représentent une physionomie si conforme au caractère de son génie, car les traits de Sterne changèrent peu, et il semble avoir conservé toute sa vie le visage de son enfance. Cette physionomie est un des plus gracieux caprices qui nous soient connus de cette artiste inépuisable en inspirations, la nature. Qui donc n’a présente au souvenir la mine espiègle de Sterne avec ses grands yeux éveillés, ses traits irréguliers et mobiles admirablement disposés pour la mimique, son nez railleur, ses lèvres faites pour le sourire et la moue, — l’ensemble le plus gentiment grimacier qui se puisse concevoir ? Il est à peu près inutile de demander si un pareil enfant présenta le type accompli de l’écolier appliqué et laborieux, de ce qu’on appelle au collège le bon sujet. La régularité pesante du travail convenait peu à un esprit composé d’élémens aussi subtils et mercuriels que le sien ; cependant il n’était point un paresseux, il lisait beaucoup, mais il n’aimait à travailler que lorsqu’il lui plaisait, et, dit la légende universitaire, une fois tous les quinze jours. Une anecdote qu’il nous a lui-même conservée sur ces années de collège mérite d’être mentionnée comme la preuve qu’en dépit de son peu d’application, des yeux clairvoyans pouvaient apercevoir en lui dès cette époque les talens de l’homme futur. Un jour qu’on avait reblanchi à la chaux les murs de la salle d’étude, le jeune Laurence s’avisa de grimper à une des échelles oubliées par les ouvriers et d’inscrire son nom en grandes capitales sur cette surface remise à neuf. Irrité de ce méfait, un des ushers, ce que nous appellerions un des maîtres d’étude, se mit en devoir de faire subir au coupable la peine du fouet ; mais le directeur de l’école, au grand étonnement de tous, blâma ce traitement et déclara que ce nom de Laurence Sterne resterait sur la muraille pour rappeler qu’un futur homme de génie avait été élevé dans le collège. Le nouvel historien de Sterne fait remarquer assez justement qu’il est douteux que le professeur au nom inconnu qui augurait si bien de l’avenir de Laurence ait vécu assez pour voir se réaliser son pronostic, car ce n’est qu’aux approches de la cinquantaine qu’il plut au capricieux Yorick de déchirer sa robe de prêtre et de montrer qu’elle recouvrait un des arlequins les plus lestes, les plus ingénieux, les plus fertiles en ressources qui aient jamais effleuré les épaules de l’humanité de leur batte légère, et par-dessous leur masque noir fait la grimace à l’hypocrisie et à la sottise.
Son père mourut pendant qu’il était encore à Halifax, laissant sa famille sans ressources ; mais son avenir ne souffrit en rien de cet événement. Son riche cousin, Richard Sterne, qui s’était si généreusement conduit envers l’enseigne, déclara qu’il servirait de père à l’enfant, et tint parole. Un de ses oncles, Jacques Sterne, archidiacre d’York, whig aussi âpre que son grand-père l’archevêque avait été tory ardent, ecclésiastique aux allures violentes et aux poursuites mondaines, pluraliste célèbre, qui s’entendait comme pas un à pratiquer le cumul, se chargea aussi de pousser sa fortune. Enfin Cambridge ne pouvait refuser au descendant de l’archevêque qui avait été maître du collège de Jésus une partie de la rente dont l’aïeul de Sterne avait doté l’université pour l’éducation des écoliers pauvres. La vie de l’université fut à peu de chose près la répétition de celle du collège : beaucoup de lectures, un travail peu régulier, et quelque dissipation. C’est là qu’il forma une intimité qui a tenu dans sa vie une grande place, et qui a exercé peut-être sur sa destinée une influence fatale, avec un de ses camarades d’université qui se nommait Hall Stevenson, celui-là même que l’on voit, sous le nom d’Eugenius, traverser le Tristram Shandy comme conseiller du vicaire Yorick. Un autre de ses camarades était le poète Gray, l’auteur si fameux autrefois de l’élégie le Cimetière de village, petit chef-d’œuvre qui lui conserve encore l’ombre d’un nom, ombre rêveuse et mélancolique comme son talent même ; mais Gray, qui était tout à fait pauvre et d’humeur studieuse, se mêlait peu à ces gais compagnons, et le nom de Laurence s’était si complètement effacé de sa mémoire, que lorsque, bien des années après, ce nom fut devenu célèbre, il ne se rappelait pas l’avoir jamais connu. Pauvre Gray ! puisque je rencontre ici ton doux souvenir, je ne puis m’empêcher de me détourner un instant de mon sujet, et de m’autoriser de la méthode shandyenne des digressions pour te saluer en passant L’oncle Toby, qui pour prix de sa bravoure avait recueilli une retraite obscure et une blessure à l’aine, ne prêche pas plus éloquemment la vanité de la gloire militaire que toi la vanité de la gloire littéraire. Que reste-t-il de toi, si studieux, si érudit, si curieux de toute bonne et originale littérature ? Longtemps avant que nos critiques et chercheurs modernes eussent cru découvrir les beautés des poèmes barbares, tu étais un connaisseur en littérature Scandinave et en littérature galloise, et ta muse à l’éducation classique, pieusement fidèle à son origine septentrionale, aimait à mêler à sa couronne de fleurs latines les glaïeuls et les nénufars du Nord. Tu avais cependant demandé bien peu à la postérité, et tu avais fait ton bagage bien mince : cinq ou six petits poèmes, parmi lesquels étaient deux chefs-d’œuvre ! mais cette modestie même n’a pu te sauver de l’oubli. Un instant tu fus célèbre, et tes mânes durent tressaillir d’orgueil le jour où un grand enchanteur qui savait à peine le nom de Spenser, Chateaubriand, te fit une si large place dans l’histoire de la littérature de ton pays. Et aujourd’hui voilà qu’on pourrait presque t’appliquer les fameux vers de l’on élégie sur les Miltons inconnus et les Cromwells sans gloire qui dorment dans la paix du néant ! Combien ton sort est fréquent ! Les souvenirs évoquent les souvenirs, et l’on nom prononcé rappelle à la mémoire celui d’un de tes frères en rêverie, l’on contemporain et l’on compatriote, le poète Collins, auteur comme toi d’un chef-d’œuvre, une ode au soir, où toute la musique du crépuscule a été exprimée. Qui donc connaît aujourd’hui l’ode au soir de Collins ? Aussi peu de personnes qu’il y en aura dans quelque cent ans qui connaîtront l’oncle Toby et le caporal Trim eux-mêmes !
- Quam multa in sylvis autumni frigore primo
- Lapsa cadunt folia…
Nous venons de voir Laurence généreusement adopté par sa famille, et ici nous poserons la question si controversée : Sterne fut-il un fils ingrat ? car la véritable réponse se trouve, croyons-nous, dans cette adoption. Un fait seul est certain, c’est qu’à partir de la mort du lieutenant Roger mistress Sterne se trouve complètement séparée de son fils et qu’on n’en entend plus parler. Tout ce qu’on sait d’elle, c’est qu’elle tenait une petite école en Irlande. Plus de vingt ans après l’ordination de Sterne et à la veille de sa grande célébrité, en 1758, on la voit reparaître un instant, dans des circonstances fort malheureuses, pour implorer le secours de son fils, qui lui est très affectueusement accordé ; puis, après cette rapide apparition, elle rentre de nouveau dans la nuit. Que s’était-il passé pendant ces vingt années entre la mère et le fils ? Nous ne le savons pas, et en l’absence de documens il est absolument impossible de dire quelle a été la conduite de Sterne. Nous ferons remarquer gue l’obscurité qui recouvre ces relations entre la mère et le fils s’étend à tous les autres épisodes de la vie de Sterne pendant ces vingt années. Chose curieuse, à l’exception de quatre lettres écrites à l’époque qui précéda immédiatement son mariage et adressées à cette miss Elisabeth Lumley qui devait devenir sa femme, la correspondance de Sterne depuis sa jeunesse jusqu’à sa célébrité a été perdue tout entière. Si nous possédions cette correspondance, nous pourrions nous prononcer en connaissance de cause, car nous y lirions la justification ou la condamnation de Sterne ; mais en l’absence de tout document comment oser soutenir une accusation aussi cruelle, qui ne repose sur aucun autre témoignage que celui d’Horace Walpole, bel esprit peu porté à l’indulgence, et qui aurait pu garder pour lui-même une bonne partie du reproche de sécheresse qu’il adressait à Sterne ? L’accusation de Walpole repose sur un fait malheureusement vrai, mais qu’il est facile d’expliquer. « Je tiens d’une autorité irrécusable, dit-il, que sa mère, qui avait ouvert une école, s’étant endettée par suite des extravagances d’une de ses filles, aurait pourri en prison, si les parens des écoliers n’avaient ouvert une souscription en sa faveur. Son fils était trop sentimental pour avoir aucune sensibilité. Un âne mort était pour lui plus important qu’une mère vivante. » L’épigramme finale est jolie, mais porte à faux, car il est douteux que lorsque Sterne écrivit l’épisode de l’âne mort, sa mère vécût encore. Quant au fait de la souscription, il n’a rien de déshonorant pour Sterne, car il est antérieur à sa célébrité d’écrivain, et ce n’est qu’à la suite du succès obtenu par Tristram Shandy que sa vie cessa d’être aussi étroite qu’elle l’avait été jusqu’alors. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’il n’ait pu à lui tout seul, chargé pour son propre compte des soins d’une famille, suffire à solder la dette dont parle Walpole. Ce qui serait tout à fait coupable, c’est qu’il n’eût pas fait tout ce qu’il pouvait en pareille circonstance, et cela est peu probable, car, quelque temps après, nous voyons la mère venir dans le Yorkshire pour consulter son fils, qui écrit cette phrase, extraite par M. Fitzgerald d’une des lettres par lui retrouvées : « J’espère que l’affaire de ma pauvre mère est cette fois finie à notre satisfaction, et, j’en ai la confiance, à la sienne propre. » Reste le fait de la longue séparation de la mère et du fils, mais l’adoption du jeune Laurence par les Sterne suffit pour l’expliquer, et l’on n’a qu’à regarder ce qui se passe dans les familles bourgeoises en pareil cas pour tout comprendre. Il est évident que la veuve de l’enseigne Roger ne fut jamais qu’une étrangère pour les Sterne. Son fils faisait partie de leur famille, non pas elle ; en se chargeant de son éducation et de sa carrière, ils le séparaient d’elle et disaient ostensiblement : L’enfant est à nous, non à vous. Ainsi qu’il arrive en de telles circonstances, la pauvre veuve rendit, comme un dépôt qui ne lui appartenait pas, l’enfant à la famille de son père, et il est même permis de croire qu’elle le fit avec joie, heureuse dans son malheur de cette séparation qui préservait son fils de l’indigence ; puis elle s’éloigna de cette famille, qui l’aurait toujours vue avec froideur, et elle se retira en Irlande, là où elle avait encore conservé quelques-uns des siens. L’orgueil des Sterne d’une part, le bon cœur et le bon sens de la mère de l’autre, opérèrent sans doute cette séparation, dans laquelle Laurence ne fut pour rien à l’origine. L’éloignement et le temps firent le reste ! Telle est probablement la vérité sur cette disparition de mistress Sterne, et M. Fitzgerald, dans son ingénieux plaidoyer en faveur de Laurence, n’a pas assez aperçu que la justification de son auteur favori est dans cette adoption qui ne laissait libres de suivre leur cours normal ni les sentimens de la mère, ni les sentimens du fils.
Sterne se trouvait tout naturellement désigné pour l’église ; sa pauvreté ne lui laissait guère le choix d’une autre carrière, et c’était en outre dans l’église qu’il avait ses appuis les plus solides. En conséquence, à sa sortie de l’université, il fut ordonné prêtre (août 1738), et aussitôt après, par les soins de son oncle l’âpre archidiacre whig, muni du vicariat de Sutton et du titre de prébendier d’York. Trois ans plus tard, en 1741, il s’attachait au pied le boulet qu’il devait traîner toute sa vie, c’est-à-dire sa femme, l’insignifiante et quelque peu maussade Elisabeth Lumley. Ce mariage était pourtant du genre de ceux qui sont dits d’inclination, et Laurence l’avait désiré avec autant de constance et d’ardeur que lui en permettait sa capricieuse nature. C’est dans la société de ses riches cousins du Yorkshire qu’il avait rencontré cette Elisabeth Lumley, fille d’un clergyman, personne assez médiocre et d’esprit et de visage, s’il faut en croire les témoignages de M. Fitzgerald et de Nathaniel Hawthorne, qui, en fouillant la boutique d’un bouquiniste, avait rencontré un portrait de mistress Sterne frappant de vulgarité ; mais elle était jeune alors, et elle avait cette gentillesse du diable que la nature, comme une tendre mère, accorde dans leur printemps à presque tous ses enfans, afin qu’il n’en soit aucun qui reste sans attraits sur les cœurs. C’est par cette gentillesse qu’elle plut à Sterne, qui de sa vie ne semble avoir compris la vraie beauté et se laissa toujours prendre aux visages intéressans. En outre elle avait une jolie voix et passait pour bonne musicienne ; or Sterne adorait la musique et jouait lui-même du violoncelle. Bref, pour une cause ou pour une autre, Sterne s’en éprit, et cette passion dura plusieurs années. Nous avons quelques-unes de ses lettres d’amour ; ce sont de jolies lettres, fort bien écrites, toutes dans le ton de cette sentimentalité qui commençait à être dans l’air à cette époque et que lui-même devait tant contribuer à mettre à la mode, parsemées de quelques exagérations puériles qui font sourire. On a là sous une forme tout à fait gentille l’éternelle histoire des illusions de l’amour. Sterne, le capricieux Sterne, se promet une éternité de bonheur avec cette inoffensive et banale personne ! Vous plairait-il d’entendre Sterne se duper lui-même ? Alors dans tout l’éclat de la jeunesse, il possède une sincérité de tendresse qui est destinée à passer bien vite, car si sa femme n’eut jamais que la beauté du diable, on peut dire que lui n’eut jamais que la candeur du diable, une candeur qui fut tout à fait comme ce genre de beauté, un simple déjeuner de soleil. Regardons-le pendant que la rosée de la jeunesse n’est pas encore desséchée.
