Laurier et son temps/Le plus brillant discours de Laurier

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La Compagnie de Publication de "La Patrie" (p. 55-77).


Le plus brillant discours de Laurier


Après avoir repoussé l’accusation de fanatisme portée contre les Canadiens-Français, il s’écria :

« J’ai le droit d’affirmer, pour être juste envers mes concitoyens d’origine française, qu’on ne peut trouver nulle part ailleurs sous le soleil une race plus docile, plus calme, plus soumise aux lois. J’en appelle au témoignage de tous ceux qui les connaissent et qui ont vécu au milieu d’eux, pour dire que, s’ils ont commis des fautes, ils n’ont jamais du moins caché, protégé et encouragé le crime.

« Il est vrai, que dans la présente occasion, ils ont montré une vive sympathie pour l’infortuné mort sur l’échafaud, le seize novembre dernier. Mais ce sentiment ne provient pas de préférences nationales ou de préjugés de races, si vous voulez leur donner ce nom.

« Ils n’ont pas été plus aveuglés par les préjugés de races que ne l’a été la presse étrangère qui a blâmé l’exécution de Riel. La presse étrangère, la presse américaine, la presse anglaise, la presse française, presque sans exception, a considéré l’exécution de Riel comme un acte injuste, inexcusable, contraire aux idées de notre époque. Certainement, on ne peut accuser cette presse d’avoir agi sous l’influence des préjugés nationaux. Il en est de même des Canadiens-français ; ce sont les raisons et les arguments résultant rigoureusement de l’étude des faits de la cause qui les ont déterminés à prendre l’attitude qu’ils ont prise, et non des préférences nationales. Mais si on avait dit que les préjugés de race, les liens du sang ont rendu plus vive et plus profonde leur conviction, on aurait dit vrai. Je n’admettrai pas que les liens du sang puissent aveugler ma raison au point de me faire confondre le mal avec le bien, mais j’admettrai — et si cela est une faiblesse j’en fais l’aveu — que je ressentirai au cœur une plus profonde blessure si l’on commet une injustice à l’égard de celui auquel je suis uni par une communauté de sang et d’origine qu’envers quelqu’un qui n’est que mon semblable. Je n’admettrai rien de plus. Je ne crois pas qu’il soit vrai que le cœur puisse troubler la raison au point de lui faire confondre le bien avec le mal »…

Laurier fit ensuite la preuve du refus constant du gouvernement de faire droit aux réclamations des Métis et continua dans les termes suivants :

« Enfin, justice était rendue à ces pauvres gens ! Depuis sept longues années, ils avaient pétitionné, mais toujours en vain. Le 26 mars, le premier ministre, de son siège en cette Chambre, avait proclamé que ces hommes n’avaient droit à aucuns privilèges spéciaux, qu’ils n’avaient rien des droits qui avaient été reconnus à leurs frères du Manitoba. Enfin, le temps de la justice était arrivé pour eux. Enfin, ils recevaient ce qu’ils avaient sollicité en vain par plusieurs années de représentations énergiques ; et quelle était la cause de ce changement ?

« En dix jours, du 26 mars au 6 avril, le gouvernement avait changé d’idée et de politique. Quelle était la cause de ce réveil ?… Les balles du Lac-au-Canards ! la rébellion du Nord-Ouest ! Le gouvernement les avait repoussés pendant des années, mais enfin ces hommes avaient pris les armes, et le gouvernement s’était décidé à reconnaître la justice de leurs réclamations. J’en appelle, non seulement aux libéraux qui siègent autour de moi, mais à tous les hommes qui ont dans la poitrine le cœur d’un Anglais, et je leur pose la question : quand des sujets de Sa Majesté ont pétitionné pour leurs droits pendant des années, et que ces droits ont été foulés aux pieds, et quand ces hommes, poussés à bout, se mettent en révolte, est-il un seul membre de cette Chambre qui dira que ces hommes ne sont pas dignes de sympathie ? est-il un membre de cette Chambre qui ne dira pas que les criminels dans cette rébellion — si criminels il y a — sont, non pas ceux qui se sont battus, qui ont versé leur sang, qui sont morts, mais les hommes qui siègent ici, devant moi, sur les banquettes ministérielles.

