Laurent Tailhade à l’hôpital

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La Mêlée Symboliste : portraits et souvenirs
La Renaissance du Livre ((1870-1890)p. 168-177).
LAURENT TAILHADE À L’HÔPITAL


C’est à visiter les poètes que j’ai connu tous les hôpitaux de Paris : Laennec avec ses toits de prieuré, sa façade d’ancienne abbaye ; Broussais, qui semble, bâti sur pilotis, une bourgade de l’époque lacustre ; Necker aux murs nus et froids de caserne, mais où chante dans la cour une éternelle eau plaintive ; Saint-Louis, dont les tourelles Louis XIII pointent si joliment derrière les feuillages de l’avenue ; l’Hôtel-Dieu, qui ordonne parmi les colonnades et les degrés de pierre, la pompe païenne d’un décor antique…

C’est précisément à l’Hôtel-Dieu que je viens de voir Laurent Tailhade, à peine remis d’une douloureuse et grave opération. Sa bonne humeur courageuse a repris le dessus, et c’est presque avec entrain qu’il fait les honneurs de la « salle » à ses nombreux visiteurs. Tailhade est l’homme le plus entouré du monde, ce qui prouve bien qu’en dépit de la légende que lui ont créée ses attaques furieuses, c’est un tendre et un affectueux. Il faut des qualités solides de cœur pour entretenir autour de soi un tel concert de sympathies. Certes ! ce fils d’Apollon lance aussi vigoureusement les flèches que les rayons. Il unit à la vigueur de Tyrtée la verve malicieuse d’Aristophane. Comme Achille, lorsqu’il paraît, Tailhade jette dans le camp ennemi une soudaine épouvante, mais il n’a rien d’un fanatique, et il tolère chez ses amis l’indépendance des sentiments. Je le soupçonne même d’avoir moins de haine contre les personnalités qu’il malmène que contre les idées qu’elles représentent. Il lui arrive quelquefois d’oublier un nom en route, le temps d’une édition nouvelle. Ce qu’il vise, c’est, avant tout, la puissance du préjugé, la tyrannie de la sottise. Il faut lui rendre cette justice qu’il ne s’attaque qu’à des puissants du jour, qualifiés pour lui répondre par la plume ou par l’épée, et qu’on le trouve toujours du côté des opprimés, des affamés de justice et de vérité.

Il peut bien lui arriver de se méprendre. N’a-t-il pas dit lui-même : « Le Pauvre Monde est sujet à l’Erreur » ? Mais, au moins, souffre-t-il qu’en sa présence on dise du bien de ses ennemis, et, justement, le voici qui cause amicalement avec Ledrain qui vient de consacrer, dans la Nouvelle Revue, Marie Krysinska, chef de l’école symboliste. Je l’ai vu tout à l’heure écouter de la bouche d’un poète roman l’éloge de Moréas. Un jeune esthète, à sa barbe, défend Jean Lorrain.

« Non, messieurs, s’écrie-t-il, vous n’empêcherez pas Jean Lorrain d’être, parmi les chroniqueurs de la grande presse, le plus digne d’être lu. C’est l’Aurélien Scholl de notre génération. Il a du style, de la fantaisie, du brio. C’est peut-être le seul (j’entends des fournisseurs habituels de nos grands quotidiens) qui ne soit pas assommant et qui ne se croie point obligé de pontifier, avec des phrases solennelles. N’est-ce donc rien, cela, à une époque où les vaudevillistes eux-mêmes se font directeurs de conscience ? Et puis, c’est le seul qui ait compris ses devoirs de critique. Depuis dix ans qu’il est sur la brèche, il n’a jamais cessé d’encourager les talents naissants, de mettre en lumière les génies méconnus. Il ne s’est produit aucun effort dans les arts ou dans les lettres qu’il n’ait accueilli avec sympathie. Aucune formule ne lui est restée étrangère. Il a parlé de tout et de tous avec intelligence, loyauté et désintéressement. Il n’a pas attendu, pour signaler les vers du noble poète Henri de Régnier, qu’il fût devenu adémicien. Comparez cette attitude avec celle de MM. François Coppée, Catulle Mendès, Anatole France, Armand Silvestre, qui, depuis un quart de siècle, règnent despotiquement sur la presse et qui n’ont usé de leur toute-puissance que pour organiser autour des talents indépendants la conspiration du silence, comme s’ils tremblaient de se diminuer en accueillant les jeunes chez qui leur jalousie inquiète ne leur laisse voir que des rivaux ! »