« Oui, je me déroberai au monde, et pas une langue babillarde ne dira où je suis, et Écho même ne chuchotera pas le nom de ma retraite. Laisse ton imagination se peindre cette retraite comme un petit cottage doré du soleil, sur le flanc d’une colline romantique. — Et penses-tu que je laisserai derrière moi l’amour et ramifié ? Non ; ils seront mes compagnons dans la solitude, s’asseyant quand je m’assiérai, se levant quand je me lèverai, sous la forme de mon aimable Lumley. Nous serons aussi heureux et aussi innocens que nos premiers parens dans le paradis avant que l’archi-démon pénétrât dans cette scène indescriptible. Dans notre solitude, les plus tendres affections auront de l’espace pour s’épanouir, s’étendre, et produire ces fruits que l’envie, l’ambition et la malice ont toujours tués en germe. Que les tempêtes et les ouragans du monde déchaînent leur rage à distance, cette désolation est par-delà notre horizon de paix. Ma Lumley a vu un polyanthus fleurir en décembre : c’est qu’un mur ami l’avait protégé contre le froid piquant. Aucune influence planétaire ne viendra nous atteindre, excepté celle qui gouverne et chérit les plus douces fleurs. Dieu nous protège ! Combien cette perspective est délicieuse en pensée ! Nous bâtirons et nous planterons comme nous l’entendrons ; nous ne torturerons pas la simplicité par l’art : la nature nous enseignera à vivre, elle sera l’alchimiste qui mêlera pour nous toutes les bonnes choses de la vie en un même breuvage salubre. La sombre famille du souci et de la méfiance sera bannie de notre habitation par ta tendre et tutélaire divinité, et nous chanterons en chœur nos chants de gratitude, et nous nous réjouirons jusqu’à la fin de notre pèlerinage. »
Mais, pendant qu’il baptise de noms romantiques fort baroques les retraites où il va causer avec sa bien-aimée et qu’il se livre à tous les enfantillages de l’amour[1], miss Lumley doit quitter le Yorkshire pour le comté de Stafford, résidence de sa famille. Ce sont alors des plaintes, des lamentations, des désespoirs à demi touchans, à demi risibles, où, sous l’amant sincère, le futur comédien de sentiment apparaît le plus naïvement du monde.
« La bonne miss S… (une amie commune des deux amans dont le nom est resté inconnu), avec les appréhensions du meilleur des cœurs, pensant que j’étais malade, insista pour que j’allasse la trouver. Comment se fait-il, ma chère Lumley, que je n’aie jamais pu voir le visage de cette mutuelle amie sans me sentir déchiré ? Elle me fit rester une heure avec elle, et dans ce court espace de temps j’éclatai en larmes une douzaine de fois successivement et avec de tels transports de passion qu’elle fut obligée de quitter l’appartement et de s’en aller sympathiser avec moi dans sa chambre de toilette (c’est-à-dire de s’en aller pleurer pour son compte et à part). J’ai pleuré pour vous, me dit-elle sur le ton de la plus douce pitié, car je connais depuis longtemps le cœur de la pauvre Lumley, et il est aussi tendre que le vôtre, et son chagrin est aussi cuisant, sa constance aussi grande, ses vertus aussi héroïques. Le ciel ne vous a pas rapprochés l’un de l’autre pour être malheureux. Je ne pus lui répondre que par un regard de sympathie reconnaissante et un profond soupir, et je retournai à votre logement, que j’ai loué jusqu’à votre retour, pour me résigner à mon malheur. Fanny m’avait préparé à souper, — elle est tout attention pour moi, — mais je me mis à table avec des larmes, une sauce bien amère, ma Lumley ; c’est pourtant la seule dont je pusse assaisonner mon repas, car au moment où elle commença à servir ma petite table, mon cœur m’abandonna. Une assiette solitaire, un seul couteau, une seule fourchette, un seul verre ! je donnai mille regards pensifs et pénétrans à cette chaise que tu as si souvent honorée de tes charmes dans ces repas tranquilles et sentimentaux, puis je posai ma fourchette et mon couteau, et je pris mon mouchoir, et j’en couvris mon visage, et je pleurai comme un enfant. C’est ce que je fais à ce moment même, ma Lumley, car, en prenant la plume, mon pouls bat plus vite, ma figure pâle brille de fièvre, et les larmes tombent sur le papier pendant que je trace le nom de Lumley. »
Nous venons de voir une des averses de sensibilité de ce cœur aux ondées rapides et fréquentes qui fut un avril perpétuel ; voici maintenant une de ses matinées de soleil. C’est une invitation au retour dans le ton du meilleur Sterne. Le style un peu vieillot en est encore charmant :
« Les villes populeuses et les sociétés affairées peuvent plaire à ceux qui sont gais et insoucians, mais la solitude est la meilleure nourrice de la sagesse, Il me semble que je vois en ce moment ma contemplative jeune amie occupée dans son jardin à épier les approches graduelles du printemps. Le perce-neige et la primevère, ces premiers et bienvenus visiteurs, jaillissent sous tes pieds. Flore et Pomone te considèrent déjà comme leur suivante, et dans peu de temps te chargeront de leurs plus doux, fruits. La race emplumée t’appartient tout entière, et avec elle une musique qui ne doit rien à l’art commencera bientôt à saluer joyeusement tes promenades du matin et du soir. Cependant, aussi doux que tout cela puisse être, reviens, reviens, les oiseaux du Yorkshire accorderont aussi bien leurs instrumens et chanteront aussi mélodieusement que ceux du Staffordshire. Adieu, ma bien-aimée, trop à toi pour mon repos. »
Miss Lumley revint, mais dans un état de santé qui fit craindre un instant à Laurence qu’elle ne lui fût enlevée pour toujours. V Dans la courte esquisse qu’il traça de sa vie pour l’instruction de sa fille Lydia quelques jours avant sa mort, il nous a conservé sur cette maladie une touchante anecdote. « Un soir que j’étais assis près de son lit, le cœur presque brisé de la voir si malade, elle me dit : Mon cher Laurey, je ne serai jamais à vous, car je crois en vérité que je n’ai pas longtemps à vivre ! Mais je vous ai laissé jusqu’à un shilling de ma fortune. Puis elle me montra son testament. » Miss Lumley ne mourut pas, et cette petite fortune dont elle voulait faire Sterne héritier servit vingt ans plus tard à payer en grande partie les dettes laissées par lui. Outre cette fortune, elle apportait encore à Sterne le bénéfice du vicariat de Stillington, qu’un ami de sa famille lui avait promis comme cadeau de noces, en sorte que ce mariage d’inclination fut en même temps pour l’heureux Yorick une excellente affaire pratique.
Ce que fut ce mariage, une pièce écrite vingt-six ans plus tard vous le dira, si vous la lisez avec soin. C’est une lettre en latin macaronique adressée à son ami Stevenson en 1767, par conséquent un peu moins d’un an avant sa mort[2]. La pièce est amusante, mais il y a là une légèreté qui fait mal. On y reconnaît par trop celui à propos de qui l’évêque Warburton, qui l’aimait pourtant beaucoup, écrivait un jour : « Je crains bien qu’il ne soit un incorrigible polisson. » Fi, monsieur Yorick ! Une pareille lettre serait coupable pour tout homme ; mais, de la part d’un ecclésiastique, marié, père de famille, qui a déjà senti sur lui s’appesantir la main de la mort et qui touche à l’éternité, elle est presque criminelle.
En dépit des ingénieux plaidoyers de M. Fitzgerald, on peut dire sans crainte d’altérer la vérité que Sterne fut un mari détestable. Cependant la calomnie ne s’est pas contentée de la prise énorme que lui donnait la conduite de Sterne, et elle a trouvé moyen d’exagérer encore ses torts. Il ne lui a pas suffi qu’il ait été infidèle à tort et à travers, elle a encore voulu qu’il ait laissé sa femme et sa fille dans le dénûment pendant, qu’il courait les aventures en France et en Italie, ou qu’il faisait la roue dans les salons de Londres. Rien n’est moins vrai. Si mistress Sterne n’eut jamais une grande part du cœur de son mari, elle eut toujours en revanche une très grande part de sa bourse, et si on examinait de près les comptes du ménage, en tenant compte de la différence de valeur de l’argent entre cette époque et la nôtre, on trouverait peut-être qu’elle ne vécut pas non plus avec une grande économie. Cette calomnie était réfutée presque dès le lendemain de la mort de Sterne par la publication que sa veuve et sa fille, un peu à court d’argent, firent de sa correspondance en 1775, et cependant telle est la force du mensonge une fois répandu, que ladite calomnie dure comme si l’on n’avait pas les lettres adressées à sa famille et surtout celles adressées aux banquiers Foley et Panchaud. Ces lettres se rapportent exclusivement, il est vrai, aux dernières années de la vie de Sterne ; mais on peut en induire sans aucune témérité que sa conduite envers sa femme, au moins en ce qui touchait aux soins matériels, fut en tout temps irréprochable. Cette correspondance commence à l’époque où Sterne fut appelé en France pour la première fois par les soins de sa santé. Obligé d’y séjourner plus longtemps qu’il ne pensait, il écrit à sa fille et à sa femme de venir le rejoindre. Il n’est pas de précautions qu’il ne leur recommande tendrement de prendre ; il n’est pas de petit objet d’utilité domestique dont il ne les invite soigneusement à se munir. « J’espère que cette terrible chaleur sera tombée au moment où vous vous mettrez en route. Toutefois je vous prie de prendre bien garde de vous échauffer le sang en voyageant ; marchez tout doucement lorsque vous trouverez que la chaleur est trop forte… Je suis impatient de vous voir toutes les deux après une si longue séparation, ma chère femme et mon cher enfant ; écrivez-moi une ligne tout directement afin que je puisse faire ce que vous me recommanderez, et que je vous tienne des logemens prêts. » — « J’espère que vous êtes convaincue de la nécessité d’emporter avec vous 300 livres, surtout si vous considérez que Lydia doit avoir deux légers négligés, que vous aurez besoin d’une robe ou deux ; quant aux toiles peintes, achetez-les en ville, parce qu’elles sont beaucoup plus admirées lorsqu’elles sont anglaises que lorsqu’elles sont françaises. Mistress H… m’écrit pour me dire que vous vous trompez, si vous croyez acheter la soie meilleur marché à Toulouse qu’à Paris… Dans ce pays, sachez-le, il ne faut pas faire d’économie sur la garde-robe (il a la vue perçante et nous juge bien), et si vous dînez d’un oignon et que vous demeuriez dans un grenier au septième étage, il n’en doit rien paraître à vos vêtemens, car c’est d’après eux que vous êtes bien ou mal vu. » Les recommandations recommencent avec chaque lettre nouvelle ; ce n’est point là le fait d’un bien méchant homme, on en conviendra. Les époux se fixent à Toulouse, puis à Montpellier, et nous voyons Sterne prendre tous les soins imaginables pour que son ménage ne manque de rien pendant deux longues années. Enfin il dut quitter sa femme et sa fille pour le voyage en Italie en 1764, et il les laissa dans le midi de la France, où elles séjournèrent jusqu’à la fin de 1767 ; pendant cette longue absence, il ne cessa un seul instant de veiller sur elles. Chacune de ses lettres est un bon pour 20 livres, pour 50 livres, pour 100 livres ; l’une d’elles contient ce détail curieux : « Mistress Sterne ne compte pas dépenser plus de 5,000 livres françaises par an ; mais entre nous 20 livres sterling de plus ou de moins ne font pas une différence. » On conviendra qu’une femme à qui son mari permettait de dépasser pour ses dépenses annuelles et celles de sa fille la somme énorme pour l’époque de 5,000 francs n’a jamais pu se plaindre qu’il la laissât mourir de faim.
N’a-t-on pas dit aussi qu’il était mauvais père, et cela tout simplement parce qu’on avait appris qu’il employait sa petite Lydia à recopier les pages de la seconde partie du Tristram Shandy ? Là-dessus violens murmures de tous les pharisiens d’Angleterre. Comprend-on un père assez dépourvu de sens moral pour insulter à ce point à la pudeur de sa fille ! Faire copier à un enfant les pages du livre le plus immoral qu’on ait écrit ! — Eh bien ! à considérer la chose froidement, ce crime n’est pas même une faute. Tristram Shandy est rempli d’indécences, cela est certain ; mais ces indécences sont enveloppées et entortillées de telle sorte que c’est à peine si les yeux de l’homme le plus expérimenté peuvent les surprendre : miss Lydia pouvait donc en copier les pages sans que son innocence en souffrît plus que si elle avait copié son prayer book. Il est vrai de dire que c’est une de ces choses qu’on ne fait pas, même quand on est sûr, comme dans le cas présent, qu’elles ne peuvent avoir aucun résultat mauvais. C’est pour soi qu’on ne les fait pas, pour éviter d’insulter, non pas à une pudeur qui ne court aucun risque, mais à sa propre pudeur. Or peu d’hommes sont capables de cet excès de délicatesse morale, et Sterne en était moins capable que tout autre, car il n’eut jamais aucune candeur ni aucun sens de cette bienséance qu’on peut appeler la politesse du parfait honnête, homme envers son âme. Croirait-on par exemple que dans les lettres à sa Lydia, devenue une grande jeune fille, il pousse l’oubli de toute convenance jusqu’à l’entretenir avec une complaisance extrême des charmes d’âme et de visage de la fameuse Elisa Draper ? Mais, cette réserve faite, il faut reconnaître que Sterne se montre dans ses lettres un très tendre père. Il aime sa Lydia, comme sa nature le rendait capable de l’aimer, c’est-à-dire avec trop d’indulgence et de familiarité. Ce n’est pas là, on s’en doute bien, l’amour paternel dès âmes nobles et fortes, ce n’est qu’un grand enfant qui en aime un autre plus petit ; mais pouvait-on demander davantage à ce cœur étourdi ? Il y a un vrai plaisir à rendre cette justice au pauvre Laurence ; on a tant de raisons d’être sévère pour lui !
Mais le mariage a d’autres devoirs que ceux qui regardent les soins matériels du ménage, et ces autres devoirs, Sterne les éluda toujours ou les viola ouvertement. Nous ne savons pas quelle fut sa conduite pendant les vingt premières années de son mariage ; mais au moment où les ténèbres se dissipent, à l’époque de la publication de Tristram Shandy, nous trouvons Sterne en coquetterie réglée avec une jeune dame d’origine française, appartenant à une famille huguenote dont les biens avaient été confisqués pour cause de religion. Cette jeune dame, qui habitait York avec sa mère, se nommait miss Catherine Béranger de Fourmantelle. M. Fitzgerald prétend que ces relations se bornèrent à une passion platonique du genre enjoué, à ce qu’on appelle aujourd’hui en Angleterre une flirtation. Sterne, dit-il, fut fidèle dans cette affaire à son tempérament de sentimentaliste, à cette constitution de dilettante de l’amour qui lui faisait écrire : « Il faut que j’aie toujours quelque Dulcinée en tête. » Je ne demande pas mieux que de le croire ; je me permettrai seulement de faire remarquer que cette passion platonique a un singulier ton et parle un singulier langage. Ce n’est pas parce qu’il tutoie la chère, chère Kitty, comme il appelle miss Catherine ; une des manies de Sterne était invariablement de tutoyer les objets de ses passions : il tutoie Elisa Draper, il tutoie même lady Percy, grande dame pour laquelle il eut un de ces caprices de tête qui le prenaient si souvent, et à qui il écrit la plus insensée et la plus rusée des lettres, lettre qui commence par ces mots incroyables : « Chère belle dame, quel torchon tu as fait de mon âme ! » Mais que penser d’une passion platonique qui s’exprime dans des termes pareils à ceux-ci : « Si ce billet vous trouve encore au lit, vous êtes une petite paresseuse, une petite coquine de dormeuse[3] ? » — « Qu’est-ce que la douceur du miel comparée à toi, qui es plus douce que toutes les fleurs d’où il se tire ? » — « Je vous aime à la folie, Kitty, et je vous aimerai pour l’éternité. » Qu’est-ce qu’une passion platonique qui s’exprime par les cadeaux les plus bizarrement choisis, pots de miel, vin de Calcavalla, etc., cadeaux qui sont suivis d’invitations pressantes d’inventer quelque excuse plausible de rester chez elle tel ou tel jour dans la soirée ? Voici qui est plus significatif encore. Sterne écrivait le Tristram Shandy pendant qu’il était amoureux de miss Kitty, et c’est à elle qu’il fait allusion dans le dix-huitième chapitre de son second livre et dans d’autres encore sous le nom de Jenny. J’ouvre ce dix-huitième chapitre, et j’y trouve ce détail, qui indique des relations d’une nature si étroite que j’avais toujours cru qu’il était une manière de compliment payé par le sentimental Sterne, dans un jour de regain de tendresse conjugale, à l’économie bien entendue de sa femme. « Il ne s’est pas écoulé plus d’une semaine jusqu’à ce jour où j’écris le présent livre pour l’édification de la postérité, — jour qui est le 9 mars 1759, depuis que ma chère, chère Jenny, observant que je prenais un air quelque peu grave pendant qu’elle marchandait une étoffe de soie de 25 shillings l’aune, dit au marchand qu’elle était fâchée de lui avoir donné tant de tracas, et immédiatement quitta la place et s’acheta une étoffe de 10 pence l’aune. » M. Fitzgerald, qui cite le même passage, en tire la conclusion qu’il témoigne de relations graves et paternelles d’un côté et presque respectueuses de l’autre, tant il y a de manières différentes de lire une même chose ! Ces relations en effet ont, en un sens, un caractère grave, car elles font dire à Sterne mille incongruités ; elles vont jusqu’à lui faire espérer la mort de sa femme. « Je n’ai qu’un obstacle à mon bonheur, et celui-là, vous le connaissez aussi bien que moi… Dieu ouvrira une porte qui nous permettra un jour d’être beaucoup plus près l’un de l’autre. » En tout cas, cette gravité n’était ni pédantesque ni morose, et s’accommodait assez bien du badinage, ainsi qu’en témoigne le petit billet suivant :
« Ma chère Kitty, je vous ai envoyé un pot de confitures et un pot de miel ; aucun des deux n’est de moitié aussi doux que vous-même. Cependant n’en tirez pas vanité, et ne vous avisez pas, sur ce caractère de douceur que je vous assigne, de devenir aigre, car si cela vous arrive, je vous enverrai un pot de cornichons pour vous adoucir (par voie de contraste) et vous rappeler à vous-même. Mais quels que soient les changemens que vous subissiez, croyez que je suis inaltérablement à vous, et pour parler comme votre devise, ma chère Kitty, un ami qui ne changera pas que en mourant (sic)[4]. »
Ce serment d’amour éternel, nous l’avons déjà vu faire à miss Lumley ; il était au nombre des manies de Sterne. Toutes les fois qu’il était amoureux, ce devait être pour l’éternité.
J’ai dit il y a un instant que nous ne savions presque rien de la vie de Sterne pendant les vingt premières années de son mariage. Hélas ! nous voudrions en savoir moins encore. Pour un esprit aussi éveillé que le sien, la vie sédentaire dans une paroisse de campagne, en compagnie d’une femme tant soit peu maussade, devait être un pénible supplice ; aussi le voyons-nous s’échapper le plus souvent qu’il peut, à York, à Scarborough, la ville d’eaux alors à la mode, où il aimait à se promener en voiture sur la plage, en ayant soin qu’une des roues baignât dans la mer, à Crazy-Castle, le bien nommé, Castellum infirmorum, comme traduit ingénieusement Sterne dans l’épître macaronique que nous avons citée, un vrai logis de fous et de toqués. Le propriétaire de ce château était ce Hall Stevenson, camarade de Sterne à l’université de Cambridge, qui sous le nom d’Eugenius donne de si bons conseils à Yorick dans le Tristram Shandy. C’était un gentilhomme d’humeur excentrique, convulsivement gai, brusquement mélancolique, si amusant que mistress Sterne, qui ne le voyait jamais sans un froncement de sourcils, ne pouvait s’empêcher de l’aimer, si morose qu’il en oubliait parfois les devoirs de la plus simple politesse, et qu’il s’enfermait des matinées entières dans sa chambre pendant que son château était plein de ses amis. Il prétendait qu’il était malade lorsque le vent soufflait de l’est, et tous les matins il consultait sa girouette pour savoir s’il aurait le droit de se bien porter ce jour-là. Une fois que le vent soufflait très fortement de cet est maudit, Sterne chargea un polisson des environs de fixer la girouette pendant la nuit dans la direction opposée ; le lendemain, Stevenson se portait à merveille et se montrait le plus gai des compagnons, bénissant le vent du sud ou du nord qui lui faisait cette belle humeur. Dans ce château se trouvait une bibliothèque riche en livres de ces vieilles et excentriques littératures anglaise et française, et Sterne aimait à y passer de longues heures, amassant sans le savoir de nombreux matériaux pour son Tristram Shandy à la si amusante érudition. Malheureusement tous les plaisirs de Crazy-Castle n’étaient pas aussi innocens. Hall Stevenson était l’auteur d’un volume de poésies licencieuses qu’il semble avoir imitées de nos vieux poètes, intitulé Crazy tales (Contes du château de Crazy ou contes fous ; ce titre contient une manière de calembour), et ses mœurs, dit-on, valaient ses écrits. Il passait pour avoir fait partie d’une sorte de société d’excentriques connue sous le nom de l’ordre des douze moines de Medmenham ; ce qui est certain, c’est qu’il avait établi dans son château une succursale de cet ordre bizarre, qui s’était intitulée la société des démoniaques, et dont les membres, tous hommes d’esprit et, à part leurs excentricités, tous hommes de bonne compagnie, célébraient des festins aux appellations saugrenues et s’affublaient de sobriquets facétieux. Ainsi Hall Stevenson, supérieur de l’ordre, se nommait le cousin Antoine ; Sterne était connu sous le nom de l’Oiseau noir (Blackbird) ; un certain révérend Lascelles sous celui de Panty, diminutif de Pantagruel, etc. Un homme d’esprit était peut-être à sa place dans de telles réunions, mais à coup sûr un ecclésiastique n’y était pas à la sienne, et Sterne eut toute sa vie le tort irréparable et qui pèse sur son aimable mémoire d’oublier qu’il était ecclésiastique avant d’être homme d’esprit.
C’est sans doute à Crazy-Castle, près de son ami Hall Stevenson, qu’il apprit les principes sur lesquels repose ce genre de plaisanterie équivoque et obscure qui éclata dans le Tristram Shandy avec une effronterie spirituelle dont le monde des lettres n’avait pas eu d’exemple jusqu’alors. Arrêtons-nous un instant devant cette forme de plaisanterie ; elle est curieuse à définir et à décrire. Nous avons prononcé tout à l’heure le mot de principes, et en effet le badinage de Sterne pourrait s’enseigner comme une science ou comme un art, en un nombre déterminé de leçons, et il est facile d’en établir la théorie mécanique. On a parlé beaucoup de l’humour de Sterne, et le caractère de ses écrits a même contribué à fixer parmi nous le sens qu’on doit attacher à ce mot. Sterne en effet mérite le nom d’humoriste pour sa sensibilité, qui est très vraie, très fine, très riche en beaux caprices, mais non pour son esprit, qui est plus ingénieux que naïf, et plus artificiel que spontané. Qui dit humour dit esprit de tempérament, — traduction exacte de ce mot, si controversé et souvent appliqué à tort et à travers, — par conséquent spontanéité, candeur, naïveté, bonhomie, génialité. Or Sterne ne possède au plus petit degré aucune de ces qualités. Il aimait à se recommander de Rabelais et de Cervantes, qu’il avait pris pour patrons, mais qu’il est loin de la courageuse franchise du premier et du rire loyal du second ! Avec les hommes qui possèdent le véritable humour ou la véritable force comique, nous savons toujours exactement pourquoi nous rions ; avec Sterne, nous ne le savons jamais avec précision, et nous rions plutôt de ce que nous devinons que de ce qu’il nous raconte et nous fait voir. Le rire chez lui ne sort pas des choses qui le font naître en apparence ; il sort de la confusion dans laquelle notre esprit se trouve jeté par l’abondance de non-sens drolatiques qui tombe sur lui comme une averse, et il arrive lentement, sollicité par une sorte de titillation à la fois amusante et insupportable. Sterne peut parler très longtemps avant que nous soupçonnions que nous avons une raison de rire, et lorsqu’à la fin nous nous décidons à éclater, nous serions souvent fort embarrassés de l’expliquer autrement, sinon que l’auteur paraît prendre tant de plaisir aux choses qu’il débite, qu’il nous a communiqué la contagion de cette gaîté qui le possède. Cependant, lorsqu’on examine attentivement cette magie drolatique, on trouve qu’elle repose sur deux procédés qui la réduisent à un simple escamotage. Le premier, qui est très connu, consiste à accoler deux histoires de sens différens de manière que l’une des deux apparaisse ou disparaisse sous l’autre selon la lumière sous laquelle vous regarderez la narration. C’est comme un récit qui changerait de sens selon la manière dont vous tiendriez le livre. Vous le posez à plat, et vous y lisez une certaine histoire fort jolie d’ordinaire, et qui se suffit parfaitement à elle-même ; mais, si vous levez la page, vous en apercevez une seconde qui surgit mystérieusement derrière les caractères d’imprimerie, qui prennent alors la transparence d’un rideau de fine gaze. Ce procédé, qui constitue un badinage parfaitement innocent ou un acte parfaitement coupable, est bien connu des honorables industriels qui font servir les arts du dessin à des fins que la loi ne voit pas d’un bon œil. Le second procédé sur lequel repose le mécanisme de la plaisanterie de Sterne est d’une application plus délicate et demande un esprit plus délié : il consiste à imprimer à l’esprit du lecteur par une secousse légère une direction telle qu’il soit amené à regarder forcément d’un certain côté et à s’arrêter sur un ordre de pensées qui n’est pas l’ordre de pensées que vous déroulez devant lui. Ainsi vous lui parlez du soleil et de la lune, et pendant tout le temps qu’il vous écoutera il pensera forcément au royaume du Congo. Sterne renouvelle auprès de chacun de ses lecteurs, avec une adresse sans égale, la plaisanterie qu’il se permit à l’égard de son ami Hall Stevenson : il change la girouette de leur esprit et les. fait regarder du côté sud tandis que le vent souffle du nord.