Voilà, pensais-je, un monsieur qui a bien mal déjeuné ou dont les digestions deviennent difficiles. Va pour le dithyrambe à Jean Lorrain ! mais les autres !… Sont-ils animés d’un si noir esprit ! Armand Silvestre a eu le courage de préfacer le Pays du Mufle, Catulle Mendès a divulgué un beau livre : les Pleureuses, d’Henri Barbusse ; il nous a tous fait « lire » à l’Odéon. Anatole France est le premier qui ait promu les jeunes à la solennité du Temps. Pour François Coppée, il ne faut pas oublier qu’il a découvert Albert Samain et Pierre Louys. Et puis, quels instincts de filles ont donc la plupart des jeunes d’à présent ! La poésie est chez les hommes ce que la beauté est chez les femmes. Il n’est pas absolument indispensable d’en tirer profit. Les amoureux savent trouver les jolies femmes même lorsqu’elles se cachent ; les fervents d’art savent découvrir les bons poètes, si verrouillés et si triplement cadenassés soient-ils, au fond des boîtes des quais, par l’indifférence ou l’hostilité de leurs contemporains. Le Génie force tous les silences. Ce n’est ni M. François Coppée, ni M. Mendès, ni M. Jules Lemaître, ni M. Gaston Deschamps, ni M. Fouquier qui donnent du talent. Ils peuvent parler d’un mauvais livre par complaisance, ils ne le rendront pas meilleur. Ils peuvent ignorer un bon livre, ils ne l’empêcheront pas de faire son chemin. Toutes les puissances de la grande presse ont-elles pu barrer la route à Verlaine ? Je vous entends : il faut vivre ; mais quelle étrange aberration est-ce de vouloir faire de la poésie un métier ! Oui, il faut vivre ! mais alors, comme disait Banville, mettez-vous égoutier ou croupier de cercle, suivant vos moyens ; distribuez les prospectus au coin des rues....

Tandis que je me faisais ce petit sermon dont je pensais qu’il était bon que la postérité fût avertie, des malades allaient et venaient autour de nous, traînant péniblement leur pauvre carcasse endolorie. Ils changeaient de place leur douleur, à la recherche d’un soulagement qui ne voulait pas venir. D’autres sommeillaient, vaguement, sur les vastes fauteuils de M. Napias, et les braves petites sœurs trottaient, sous les ailes de leur grande cornette blanche. L’une s’approche, prévenante, doucement inquiète :

« Eh bien, monsieur Tailhade ! vous ne vous fatiguez pas trop, au moins !… »

De hautes vitrines étagent des ustensiles de chirurgie. Tous les instruments inventés pour la torture humaine sont là. L’acier luit avec un petit air ironique qui vous donne froid dans le dos. On songe à des opérations possibles ; un goût de pansements phéniqués persiste jusqu’à l’écœurement. Par les portes ouvertes, on voit des mains crisper furieusement les draps ; une toux obstinée claque dans un coin ; une porte s’ouvre ; un infirmier, les manches retroussées, passe dans un courant d’air, en sifflotant, et, par les hautes fenêtres, le soir tombe en pluie de cendres…

Tout à coup, un charme, une grâce, un rayon. C’est Marguerite Moréno qui s’avance, souple, onduleuse dans un long fourreau de laine noire. La voici près du convalescent. Elle s’informe. Aurait-elle donc connu, elle aussi, la morsure du fer, la hantise, l’obsession nauséeuse du chloroforme ? Elle évoque tout cela avec une telle précision que le poète, soulevé en avant, demande grâce du geste, mais avec un sourire. C’est que Mlle Moréno a l’image saisissante, le mot coloré. Écoutez-la parler de son pays :

« La rue sent le pain de maïs chaud, l’huile de noix et les raisins mûrs… Les colporteurs vendent des mouchoirs écarlates et des bijoux de cuivre ; les vieilles femmes en marmottes étalent sous des parapluies rouges des tomates et des piments doux ; les lépreux se font traîner sur de petits chariots, et les enfants viennent les regarder dans l’ombre grouillante de vermine et de mouches. Quand le jour tombe, les alcarazas se balancent, tout embués, aux fenêtres, le ciel verdit, la paix descend, et les amoureux s’embrassent la bouche derrière les portes… »

Et encore :