Pendant mes dernières lectures de Sterne, je ne pouvais m’empêcher de trouver que parmi les jugemens si sévères que Thackeray avait portés sur l’ingénieux Yorick, il en était un qui était la vérité même, au moins quant à ce qui concerne son mode de plaisanterie, et correspondait exactement aux deux sentimens qu’il fait naître à la fois. « Voyez-vous là-bas ce grand garçon maigre, poitrinaire ? Quel polisson dissolu ! mais quel génie il a ! Donnez-lui solidement le fouet, et puis donnez-lui une médaille d’or, il mérite l’un et l’autre. » Tel est à peu près le sens de ce jugement, que nous citons de mémoire ; c’est celui d’un maître. On injurierait volontiers Sterne au moment même où on ne peut s’empêcher d’admirer l’art extraordinaire avec lequel sont filées ses histoires et ses dissertations scabreuses, A chaque instant, on le surprend disant ou insinuant de telles choses qu’on a envie de lui appliquer certaine plaisante aventure du Voyage sentimental et de lui crier comme les spectateurs du parterre de l’Opéra-Comique : « Haut les mains, monsieur l’abbé ! » Mais quelle finesse incomparable ! Jamais Mignon n’exécuta sa danse des œufs avec une adresse pareille à celle de Sterne exécutant ses cabrioles au milieu de toute sorte de sujets défendus. Un rideau qu’un vent léger ouvre et referme, une libellule rasant la surface de l’eau, un écureuil parcourant une forêt sur les cimes qu’il effleure à peine de ses bonds, un chat se promenant sans rien casser au milieu d’un encombrement de porcelaines, fournissent des comparaisons à peine suffisantes pour rendre l’incroyable légèreté du talent de Sterne. Vous rappelez-vous le conté de Slawkenbergius, l’histoire de la béguine des Flandres, le conciliabule de Phutatorius, Gastripheres et compagnie, l’anecdote de la fille de chambre aux égaremens de l’esprit et du cœur dans le Voyage sentimental, et tant d’autres épisodes qu’on pourrait appeler les chefs-d’œuvre de l’équivoque ? Sterne est roi dans cet art du double-entendu et du sous-entendu. Les dons de Dieu sont là, employés, il est vrai, à une tâche que le diable n’aurait garde de désavouer, mais ils sont bien là.
Ce mérite reconnu, nous nous permettrons de dire, en dépit de M. Fitzgerald, que cette forme de plaisanterie accuse chez celui qui l’employa une dépravation réelle. Il n’y a pas de génie qui tienne, on ne badine pas ainsi. le cynisme au moins a la franchise du courage ; mais la plaisanterie de Sterne est comme honteuse d’elle-même et recule devant les conséquences du but qu’elle poursuit : il y entre de l’hypocrisie autant que de la malice. On peut dire qu’une certaine pusillanimité malfaisante est l’âme d’un pareil badinage, car ce qu’il veut, c’est vous scandaliser sans vous donner le droit de vous plaindre. Il nous semble aussi à certains momens porter je ne sais quel caractère sinistre qui nous rappelle les joueurs d’orgue de l’attentat Fualdès ; on croit entendre sous cette musique fantasque les cris d’une victime qu’on égorge, et en effet il y a une victime égorgée, la décence.
Ceux qui accusent Sterne à outrance et ceux qui l’excusent tout à, fait se trompent également. Les juges trop sévères, comme Thackeray, oublient que celui qu’ils condamnent fut, non un homme, mais un enfant, et les juges trop indulgens oublient que cet enfant n’eut jamais les attributs de l’enfance, l’innocence et la candeur. Il y a en anglais une expression intraduisible qui seule peut bien peindre Sterne : knowing ? It is a knowing imp ; c’est un petit nain qui en sait trop long. Il se flattait le jour où, pour justifier ses écrits du reproche d’indécence, il montrait un enfant nu qui se roulait sur un tapis en disant : « Voici l’image de mon livre. » Son génie ne fut jamais un enfant nu ; un enfant en chemise, à la bonne heure !
C’est en l’année 1760 que Tristram Shandy vint au monde, ou, pour parler plus exactement, c’est en cette année que mistress Shandy, prise des douleurs de l’enfantement, se mit au lit en attendant que le fidèle Obadiah eût amené l’accoucheur Slop, car il ne parut d’abord que deux petits volumes, et à la fin du deuxième Tristram n’était pas encore né. Les autres volumes se succédèrent par couples, d’année en année, jusqu’à la mort de l’auteur, qui laissa ce livre à l’état de fragment, aussi bien que le Voyage sentimental, dont la première partie seule a été achevée. Nous ne savons rien des raisons qui poussèrent Sterne à sortir d’un repos qu’il avait gardé jusqu’à l’âge de cinquante ans. Jamais on n’avait aperçu en lui aucune vanité d’auteur, ni aucune démangeaison d’écrire ; seulement, aux approches de Tristram, il s’était révélé subitement comme écrivain satirique, non pas, il est vrai, à l’Angleterre et au monde, mais à son comté, par un pamphlet assez vif dirigé contre un certain docteur Topham à propos d’une querelle de sacristie. Peut-être éprouva-t-il tout simplement le besoin de verser sur le papier les impressions de ses lectures, les rêveries de ses solitudes, les observations morales de tout genre qu’un esprit aussi bien doué n’avait pas manqué d’amasser pendant ces vingt longues années. Le Tristram Shandy en effet porte bien ce caractère de fouillis qui résulte d’un encombrement de richesses diverses, et on peut vraiment dire qu’il ressemble à une chambre mal faite et dans laquelle on ne peut mettre de l’ordre à cause du grand nombre d’objets qui s’y sont accumulés. Peut-être cependant la vraie raison qui le porta à écrire n’a-t-elle jamais été dite ni même aperçue de personne. Il est très probable qu’au moment où il entreprit Tristram Shandy, la célébrité lui était devenue nécessaire, et qu’il sentait le besoin d’avoir des ailes pour échapper à son comté d’York et s’envoler dans le vaste monde. Si personne ne soupçonnait encore que Sterne contenait un écrivain, chacun savait depuis longtemps qu’il contenait un bel esprit, et un bel esprit des plus railleurs, des plus mordans et des plus imprudens. Il est évident que pendant ces vingt années Sterne avait travaillé, sans trop en avoir conscience, à s’assembler une armée considérable d’ennemis par ses malices et ses bons mots, et qu’un matin en se réveillant il se vit cerné et traqué par leurs bandes furieuses. On n’a peut-être jamais assez remarqué l’importance du célèbre avertissement d’Eugenius à Yorick, qui se trouve justement au début du Tristram Shandy, et qui trahit une préoccupation singulièrement vive. Un auteur américain a fait un joli conte sur un homme qui monte en ballon pour échapper à ses créanciers : Tristram Shandy fut le ballon dans lequel Sterne monta pour échapper aux docteurs Topham et aux docteurs Burton, aux Phutatorius et aux Slop de tout genre qu’il ne pouvait manquer d’avoir soulevés contre lui.
S’il en fut ainsi, on peut dire que Sterne triompha ; il triompha, non sans beaucoup de horions et sans présenter quelque peu le spectacle du docteur Slop au début du Tristram. Le public rit et battit des mains, malgré les froncemens de sourcil du sévère Johnson, malgré les critiques acerbes du doux Goldsmith, malgré les pamphlets de Grub street et les invectives assez bien justifiées des fanatiques. Le succès fut immense, et en dépit des critiques l’Angleterre, par ses acclamations réitérées, s’obstina à reconnaître dans Sterne l’un de ses plus vrais enfans. Son jugement fut celui de ce vieux lord Bathurst qui quelques années plus tard chatouilla si agréablement la vanité de Sterne, et Londres lui dit comme l’ancien ami des beaux esprits du temps de la reine Anne : « C’est moi dont vos Pope et vos Swift ont tant parlé en vers et en prose. J’ai vécu toute ma vie avec des génies de cet ordre, mais je leur ai survécu, et, désespérant de rencontrer jamais leurs pareils, j’avais réglé mes comptes et fermé mes livres déjà depuis quelque temps ; mais vous avez allumé en moi le désir de les rouvrir une fois encore avant de mourir ; venez dîner avec moi. »
Sterne se rendit à l’invitation de Londres ; il y fut le lion du monde fashionable, et son succès ne se ralentit pas un instant jusqu’à sa mort. David Garrick, le grand comédien, se fit son introducteur dans la société, lui ouvrit la porte de ces plaisirs qui lui étaient si chers, et le protégea contre ses ennemis. On ne peut rencontrer le nom de Garrick sans dire l’estime singulière qu’inspire cet homme remarquable, qui doit avoir été aussi éminent par le caractère que par les talens, pour avoir occupé dans une société comme la société anglaise du XVIIIe siècle une place aussi haute. Il vécut familièrement avec tout ce que l’Angleterre comptait de personnes nobles ou illustres, renommées par la vertu et le talent, et jamais il ne se trouva inférieur à ses amitiés. Le fait d’avoir été l’ami non-seulement de je ne sais combien de lords et de membres de l’église, mais d’hommes de caractères aussi divers que Fielding, Hogarth, Samuel Johnson, Goldsmith, Joshua Reynolds, Sterne, Warburton, témoigne hautement qu’il y avait en lui un homme moral plus grand encore que le comédien. Ses relations avec Sterne, qu’il aimait beaucoup, révèlent un caractère à la fois ferme et bon. Après la publication de la première partie du Tristram, les ennemis d’Yorick firent courir le bruit qu’il se proposait, dans la seconde, de ridiculiser le docteur Warburton, qui venait justement d’être promu au siège épiscopal de Glocester. Le caractère altier de l’évêque était bien connu, et Sterne, craignant que cette rumeur calomnieuse ne le rendît son ennemi, pria Garrick de la démentir auprès de lui. Garrick se chargea avec empressement de la commission et gagna à Yorick l’amitié de l’évêque, qui, à partir de cette époque, n’épargna ni les marques de faveur à son concitoyen dans la république des lettres, ni les remontrances doucement paternelles à son inférieur ecclésiastique. Nous possédons deux des lettres de Warburton à Sterne ; elles sont très belles, très dignes, et l’une d’elles contient en termes d’une grande élévation la confirmation du jugement que nous portions tout à l’heure sur le caractère de Garrick. Lorsqu’il dut partir pour la France, Sterne, après avoir établi son budget, eut envie d’emporter avec lui vingt livres de plus, et pria Garrick de les lui prêter. Trois ans après, il était toujours en France, et les vingt livres n’étaient pas encore rendues à Garrick, qui s’apprêtait à venir à son tour visiter notre pays. Pressé d’argent, il écrivit à un ami commun de les faire réclamer, mais avec quels ménagemens ! « Je vous en prie, recommandez-lui bien d’éviter d’être dur avec Sterne. » Un bon sens mâle se mêlait à cette bonté, et un jour que Sterne, oubliant le péché dont il se rendait si souvent coupable, disait étourdiment, en parlant d’un homme accusé de se mal conduire envers sa femme, qu’on devrait le pendre à la porte de sa maison, Garrick, le regardant sévèrement, lui imposa silence par ces quelques mots : « Sterne, vous vivez en garni (Sterne, you live in lodgings). »
Cette réplique de Garrick nous fournit l’occasion de placer ici une petite remarque qui plaide en faveur du caractère de Sterne. Oublieux comme il l’était et de ses devoirs d’homme et de ses devoirs d’ecclésiastique, il ne portait dans son inconduite aucun endurcissement de cœur. Il était singulièrement sensible au reproche, et une riposte qui portait coup réduisait immédiatement au silence cet homme de tant d’esprit, un jour dans un salon il se vantait trop bruyamment d’une malice peu convenable commise à l’égard d’une pauvre vieille femme du peuple qui, trouvant sans doute que son vicaire prêchait bien et prenant plaisir à l’entendre, s’était approchée plusieurs fois de lui à l’issue du service divin pour lui demander dans laquelle de ses deux paroisses il prêcherait son prochain sermon. A la fin, dit Sterne impatienté, je préparai un sermon tout exprès pour ma vieille femme sur ce texte : « J’acquiescerai à la demande de cette pauvre veuve, de peur que par ses perpétuelles visites elle ne finisse par m’importuner. — Mais comment donc, Sterne ! dit un des assistans, vous avez oublié le membre de phrase qui avait la meilleure application : Je ferai cela, quoique je ne craigne pas Dieu et que je n’aie pas égard à l’homme. » Sterne ne répondit pas et resta silencieux tout le reste de la soirée. Quelques semaines avant sa mort, il dînait chez les époux James, ses amis et ceux d’Élisa Draper. Une vieille dame lui reprocha sévèrement la licence coupable de ses écrits ; il écouta les reproches tête basse, et la douleur qu’il en ressentit contribua, dit-on, à hâter sa mort.
A partir de la publication de Tristram Shandy, la vie de Londres devint indispensable à Sterne. Aussi le voyons-nous retourner le plus souvent qu’il peut dans la capitale, et nous l’y rencontrons dans toute sorte de lieux où un ecclésiastique ne devrait pas se trouver, au théâtre de son ami Garrick, aux soirées du Ranelagh. Les invitations à dîner pleuvent sur lui. « L’homme Sterne, m’a-t-on dit, a pour quinze jours d’invitations d’avance, » écrit Samuel Johnson. « On vous retient à dîner une quinzaine d’avance dans les maisons où il dîne, » écrit de son côté son ancien condisciple Gray. Il obtient de Hogarth un frontispice pour la seconde édition de Tristram Shandy, Joshua Reynolds fait son portrait, ce portrait parlant que nous connaissons. On baptise une nouvelle salade du nom de shandy salad, et aux steeple-chases on remarque que quelques-uns des chevaux sont appelés Tristram Shandy, mais le plus singulier succès du livre, c’est qu’il valut à l’auteur un troisième bénéfice ecclésiastique. O justice distributive ! voilà un livre qui méritait à l’auteur la plus forte des pensions dont pût disposer la couronne en même temps que la privation de ses bénéfices ecclésiastiques. Il avait déjà deux paroisses qu’il desservait avec un zèle religieux médiocre ; que fait-on ? On lui en donne une troisième, celle de Coxwould, qu’il fera administrer par un suppléant et dans laquelle il ne résidera pas six mois pendant tout le reste de sa vie.
Nous connaissons déjà la plupart des caractères du livre qui valut à Sterne une telle ovation ; cependant il nous reste à expliquer le plus important, celui qui vraiment lui a donné de survivre aux caprices de la mode, qui lui maintient et lui maintiendra la durée. Tristram Shandy contient toute une philosophie, une philosophie dont la théorie inflexible du libre arbitre s’accommode assez mal, mais que l’expérience pratique de la vie reconnaît comme trop fondée. Cette philosophie peut se résumer dans cette courte formule : l’infiniment petit gouverne le monde. Il y a bien des années, dans un essai que nous avions placé sous le patronage de Sterne, devinant sans doute que ses destinées seraient semblables aux histoires interrompues du caporal Trim et de l’oncle Toby, — car il devait être le premier d’une longue série et il n’a pas eu de suite[5], — nous avions déjà mis en lumière l’originalité de la philosophie shandyenne. « Sterne, disions-nous après quelques critiques assez vives, a un mérite qui rachète amplement ses défauts ; on peut dire qu’il a découvert d’instinct une branche très importante des sciences morales, encore peu cultivée, mais qui le deviendra toujours davantage à mesure que la société deviendra plus raffinée et plus compliquée, l’entomologie morale. Nul mieux que Sterne n’a vu, l’invisible et saisi l’insaisissable, nul n’a mieux compris les mobiles bizarres et occultes des actions humaines et les mystérieux secrets du cœur humain. » M. Shandy est fataliste à la manière de Pascal, lorsqu’il dit : Si le nez de Cléopâtre eût été plus long, l’histoire du monde eût été changée. Le fond de sa doctrine n’est donc pas absolument nouveau ; mais ce qui est nouveau et original, ce sont les applications qu’il en fait et la manière dont il l’expose. Nous teignons tous de nos couleurs les doctrines que nous adoptons, et ainsi fait M. Shandy de cette vieille doctrine du scepticisme fataliste à laquelle il communique l’excentricité de son caractère. Nous n’avons pas affaire ici à un grand esprit simple et noble comme Pascal, mais à un squire campagnard à demi dégrossi par une culture qui est d’un autre siècle, et dont les opinions, bizarrement contournées et déformées par une expérience étroite, ont acquis dans sa solitude rustique une tournure paradoxale. Avec lui, la théorie des grands effets produits par les petites causes prend un air de science occulte et devient une sorte d’astrologie judiciaire qui place les influences bonnes ou mauvaises de nos destinées non dans les astres, mais dans des circonstances en apparence fortuites qui sont déterminées par des mobiles qu’il est presque impossible d’apercevoir, ou qui se rattachent à des lois secrètes que la nature nous dérobera toujours. Par exemple, c’est une fatalité de premier ordre que de naître avec un nez camus. Faites tout ce que vous voudrez : si vous naissez avec un nez camus ou écrasé, vous ne serez jamais un homme remarquable. Consultons l’histoire, et nous verrons que tous les grands hommes ont eu le nez aquilin. Pourquoi cette injustice de la nature ? Nous ne le saurons jamais ; tout ce que nous pouvons faire, c’est de prendre nos précautions pour conjurer cette fatalité lorsqu’elle, n’est pas absolue. Voici un enfant qui est formé avec un nez droit ; l’accoucheur, par maladresse ou ignorance, le lui écrase à sa venue au monde : il fait à cet enfant un tort irréparable, car il crée une fatalité qui n’existait pas pour lui. Autre exemple, pris non plus dans la nature, mais dans les circonstances qui dépendent de notre volonté. On ne saurait être assez prudent, assez attentif, dans le choix des noms de baptême, car les noms ont une influence favorable, funeste ou neutre. Vous vous appelez César ou Pompée : ce nom va soutenir votre fortune ; vous vous appelez Jacques ou Thomas : il ne vous arrivera pas d’accident, mais vous n’irez jamais loin ; vous vous appelez Nicodème ou Tristram, et vous voilà désignés pour l’insignifiance ou le malheur. La tante Dinah avait épousé son cocher. — C’est la faute de son nom, ce n’est pas la sienne, disait M. Shandy ; comment avec un pareil nom ne lui serait-il pas arrivé quelque énorme accident ? Voilà qui est bien bizarre ! dites-vous ; prenez garde que dans tout cela il n’y a de bizarre que la forme. Regardez bien autour de vous, et vous trouverez que les opinions de M. Shandy sont fondées sur l’observation la plus fine du cœur humain et la plus judicieuse du train du monde. L’ordre moral connaît, aussi bien que la nature, cette tyrannie des circonstances parasites et cette force d’attraction et d’agrégation des molécules infinitésimales que décrivent les physiologistes.
Voici qui est plus profond encore. Si nous sommes étonnés des excentricités du hasard, c’est faute d’être assez savans dans la vraie constitution de la nature humaine. La raison et la liberté sont les reines du monde, disent les philosophes. Oui, en apparence ; mais en réalité ? L’âme humaine a une belle façade, bien ordonnée, il en faut convenir : ses actions sont déterminées par des causes avouables, les institutions qui les condamnent ou les sanctionnent sont l’œuvre de la raison même ; mais franchissez ce vestibule, que l’homme ne dépasse presque jamais, — car il ne connaît pas son propre logis, — et vous trouverez que cette raison si fière, qui prétend ne relever que d’elle-même, a été mise en mouvement par l’imagination, qui traîtreusement, pour justifier ses caprices ou ses passions, a fait choix d’un certain nombre de circonstances acceptables et déterminé judicieusement l’heure de son action. Marchez toujours, et par derrière l’imagination vous découvrirez tout au fond de vous-même une faculté qui n’a pas encore de nom. Faut-il l’appeler folie, ou faut-il croire que c’est l’âme de l’enfance qui s’est réfugiée dans cette retraite inaccessible, lorsqu’elle a été refoulée par les années, et qui continue à jouer avec les hochets du premier âge ? Cette faculté, Sterne l’appelle dada ou hobby-horse. Nous avons tous notre dada, et si nous pouvions voir clair dans le fond de nous-mêmes, nous serions étonnés de découvrir que l’enfance a persisté sous l’âge mûr ou la vieillesse. N’est-ce pas un véritable enfant que l’oncle Toby avec ses forteresses en miniature, garnies de canons coupés dans de vieilles bottes à genouillères, ses travaux de siège et ses simulacres d’attaque et de défense ? Il ne diffère pas d’un enfant même par les jouets. Et ce caporal Trim qui partage les innocentes folies de son maître. avec plus de candeur et de sérieux que Sancho ne partagea jamais celles de don Quichotte, n’est-il pas aussi un vieil enfant ? Ainsi le pouvoir de notre raison et de notre liberté n’est qu’un pouvoir officiel ; les titres sont à elle, mais la réalité du pouvoir appartient à cette faculté enfantine du hobby-horse ou du dada, et il en est du gouvernement de notre âme comme du gouvernement de ces ménages où le père, roi apparent, est gouverné par la mère, qui à son tour est gouvernée par l’enfant. Le dada est le mobile déterminant de nos actions, et la lubie est reine du monde.
Au point de vue de l’art, le Tristram Shandy offre de grands défauts, dont les deux principaux sont une intermittence d’inspiration sans égale et ce que j’appellerai, faute d’un autre mot, une sorte de lazzaronisme qui est le plus déplaisant du monde. On dit que la pantomime irlandaise est la plus vive après la pantomime napolitaine, et que rien ne rappelle le lazzarone comme le mendiant des rues de Dublin ou de Cork. Or on sait que Sterne avait par sa mère du sang irlandais dans les veines, et on ne le saurait pas qu’on devinerait à sa gesticulation effrénée qu’il est de race mêlée. Il n’a rien, à aucun degré, de cette grave tenue anglaise qui repousse la pantomime ; il n’a rien non plus de cette forte jovialité anglaise qui distingue le talent de Fielding par exemple, de ce rire semblable à celui d’un homme robuste, qui soulève le ventre en laissant les membres immobiles, de cette gaîté qui se sauve par sa masse de ses propres exagérations et trouve dans sa pesanteur son centre de gravité et son aplomb. Sterne manque entièrement de ce lest, et la trop grande facilité qu’il éprouve à se mouvoir lui fait multiplier à l’excès les gambades et les gestes. Un lazzarone ne se livre pas à une plus vive pantomime pour obtenir une aumône que Sterne pour gagner l’affection de son lecteur, affection qu’il lui paie, dès qu’il l’a conquise, par une grimace irrévérencieuse que ne désavouerait pas le plus endurci des polissons parisiens. L’autre défaut, l’Intermittence d’inspiration, est encore plus accusé et fait de la lecture de ces pages amusantes un travail des plus pénibles. L’esprit de Sterne disparait tout à coup et sombre comme un homme qui se noie eu comme un mur qui s’écroule. Une sortie éloquente est subitement écrasée par une avalanche de non-sens, et ses plus beaux épisodes sont trop souvent comme des oasis entourées d’un désert de chapitres stériles ; mais au milieu de ces sables mêmes il se rencontre des richesses enfouies et recouvertes, il y a des pages où Sterne a du génie pendant dix lignes, pendant cinq lignes, pendant une seule ligne, et où il est médiocre, même nul, tout le reste du temps.