« Sur la route qui va vers la fontaine, on se promène les jours d’orage après la pluie ; les cailloux brillent, les pas résonnent réguliers. On chante ; le doux patois aux syllabes rondes fait vibrer le sol, les maïs pliés se redressent au vent léger, et le cher pays souffle son haleine reposée. »

C’est dans une revue de jeunes que je cueille ces bluettes gracieuses, mais, comme on la félicite, Mlle Moréno se défend d’être écrivain. — Un bas-bleu ! Fi donc ! — C’est par distraction qu’elle a laissé tomber de sa plume ces quelques lignes chaudement colorées ; elle prépare bien encore une traduction de quelques contes populaires écossais, mais c’est uniquement pour obliger ses amis. Non ! décidément, ce n’est point par habitude !… Et elle se sauve et, retournée sur le seuil, sa voix jette encore, délicieusement enjouée : « Non !… point par habitude… Croyez-le bien ! »

L’heure de la soupe est venue. Des assiettes fumantes traversent nos discours… On promène une marmite de cuivre où glougloute un navarin… Des lampes allumées circulent. Il faut songer à la retraite. J’entraîne Dubois-Desaulle, l’auteur de Sous la Casaque, livre sincère et cruel. Ce sont les notes d’un soldat, c’est le journal d’un fusilier des compagnies de discipline. Sa lecture laisse une impression de cauchemar plus angoissante encore que le Biribi de Darien.

Chez Darien, on sentait trop le rhétoricien, l’homme de lettres et — pour tout dire — le mauvais garçon… Il laissait trop voir le goût du mal, la coquetterie du vice, une sorte de fanfaronnade malsaine.

Chez Dubois-Desaulle, rien de pareil. C’est un fils du peuple, instruit par les lectures du soir, et qui ne doit rien qu’à lui-même. Son goût naturel lui a permis de traverser l’emphase des orateurs populaires et des énergumènes de réunions publiques, sans s’y noyer. À l’âge où les ouvriers s’empoisonnent avec de mauvais feuilletons et des livres obscènes, il lisait l’Anthropogénie de Haeckel, l’Origine des espèces, les Maximes d’Epictète, le Livre de la Voie et de la Vertu de Lao-Tseu. On sent chez lui une âme sensible et généreuse, qui s’irrite d’une injustice et qui voudrait, pour le bien de l’humanité, diminuer les hostilités et paralyser toutes les forces mauvaises.

On est libre de ne pas le suivre jusqu’au bout de ses conclusions, mais on ne peut s’empêcher, après l’avoir lu, de souhaiter la transformation des pénitenciers militaires. Il y a vécu. Il y a souffert et me conte son long martyre.

Je me hâte d’ajouter que Dubois-Desaulle était un honnête garçon qui ne s’était rendu coupable d’aucun délit de droit commun et que ses opinions libertaires seules (l’épidémie à la mode) avaient conduit aux compagnies de discipline. Malgré l’apparence générale de sincérité de son livre, je n’avais osé croire à la réalité des faits qu’il y relate. Dubois-Desaulle m’affirme qu’ils sont exacts, qu’il s’est borné à transcrire, sans y rien ajouter, tout ce dont il a été le témoin ; qu’il n’a pas même déguisé le nom de ses personnages.

Tout en causant, nous nous retrouvons sur le parvis Notre-Dame. La nuit est venue. Un brouillard flotte et s’épaissit autour des choses : le froid aigu nous pénètre. Les réverbères glissent des reflets obscurs sur la boue des pavés. Des gueux en haillons se pressent vers la caserne de la Cité, où ils espèrent trouver un restant de gamelle. On sent comme une hostilité hargneuse dans l’allongement démesuré des masses de pierres voisines. La vieille cathédrale étire désespérément, aux bords du fleuve roulant des eaux sinistres, ses deux bras vers le ciel qu’on ne voit plus.

Heureusement, nous voici bientôt rue de Rivoli, rentrés dans la foule, dans les lumières, dans la vie. Des cafés illuminés grouillent d’une clientèle multiple et bruyante. Assis à l’une des tables, notre indignation de tout à l’heure fléchit et se fond dans une chaleur tiède. Dubois-Desaulle éprouve le besoin de conclure :

« Ce qu’il y a de bon dans tout cela, c’est que ça m’a permis d’écrire un livre ! »

Et je ne suis pas éloigné de lui donner raison. O bienheureux auteurs qui se consolent de leurs misères en les racontant. O bienheureux poètes qui, comme Henri Heine, de leurs grands désespoirs font, à l’adresse de la Postérité, de petites chansons.