Il est vrai que cette intermittence d’inspiration trouve une excuse dans la nature même des dons de Sterne. Sterne n’a pas, à proprement parler, d’imagination ni de puissance de réflexion ; il n’invente pas, il se souvient. Lisez avec attention le Tristram Shandy, et vous vous convaincrez que toutes les fois que Sterne est médiocre, c’est qu’il essaie de raconter autre chose que ce qu’il a vu ou senti. Si nous connaissions jour par jour sa vie, nous trouverions non-seulement que tous ses originaux ont été peints d’après nature, mais que toutes ses pages excellentes ont été d’abord écrites pour ainsi dire dans la réalité extérieure. Chose curieuse à dire, le grand mérite de ce talent si artificiel dans ses digressions, si tourmenté, si compliqué, si peu naïf dans son allure générale, c’est la vérité. Ses petits tableaux sont fidèles à la réalité jusqu’au scrupule et ont le même genre de poétique exactitude que nous rencontrons dans les tableaux hollandais. Comme chez les Hollandais, nous admirons l’art avec lequel l’auteur sait peindre également toutes les parties de ses tableaux et l’équilibre qu’il sait garder entre la partie purement matérielle de ses petits drames, c’est-à-dire la scène, les décors, les accessoires, et la partie vivante, c’est-à-dire les personnages. Une tasse, un tapis, une cage, un pot de fleurs, Sterne n’oublie rien, pas plus que Miéris, Metzu, Terburg ou Van Ostade ; tous ces petits objets se détachent sur sa toile avec un relief étonnant. Je le demande, aujourd’hui que les peintures hollandaises sont si fort à la mode, et que les Hobbema se paient des sommes si énormes, à quel prix ne monteraient pas les petits tableaux de Sterne, si par un coup de baguette magique on pouvait transformer ces pages écrites en toiles peintes !
Nous avons été sévère pour les défauts de Sterne, mais il est juste de dire que ces défauts tenaient surtout à une cause qui tendait à disparaître avec les années. Sterne, comme nous l’avons vu, avait commencé à écrire très tard ; on a beau avoir de l’esprit, le métier d’écrivain demande un long apprentissage, et Sterne n’en avait jamais fait. N’oublions pas aussi que sept rapides années composent toute la carrière littéraire de Sterne, une des plus courtes que l’on connaisse. Qu’aurait-il fait s’il avait vécu ? Quoique ce soit un âge bien avancé que cinquante ans pour jeter sa gourme d’écrivain, Sterne l’avait jetée pourtant dans les premières parties du Tristram, car déjà dans les dernières le progrès est très sensible, et dans le Voyage sentimental, qui fut écrit durant les mois qui précédèrent la mort de l’auteur, la transformation est complète. Avec le Voyage sentimental, nous avons à faire à un véritable chef-d’œuvre. Je viens de le relire deux fois de suite, c’est dans son genre la perfection même. Le livre n’a pas la portée du Tristram Shandy peut-être, quoique sous son apparente futilité il cache une réelle profondeur ; mais la composition et la forme en sont autrement irréprochables, et la donnée première, quoique moins forte que celle de son aîné, est plus originale en ce sens qu’elle sort plus directement de la nature de l’auteur. Le Voyage sentimental, c’est du plus pur Sterne, du Sterne filtré, clarifié, réduit à l’état d’essence. Le Tristram Shandy a une tradition, il se rattache en partie à toute une vieille littérature oubliée. Le Burton de l’Anatomie de la mélancolie, sir Thomas Browne, Rabelais, Beroalde de Verville, et je ne sais combien de vieux médecins et de vieux théologiens y ont collaboré avec Sterne ; mais le Voyage sentimental se rapporte directement à Sterne et n’appartient qu’à lui seul. L’idée de ce livre est une de ces trouvailles heureuses qui classent immédiatement un auteur parmi les hommes originaux. Non, s’est dit Sterne, je ne voyagerai pas comme ces singuliers touristes qui, avant de s’embarquer, semblent déposer leur cœur dans leur maison, arrêter jusqu’à leur retour la circulation de leur sang, pour qui le voyage équivaut à une suspension des fonctions de la vie, et que les pays étrangers voient transformés en automates contemplatifs. Non, pendant que le bateau, la diligence ou la chaise de poste m’emporteront, mon pouls continuera de battre, mon cœur malade de soupirer et de désirer, mon âme de rêver. Vous savez s’il a gentiment tenu sa résolution, vous tous qui avez lu le Voyage sentimental. Il n’y a dans toute la littérature de voyages qu’un autre livre qui soit sorti d’une idée aussi originale ; j’ai nommé les Reisebilder d’Henri Heine.
Je ne connais pas de livre qui porte plus vivement l’empreinte du XVIIIe siècle que le Voyage sentimental, et qui fasse revivre à ce point devant nous la France de l’ancien régime. Nos propres compatriotes, romanciers et faiseurs de mémoires de l’époque eux-mêmes, nous en disent moins long. Toute la France coquette, frivole, élégante de Louis XV passe sous nos yeux dans ces esquisses légères. Vous vous rappelez — car comment les oublier quand on les a vues une fois ? — toute cette succession de vives et aimables petites figures : le moine franciscain de Calais, la belle dame de la désobligeante, le valet Lafleur, la fille de chambre des égaremens de l’esprit et du cœur, Marie de Moulins, le chevalier de Saint-Louis marchand de petits pâtés, le mendiant si poli qui salue toutes les dames qu’il rencontre, la gantière qui indique à Yorick le chemin de l’Opéra-Comique, le postillon, le coiffeur parisien, et, pour clore noblement la liste, le marquis d’E…, qui, avant de se résoudre à réparer sa fortune par le négoce, dépose son épée au parlement de Rennes ? Comme tout ce petit monde nous transporte loin du docteur Slop et de M. Shandy, et comme la réalité de ce brumeux. Yorkshire paraît brutale à côté de la réalité de ce XVIIIe siècle français ! Je parlais tout à l’heure des talens d’artiste de Sterne ; ils sont bien plus étendus et bien plus flexibles qu’on ne le dit communément. Tandis que dans le Tristram Shandy il rivalise avec l’art hollandais pour la précision et le fini des peintures, dans le Voyage sentimental il rivalise avec l’art français du XVIIIe siècle. Les porcelaines de vieux Sèvres n’ont pas une pâte plus légère et plus tendre que la matière de ses récits, les pastels de Latour plus de délicatesse que ses portraits, les peintures de Watteau une couleur plus fantasque, et les peintures de Chardin une plus aimable vérité que ses petits tableaux. Mais si vous voulez mieux comprendre combien le talent de Sterne comme peintre est étendu, relisez, dans la dernière partie de Tristram Shandy, le récit du voyage dans le midi de la France, et dans ce voyage l’épisode des jeunes paysannes languedociennes qui dansent au son du tambourin d’un petit paysan boiteux. Personnes, paysage, tout est nouveau pour l’imagination de l’auteur ; mais sa vive sensibilité aspire à l’instant même l’âme de cette scène, lui révèle le caractère des pays du midi, et il trace sans effort une description qui, épurée d’une ou deux petites taches, égalerait une idylle antique. Lorsqu’il en vient à citer ce passage, Thackeray, qui a été pour Sterne un juge si dur, ne peut s’empêcher de saluer un maître dans l’art de peindre et de sentir.
Un maître dans l’art de sentir ! On a contesté la sensibilité de Sterne ; elle est pourtant très réelle : seulement elle demande à être bien définie et expliquée. Quand on dit que Sterne est sensible, cela ne veut pas dire qu’il éprouve des émotions profondes, sérieuses et durables ; cela veut dire qu’il possède des sens très fins, susceptibles de prendre la fleur et le parfum de toutes les émotions qu’il rencontre sur sa route. Cette sensibilité est mobile, passagère et oublieuse : elle change d’objet à chaque instant et n’est émue qu’un instant ; mais pendant cette minute elle a été aussi sincère que si son émotion avait duré des années. Son défaut, ce n’est pas le manque de sincérité, c’est plutôt une sorte de sécheresse qui se traduit par un facile oubli ; il se passe dans le tempérament de Sterne quelque chose de comparable à ces phénomènes des journées d’été sèches, et chaudes chargées d’une électricité qui n’aboutit pas à l’orage, et qu’on appelle éclairs de chaleur. Ceux qui ont nié cette sensibilité s’appuyaient d’ordinaire sur la prétendue misère dans laquelle Sterne aurait laissé sa femme et sa fille ; mais comme nous savons maintenant que cette misère est une fable, nous ne trouvons plus rien de blâmable dans les larmes qu’il a versées sur l’âne de Nampont, et nous ne voyons rien de mal à ce qu’il ait fait manger des macarons à l’âne de Lyon, les seuls probablement que le pauvre baudet ait mangés dans toute son existence. Cet acte nous semble même tout à fait conforme à cette loi de la bienveillance qui nous ordonne de choisir nos dons de manière à offrir toujours à une personne la chose qu’elle peut se procurer le moins facilement. En bonne conscience, puisque Sterne voulait donner un plaisir à cet âne, il ne devait pas lui offrir une botte de foin ou de chardons, aliment qu’il pouvait se procurer sans lui, et ceux que ces fameux macarons ont scandalisés si fort ont tout simplement prouvé qu’ils connaissaient moins bien les lois de la politesse que le curé Yorick.
Quant au jugement qu’il a montré dans le Voyage sentimental, il est des plus perçans. Il a très bien vu et compris notre caractère national. Rappelez-vous ses anecdotes de salon, de théâtre, rappelez-vous surtout le fameux passage sur les trois âges de la coquette française, et placez hardiment les meilleurs de ces épisodes à côté des Lettres persanes ; ils peuvent tenir leur place à côté de ce dangereux voisinage, et certes c’est le plus grand éloge que nous puissions en faire.
En même temps que Sterne publiait les deuxième et troisième parties du Tristram Shandy, il publiait la collection des sermons qu’il avait prononcés pendant les vingt années de son ministère, pensant avec raison que le succès du premier de ces livres rejaillirait sur le second. Voilà un singulier passeport pour un volume de sermons que ce livre qui contient la célèbre malédiction d’Ernulphus, la non moins célèbre déclaration des docteurs français sur un cas difficile de baptême et le conciliabule des théologiens anglicans ! Il est vrai que par compensation Trim y lit un sermon sur la conscience, et que Sterne y figure assez honorablement sous le pseudonyme du vicaire Yorick. L’idée d’avoir accolé ensemble ses sermons et son Tristram peint Sterne au naturel ; cet acte d’étourderie est le symbole de toute sa vie.
Nous avons lu la plus grande partie de ces sermons, qui sont au nombre de quarante-cinq. Ils méritaient la publication, car ils ont un vrai mérite littéraire. Une de leurs qualités est d’être extrêmement courts, une autre est d’être parfaitement clairs et de porter en général sur dès questions de morale accessibles à toutes les intelligences ; mais ces qualités ne les sauvent pas d’une certaine froideur qui provient de l’absence du zèle chrétien. N’y cherchez pas un atome d’onction religieuse, un souffle d’enthousiasme mystique, un élan de foi profonde. M. Fitzgerald les a fort bien nommés des sermons dramatiques ; ce sont en effet des exercices littéraires et philosophiques qui sentent leur futur romancier. D’ordinaire, Sterne évite de prendre des textes trop abstraits et trop purement moraux, il préfère choisir une anecdote, un personnage dans l’un ou l’autre des deux Testamens. Il ne pénètre pas d’emblée dans les questions morales, il y pénètre à la suite des caractères qu’il choisit pour guides, et il ne voit d’elles que les parties qui se rattachent à ces caractères. Ainsi dans l’histoire de Joseph il sera frappé par ce fait qu’après la mort de Jacob ses fils, depuis longtemps pardonnés par Joseph, eurent peur cependant qu’il ne voulût se venger d’eux ; alors il se mettra à réfléchir sur la difficulté que l’offenseur en général éprouve à croire au pardon et sur les raisons qui le portent à ce doute, et il écrira un sermon qui est la paraphrase de ce proverbe italien : chi offende non perdona. Une autre fois il se prend à réfléchir que le patriarche Jacob a été sans contredit l’homme le plus malheureux de la terre, et il en fait un exemple d’édification pour les chrétiens qui se plaignent trop légèrement des maux de la vie, mais cela à la dernière extrémité, et lorsqu’il a considéré tout à loisir la beauté dramatique de cette histoire. C’est ainsi encore qu’ayant pris pour sujet l’histoire du lévite d’Éphraïm, il s’oubliera tout à fait à expliquer et à justifier la conduite du lévite. Ce sermon, un des plus étranges qu’on ait jamais prêches dans une église chrétienne, est, comme on le voit, d’un caractère tout à fait shandyen. Si l’on me demandait de nommer le plus remarquable de ces sermons, où le plaisir littéraire et la curiosité psychologique trouvent mieux leur compte que la ferveur religieuse, j’indiquerais celui qu’il prêcha sur le caractère de Shimei, cet insulteur hébraïque que la Bible nous montre poursuivant le roi David en lui jetant de la poussière dans un de ses jours de détresse et accourant un des premiers, sa rencontre dès qu’Absalon est vaincu. A propos de ce caractère, qu’il connaissait si bien, Sterne s’élève à une véritable éloquence : « Il n’y a pas de caractère qui ait sur les affaires du monde une aussi détestable influence que celui de Shimei,… et aussi longtemps que des âmes indignes seront aussi des âmes ambitieuses, c’est un caractère dont nous ne manquerons jamais. Oh ! il infeste la cour, les camps, le cabinet, il infeste l’église : allez où vous voudrez, dans chaque quartier, dans chaque profession, vous trouverez un Shimei suivant les roues du favori de la fortune à travers la boue épaisse et l’argile fangeuse. » Ce sont quelques pages très belles, et qui valent la peine d’être lues.
Quandon examine attentivement le caractère de Sterne, on comprend avec quelle facilité la calomnie a trouvé prise sur lui. Ses qualités sont d’un ordre tout différent de ses défauts. Ses défauts, pleins d’expression et de vivacité, sont tout en dehors et se résument sous ce nom générique : étourderie ; ses qualités au contraire sont réservées, presque modestes, sans bruit ni fracas. En outre sa nature était composée d’une foule de petits contrastes, trop subtils pour être saisis par la plupart des hommes, qui, n’ayant ni le temps ni la volonté de regarder un caractère à la loupe avant de le juger, absolvent ou condamnent en bloc sur ce qui est le plus apparent. Après tout ce que nous avons dit de la conduite et des mœurs de Sterne, de la tournure de son esprit et du caractère de ses écrits, vous ne feriez aucune difficulté, n’est-il pas vrai ? de conclure qu’il fut ce qu’on appelle un mauvais ecclésiastique. Eh bien ! prenez garde ; je n’oserais dire que votre conclusion serait le contraire de la vérité, mais elle irait certainement au-delà de la vérité. Le mauvais prêtre par excellence, ce n’est pas le cynique, c’est l’hypocrite, et il n’entra jamais une parcelle d’hypocrisie dans la nature de Sterne. M. Fitzgerald nous rapporte un fait qui est tout à son honneur. Tandis que d’autres ministres de l’église établie, Horne Tooke par exemple, cherchaient à cacher leur profession lorsqu’ils étaient à l’étranger, ce Sterne, qui avait des allures si légères, qui s’oubliait si volontiers à causer avec les gantières et les filles de chambre, se présenta toujours en France et en Italie dans son costume rigide de gentleman ecclésiastique. Il est très difficile de dire quelle était la mesure de la foi de Sterne, mais rien n’autorise à le taxer d’incrédulité, car la liberté extrême de son esprit, qui seule pourrait justifier cette accusation, s’est toujours arrêtée devant les croyances qu’il était chargé de représenter. Je n’ai trouvé dans ses écrits aucune trace réelle d’incrédulité si ce n’est, dans les dernières parties du Tristram Shandy, un mot fort singulier sur la durée probable du christianisme qui arrête court le lecteur ; mais après examen il se trouve que ce mot exprime la plus honorable des appréhensions, car il identifie la ruine de l’âme humaine avec la ruine du christianisme. Même dans ses badinages les plus mondains, comme dans sa conversation avec la belle coquette qui approche de l’âge du déisme, sa frivolité ne lui fait pas perdre une certaine réserve essentielle, et il sait sauvegarder habilement les droits de la religion révélée et son caractère ecclésiastique par une flatterie galante. Les sentimens religieux ne sont pas absens du Tristram Shandy, et dans ses lettres ils se font jour plus d’une fois. A la vérité, il n’a pas épargné les ridicules ecclésiastiques plus que les autres, et même, ainsi qu’il était assez naturel à un homme qui les avait vus de très près, il les a flagellés avec une prédilection toute particulière ; mais c’est là un fait d’irrévérence et non pas d’incrédulité. Je crois que ce qu’on peut dire de plus vrai sur ce chapitre des croyances de Sterne, c’est qu’il n’aimait ni les théologiens, comme le prouve le Tristram Shandy, ni la théologie, comme le prouvent ses Sermons. Aller plus loin serait imprudent et injuste, car il est irréprochablement orthodoxe dans les parties de la doctrine chrétienne qu’il expose, et s’il était hérétique ou incrédule dans celles qu’il n’expose pas, nous n’en savons rien, puisqu’il ne l’a jamais dit.
Reste le chapitre des mœurs ; eh bien ! ici encore on peut plaider les circonstances atténuantes, et M. Fitzgerald s’est acquitté de cette tâche délicate avec une habile insistance. D’abord Sterne exerçait une profession pour laquelle la nature ne l’avait pas fait, ensuite il n’était ni meilleur ni pire que la foule des ministres anglicans de cette époque, qui est une phase de tiédeur religieuse et de relâchement moral dans l’église établie. Ministres joueurs, ministres duellistes, ministres mondains et coureurs d’aventures abondaient alors. C’était le temps où un ancien corsaire montait sur le trône épiscopal, où un Horne Tooke se faisait publiquement l’apologiste de Wilkes, où un docteur Dodd expiait sur la potence ses criminelles folies[6]. Ces excuses sont excellentes, cependant elles ne sont pas sans réplique. Sans doute Sterne portait un habit gênant pour son caractère, mais combien d’autres sont dans le même cas qui n’obtiendraient pas de nous la même indulgence ! C’est l’esprit de Sterne qui plaide auprès de nous en sa faveur ; mais essayez un instant de l’en dépouiller, et cherchez s’il sera encore intéressant. Quant à l’excuse tirée des mœurs du clergé du temps, M. Fitzgerald s’est chargé de l’atténuer lui-même en faisant remarquer que c’était cependant parmi ce clergé que Goldsmith avait trouvé le prototype du vicaire de Wakefield, et ce n’est pas sur une exception isolée qu’il a pu peindre un pareil caractère. Le mal fait toujours du bruit et le bien en fait rarement, c’est pourquoi on a pu compter les ministres joueurs ou duellistes de l’époque, tandis que l’obscurité a recouvert les existences honorables et décentes de ceux qui observèrent fidèlement les mœurs de leur profession. Pour ne citer qu’un exemple, n’est-ce pas dans ces mêmes années où Sterne menait à grandes guides la vie mondaine qu’un jeune ministre qui se présente avec le nom modeste de Gilbert White devant une postérité aussi restreinte que fut limité pendant sa vie le cercle de ses connaissances s’établissait obscurément dans une paroisse du Hampshire pour n’en plus sortir jamais, et y assemblait brin à brin, pendant trente ans, les matériaux de sa jolie petite Histoire naturelle de Selborne ?
Sterne avait toujours été de constitution phthisique ; lorsqu’il était jeune encore, un vaisseau s’était rompu dans sa poitrine, et sa santé, qui depuis avait toujours été compromise, se trouva tout à fait chancelante après qu’il eut écrit les premières parties du Tristram Shandy. Deux ans plus tard, le mal avait fait de tels progrès qu’il fallut aviser. Il se décida à partir pour ce voyage de France qui nous a valu le Voyage sentimental, et à dater de ce moment (1762) jusqu’à sa mort (1768) sa vie ne fut plus qu’un va et vient perpétuel. Il était parti pour chercher la santé ; c’est la mort qu’il rencontra sous la forme du plaisir. Les aventures du Voyage sentimental, à supposer qu’il n’y en ait que la moitié de vraies, nous renseignent sur la manière singulière dont il se soignait. La vie de Londres recommence à Paris, et pendant tout un hiver il fut un des lions de notre société élégante. Les dîners, les fêtes, les spectacles, ne lui laissèrent pas une minute pour accomplir les prescriptions de la faculté. Chez le baron d’Holbach, il fit la connaissance de Diderot, qui, tout entier à l’anglomanie du moment, lui remit une liste, fort curieuse dans sa confusion, de livres anglais qu’il le chargea de lui procurer : « toutes les œuvres de Pope, les œuvres dramatiques de Cibber et la vie de Cibber, Chaucer, les sermons de Tillotson et toutes les œuvres de Locke. » Un singulier mélange, et qui prouve que l’anglomanie de Diderot était aussi ardente que peu éclairée : Chaucer en particulier y fait une étrange figure entre Cibber et Tillotson ; c’est à peu près comme si un Anglais, voulant s’instruire dans la littérature française, vous demandait de lui procurer le théâtre de Néricault Destouches, le roman de la Rose et les sermons de Massillon. Une autre de ses connaissances parisiennes fut Crébillon fils, avec lequel il fit une convention des plus curieuses, qui ne fut pas tenue, — incident heureux pour la réputation de Sterne, malheureux pour le divertissement de la postérité. Crébillon devait lui écrire une lettre de critique sur les incongruités de son Tristram Shandy, et Sterne devait riposter par une récrimination contre la licence des romans de Crébillon. Enfin il se décida à partir pour le midi de la France, où il appela sa femme et sa fille. Le ménage s’établit d’abord à Toulouse, puis à Montpellier. En 1765, Sterne retourna en Angleterre, et de là fit route pour l’Italie, laissant sa famille dans le midi de la France, où elle séjourna jusqu’aux approches de sa mort, en 1767[7].
Au commencement de 1767, Sterne revint à Londres. Pendant qu’il était en Italie, la fortune lui apportait des Indes la dernière aventure amoureuse de sa vie sous la forme d’une jeune dame poitrinaire, la fameuse Elisa, femme de M. Draper, conseiller de Bombay, deux fois célébrée, et par Yorick et par notre insupportable Raynal. Elle était née dans les Indes de parens anglais, et elle tenait de sa naissance cette faiblesse de complexion qui distingue les enfans de sang européen condamnés à grandir sous ce climat meurtrier. Son mari, craignant pour sa santé, l’avait envoyée en Angleterre ; elle avait alors vingt-cinq ans, Sterne la rencontra chez des amis communs, les époux James, et comme à ce moment il avait du loisir, ayant achevé et livré à l’impression la neuvième partie de son Tristram, et que de plus la dame possédait ce genre de beauté intéressante qui le captiva toute sa vie, il se décida à en devenir amoureux. Je dis qu’il se décida, parce qu’en effet cet amour ne vint que par degrés et qu’il ne ressentit d’abord qu’une pure sympathie compatissante pour son état maladif. Cette sympathie, avivée peut-être par un certain retour sur son propre état, — il se mourait lui-même de la même maladie qu’Élisa, la phthisie, — se changea bientôt en un sentiment plus tendre. Élisa partagea-t-elle ce sentiment et le paya-t-elle de retour ? Je le crois, et elle y eut d’autant moins de peine que cette fois ce fut bien purement et simplement de la part de Sterne une passion platonique. Lisez attentivement les lettres si connues d’Yorick à Élisa, sans vous laisser éblouir par leur allure légèrement désordonnée, par leur sentimentalité qui ne hait pas l’emphase, et vous n’y trouverez pas une étincelle de passion. En revanche, vous y trouverez le témoignage d’une véritable affection. Le cœur est touché, cela est incontestable ; mais ce cœur est un cœur paternel, protecteur, qui, dans ses plus chaudes effusions, est impuissant à trouver d’autres accens que ceux de l’amitié. Prises comme expression d’un amour passionné, ces lettres sont ridicules, fausses et presque froides ; prises comme expression de cette sympathie affectueuse qui touche à l’amour, elles sont très vraies et très sincères. Cette affection fut réciproque, nous le croyons ; Élisa fut flattée d’être l’objet de l’attention d’un homme aussi célèbre, et de son côté Sterne, qui touchait à sa cinquante-septième année, fut heureux de réveiller un écho dans un cœur jeune ; mais il est évident que tous les gages de cet amour se bornèrent à ce fameux portrait d’Élisa en simple mousseline que Sterne avait préféré aux autres portraits en costumes plus riches. Un fait à noter, c’est que cette affection éveillait chez Sterne la jalousie et la rancune. Le bruit de cette aventure s’étant répandu, quelques personnes amies d’Élisa essayèrent de la mettre en garde contre le sentimental Yorick ; Sterne ne put leur pardonner cette démarche assez naturelle, et les poursuit dans ses lettres de ses invectives les plus acerbes. On le voit aussi très inquiet à propos d’un jeune officier qui, lors de son retour aux Indes, devait faire la traversée avec elle, et il n’augure rien de bon de la présence de « cet amoureux fils de Mars. » Ces détails cependant n’altèrent en rien le caractère principal de cette passion, qui est celui d’une vivacité affectueuse, désintéressée de toute autre ambition que celle de la pure amitié.
Ce fut le dernier éclair de la vie d’Yorick. Élisa, rappelée par son mari, dut bientôt partir pour les Indes, et presque aussitôt après son départ la maladie d’Yorick fit des progrès inquiétans. Alors il tomba dans un abattement moral qui alla toujours croissant, et il fit sur sa vie passée les plus tristes retours. Sa dernière lettre, écrite à mistress James, est un long sanglot qui attendrit comme l’adieu suprême d’un enfant. « Votre pauvre ami est à peine capable d’écrire, la pleurésie l’a conduit aux portes de la mort cette semaine, j’ai été saigné trois fois jeudi, et vendredi on m’a appliqué les vésicatoires. Le médecin dit que je suis mieux ; Dieu le sait ! pour moi je me sens bien plus mal, et si je me rétablis, il me faudra bien longtemps pour regagner mes forces. J’ai eu besoin de reposer ma tête une douzaine de fois avant d’arriver à moitié de cette lettre. M. James a été assez bon pour venir me voir hier. J’ai senti à sa vue des émotions que je ne puis décrire, et il me fit grand plaisir en me parlant beaucoup de vous. Chère mistress James, priez-le de venir demain ou le jour suivant, car peut-être je n’ai pas beaucoup de jours ni d’heures à vivre. J’ai besoin de lui demander une grâce si je me trouve plus mal, — ce que je demande de vous si je sors vainqueur de cette lutte, — ma tête s’en va, c’est un mauvais présage. — Ne pleurez pas, ma chère dame, vos larmes sont trop précieuses pour les répandre sur moi ; mettez-les en bouteille et puissiez-vous ne jamais la déboucher ! La plus chère, la plus tendre, la plus généreuse des femmes, puissent la santé, le bonheur et la joie vous accompagner toujours ! Si je meurs, gardez mon souvenir et oubliez les folies que vous avez si souvent condamnées et dans lesquelles mon cœur, et non ma tête, m’a jeté. Si mon enfant, ma Lydia, avait besoin d’une mère, puis-je espérer, — si elle reste orpheline, — que vous la prendrez sur votre sein ? Vous êtes la seule femme au monde sur laquelle je puisse compter pour une aussi bienfaisante action. Je lui ai écrit il y a une quinzaine, je lui ai dit ce qu’elle trouvera en vous, j’en ai confiance. M. James sera un père pour elle ; il la protégera contre toute insulte, car il porte une épée avec laquelle il a servi son pays et qu’il saurait tirer du fourreau pour la défense de l’innocence. Recommandez-moi a lui comme je vous recommande maintenant à l’être qui tient sous sa garde la bonne et sensible partie de l’humanité. »
Sa fin fut étrange et terrible, et fait un contraste singulier avec sa vie. On dirait un cinquième acte de mélodrame servant de conclusion à une gaie mascarade. Par une fatalité des plus bizarres, Yorick se trouvait seul au moment où la mort le surprit. Il avait renvoyé à Coxwould sa femme et sa fille, attendant, disait-il, qu’il fût rétabli pour aller les rejoindre. Deux jours après avoir écrit la lettre qu’on vient de lire, il se plaignit d’avoir froid aux pieds, et une garde-malade était en train de les frictionner lorsqu’un laquais entra pour chercher de ses nouvelles de la part de plusieurs de ses amis qui dînaient dans une maison voisine. Il arriva juste à temps pour voir Yorick étendre convulsivement le bras, l’entendre dire d’une voix faible : elle est arrivée, et le dépouiller sans craindre de résistance des boutons d’or de ses manchettes. Ayant ainsi accompli son message, il alla rapporter à ses maîtres ce qu’il avait vu. « Nous pouvons presque entendre d’ici le panégyrique d’après le repas, dit M. Fitzgerald. Garrick et Hume doivent avoir raconté ses escapades parisiennes et avoir déploré avec le chagrin d’hommes qui sortent de table que le pire ennemi d’Yorick fut lui-même. M. James doit avoir dit quelque chose en faveur de son bon cœur. Puis le bordeaux passa à la ronde, et lord March recommença sans doute à chanter les louanges de la Rena et de Zamperini. » Deux seuls amis, son libraire Becket et probablement le commodore James, l’accompagnèrent à sa dernière demeure, dans un cimetière nouvellement ouvert près de Tyburn. C’est là que ses restes furent déposés, mais pour peu de temps. À cette époque, les vols de cadavres étaient fréquens, et deux jours après l’enterrement le corps d’Yorick, enlevé par des larrons sinistres, était envoyé à Cambridge, vendu au professeur d’anatomie du collège de la Trinité et reconnu lorsque la dissection était presque complète. Ainsi, pendant que ses amis et sa famille le croyaient dormant à Londres, Yorick, voyageant après sa mort, rentrait par une porte bien étrange dans cette université d’où il était sorti près de trente ans auparavant. La destinée couronnait par une fantaisie macabre cette existence pleine de gais caprices et de lumineuses folies. Une fois encore la théorie de M. Shandy sur les noms et surnoms se vérifiait. Pourquoi Sterne était-il allé choisir ce surnom d’Yorick, le bouffon du roi de Danemark, dont les fossoyeurs font rouler le crâne avec leur bêche et sur lequel philosophise le mélancolique Hamlet ?
Et l’autre partie de lui-même, a-t-elle rencontré des aventures aussi étranges ? Il serait curieux de savoir ce qu’est devenue l’âme d’Yorick, et quelle réception a été faite à ce singulier ministre de Dieu dans le royaume de l’éternité. Trop léger et trop inoffensif pour être condamné, trop profane pour être excusé, que peuvent avoir décidé à son égard les ministres de la justice divine ? Voilà une âme faite pour embarrasser la jurisprudence céleste ! Mais sans doute l’ange qui effaça d’une de ses larmes le juron de l’oncle Tobie l’a couvert de sa protection et l’a conduit dans quelque place réservée où sont réunis les gens d’esprit de sa profession qui, comme lui, trouvèrent leur habit un fardeau trop pesant. C’est en telle compagnie que l’imagination aime à supposer qu’il habite pour l’éternité, s’entretenant avec le chanoine Francesco Berni, qui lui récite quelques-unes de ses histoires salées recouvertes de son beau langage florentin, écoutant Paul de Gondi lui raconter les deux ou trois duels inutiles entrepris pour se délivrer de sa soutane, dissertant avec le curé Rabelais, son maître, qui lui parle de théologie mieux que Phutatorius, de médecine mieux que le docteur Slop, d’invention fantasque mieux qu’il n’en pourrait parler lui-même, et apprenant enfin du doyen de saint Patrick, qui lui refait sous une forme plus éloquente et plus mâle le discours d’Eugénius, que le malheur de sa vie a été de ne pas connaître assez profondément la nature des Yahos.
EMILE MONTEGUT.
- ↑ La nature de Sterne est fort compliquée. Il est à la fois très sec et d’une sensibilité très fine. Il avait une mémoire vraiment charmante qui retenait avec une délicatesse extrême les plus petits riens de son existence. Ainsi cet homme, qui aima si peu sa femme, avait, comme un vrai poète qu’il était, conservé les souvenirs des petites circonstances qui avaient accompagné son amour, et quelque vingt ans après, il se rappela le nom d’Estella qu’il avait donné à ce cottage où il faisait la cour à miss Lumley, et le plaça dans Tristram Shandy, dont un personnage s’appelle le curé d’Estella.
- ↑ Nous croyons devoir donner ici le texte de cette pièce même ; une traduction éteindrait l’étincelle de réelle drôlerie qui ranime. En outre, en nous bornant au texte nous obtenons le double avantage de ne pas priver d’une pièce des plus amusantes ceux de nos lecteurs qui ont le droit de comprendre, et d’éviter une légère occasion de scandale à ceux qui ont au contraire le devoir de ne pas comprendre.
« Literas vestras lepidissimas, mi consobrine, consobrinis meis omnibus carior, accepi die Veneris ; sed posta non rediebat versus Aquilonem eo die, aliter scripsissem prout desiderabas. Nescio quid est materia cura me, sed sum fatigatus et ægrotus de meâ uxore plus quam unquam — et sum possessus cum diabolo qui pellet me in urbem — et tu es possessus cum eodem malo spiritu qui te tenet in deserto esse tentatum ancillis tuis, et perturbatum uxore tuâ — crede mihi, mi Antoni, quod isthæc non est via ad salutem sive hodiernam, sive eternam ; num tu incipis cogitare de pecuniâ, quæ, ut ait sanctus Paulus, est radix omnium malorum, et non satis dicis in corde tuo, ego Antonius de Castello Infirmo, sum jam quadraginta et plus annos natus, et explevi octavum meum lustrum, et tempus est me curare, et meipsum Antonium facere hominem felicem et liberum, et mihimet ipsi benefacere, ut exhortatur Salomon, qui dicit quòd nihil est melius in hàc vità quàm quòd homo vivat festivè et quòd edat et bibat, et bono fruatur quia hoc est sua portio et dos in hoc mundo. — Nunc te scire vellemus, quòd non debeo esse reprehendi pro festinando eundo ad Londinum, quia Deus est testis, quôd non propero præ gloria, et pro me ostendere ; nam diabolus iste qui me intravit, non est diabolus vanus, ut consobrinus suus Lucifer — sed est diabolus amabundus, qui non vult sinere me esse solum ; nam cum non cumbenbo cum uxore meà, sum mentulatior quàm par est — et sum mortaliter in amore — et sum fatuus ; ergo tu me, mi care Antoni, excusabis, quoniam tu fuisti in amore, et per mare et per terras ivisti et festinâsti sicut diabolus, eodem te propellente diabolo. Habeo multa ad te scribere — sed scribo hanc epistolam in domo coffeatariâ et plenà sociorum strepitosorum, qui non permittent me cogitare unam cogitationem. — Suluta amicum Panty meum, cujus literis respondebo. — saluta amicos in domo Gisbrosensi, et oro, credas me vinculo consobrinitatis et amoris ad te, mi Antoni, devinctissimum. » - ↑ J’ai traduit poliment. Le texte porte a lasy, sleepy little slut. Slut a une vilaine signification, et si en français c’est un terme d’amitié que d’appeler un enfant petit gamin ou petit polisson, ce serait une insulte que d’appeler ainsi un jeune homme de vingt ans. Ce sera bien pis si, au lieu d’être adressée à un jeune homme, une telle expression est adressée à une jeune femme ; alors elle ne peut être qu’une de ces deux choses, ou la plus méprisante des insultes, ou le témoignage de relations du genre le moins sévère. Il est vrai que Sterne appliquait ce mot même à sa fille, « Lydia, écrit-il, est la plus accomplie petite coquine qui se puisse voir. »
- ↑ Ce salut final est en français dans l’original.
- ↑ Voyez la Revue du 15 juillet 1859, les Petits secrets du cœur, une Conversion excentrique.
- ↑ Ce qu’il y a de plus admirable chez les hypocrites, ce n’est pas leur dissimulation, c’est leur effronterie ; ce n’est pas leur habileté a cacher leurs vices, c’est leur audace à condamner ceux d’autrui. Les ovations faites à Tristram Shandy furent, comme on le pense bien ; mêlées de nombreuses récriminations, et un de ceux qui se scandalisèrent le plus fut précisément ce docteur Dodd, qui écrivit contre Sterne une épître en vers pleine de l’indignation la plus sévère.
- ↑ Sterne a consigné les aventures les plus intéressantes de ce séjour de trois années en France dans le Voyage sentimental. Ces mémoires ont une tournure trop romanesque pour qu’on leur accorde aucune authenticité autobiographique ; ce sont des histoires arrangées, mais la plupart ont un fondement vrai. M. Fitzgerald, dans plusieurs chapitres de son livre, nous donne des renseignemens curieux sur quelques-uns des acteurs de ce joli livre. Mlle Jeanneton par exemple, la fille de l’aubergiste Varennes, de Montreuil, dont Sterne orthographie le nom Janatone, selon la prononciation anglaise, était encore fort jolie dix-huit ans après sa conversation avec Sterne, et de la langue la mieux pendue, au dire de mistress Thrale, l’amie de Johnson. Lafleur, le fameux Lafleur, a existé en réalité ; c’était un assez mauvais garnement dont les talens étaient des plus singuliers (il battait du tambour et jouait du violon) ; il avait été présenté à Sterne par ledit Varennes, l’aubergiste de Montreuil. Quoique vingt ans après la mort d’Yorick, ce Lafleur vint à Londres, se présenta à plusieurs des amis de son maître et leur raconta une foule de particularités plus ou moins fondées. M. Fitzgerald croit que ce revenant ne fut qu’un faux Démétrius du véritable Lafleur ; cependant quelques-uns des détails qu’il donna s’accordent bien avec le caractère d’Yorick. Selon ce Lafleur, faux ou vrai, le sansonnet du Voyage sentimental aurait existé, et Sterne lui en aurait fait présent. « Seulement, disait-il, je ne l’ai jamais entendu parler ; peut-être avait-il perdu la voix. » M. Dessein a été un personnage. Propriétaire de l’hôtel d’Angleterre à Calais, il a vu passer plusieurs générations de voyageurs illustres, et il avait fait une grande fortune à laquelle n’avait pas peu contribué la renommée que lui avaient value les premières scènes du Voyage sentimental. Lui-même se vantait de cette bonne fortune avec une effronterie sans égale. Un voyageur lui demandait un jour s’il avait connu Yorick. « Ah ! oui, votre compatriote, M. Sterne, un grand, un très grand homme ; il me fait passer avec lui à la postérité. Il a gagné beaucoup d’argent avec son Voyage sentimental ; mais moi, par le moyen de ce livre, j’en ai gagné plus que lui avec tous ses ouvrages réunis. Ah ! ah ! — Prenant alors une des attitudes de Tristram, il plaça son index contre son cœur, disant : qu’en pensez~vous ? puis disparut d’un air de mystère. » Mais il ne s’était pas contenté de profiter de la célébrité que lui avait donnée Sterne, il exploitait son nom sans pudeur. Quarante ans après le Voyage sentimental, on montrait encore la chambre d’Yorick ; or l’hôtel avait été brûlé et reconstruit deux ans après sa mort.