« Monsieur l’Orateur, la rébellion est toujours un mal ; c’est toujours une offense contre la loi fondamentale des nations ; moralement, ce n’est pas toujours un crime. Dans la semaine même qui a précédé l’exécution de Riel, le ministre de la Milice a ainsi exprimé son opinion sur les rébellions : "Je déteste tous les rebelles, je n’ai aucune sympathie pour la rébellion, bonne, mauvaise ou indifférente". Mais, ce qui est détestable — j’emploie le mot dont l’honorable monsieur s’est servi — ce qui est détestable, ce n’est pas tant la rébellion que le despotisme qui engendre la rébellion ; ce qui est détestable, ce ne sont pas les rebelles, mais les hommes qui, ayant les avantages du pouvoir, n’en remplissent pas les devoirs ; ce sont les hommes qui, pouvant redresser les torts, refusent de le faire ; ce sont les hommes qui, lorsqu’on leur demande un pain, donnent une simple pierre. L’honorable monsieur déteste tous les rebelles, dit-il. Je me demande s’il comprend dans ce sentiment de haine, le grand rebelle dont la fière statue se dresse ici, pour ainsi dire à portée de mon bras. J’oserai dire que si cet homme, auquel le gouvernement canadien a fait élever une statue ici, avait pu revenir à la vie aujourd’hui et reprendre sa place sur les bancs des ministres, il se serait rappelé qu’un jour il avait été rebelle lui aussi.


. . . . . . . . . . . . . . . .


J’en appelle, cette fois, comme j’en ai appelé ailleurs, à tous les amis de la Liberté, à tous ceux qui, pendant ce dernier quart de siècle, ont senti palpiter leur cœur chaque fois


Laurier en 1886

qu’on se battait dans quelque coin du monde pour la cause

de la liberté ; à tous ceux qui ont sympathisé avec les Italiens, lorsqu’ils délivraient leur pays du joug de l’Autriche ; avec les Américains, dans leur lutte de Titans pour l’unité nationale et la suppression de l’esclavage des noirs ; avec les Mexicains dans leur triomphante résistance à la domination étrangère que l’empereur des Français cherchait à leur imposer ; avec les Français eux-mêmes dans leurs efforts généreux, bien que souvent mal dirigés, pour élever chez eux ce boulevard de la liberté : le gouvernement parlementaire et responsable ; avec les populations du Danube, lorsqu’elles ont cherché à se débarrasser de la dégradante domination des Turcs. Et lorsque enfin… enfin… un groupe de nos propres concitoyens, se lèvent les armes à la main pour revendiquer des droits longtemps méconnus, des droits dont la justice a été reconnue sur le champ dès qu’ils les eurent réclamés les armes à la main, devrons-nous n’avoir aucune sympathie pour eux ?…

« Je suis sujet britannique, mais ce n’est pas une loyauté du bout des lèvres que la mienne. Si mes honorables adversaires veulent lire l’histoire, ils verront que nos ancêtres, dans toutes leurs luttes passées contre la couronne d’Angleterre, n’ont jamais voulu autre chose que d’être traités comme des sujets britanniques, et qu’aussitôt qu’ils se sont vus traités comme tels, ils ont pris place à côté des plus loyaux sujets de l’Angleterre, sans toutefois perdre le souvenir du pays de leurs aïeux. Puisque notre loyauté est suspectée par nos adversaires, je ne puis mieux faire que de citer les paroles par lesquelles mon honorable ami de Mégantic, M. Langelier, a exprimé les sentiments de ma race et de mon parti, dans une circonstance qui n’avait rien de politique. L’été dernier, le Canada recevait la visite d’un certain nombre de délégués de la chambre de commerce de France. Ceux-ci ont été reçus à Québec par le conseil municipal, qui leur présenta une adresse, et, dans cette occasion, l’honorable député de Mégantic, en sa qualité de maire, s’est exprimé en ces termes :

« La fortune de la guerre a voulu que nos destinées politiques fussent unies à celles de l’Angleterre, et quand nous voyons tous les avantages que nous avons retirés du nouvel état de choses, notre regret d’être séparés de la France n’est pas sans compensation. Si nous pouvons établir avec la France des relations commerciales étendues, il ne nous manquera plus rien ; nous conserverons un régime politique dont nous nous trouvons bien, et nous obtiendrons en même temps la satisfaction de nos intérêts et de nos sentiments. »

« Voilà quelle est encore la loyauté des Canadiens-français d’aujourd’hui, qui marchent sur les traces de leurs pères. Eh ! quel mal y a-t-il à cela ? Nous parlons français, ce qui est pour nous un grand désavantage au point de vue strictement utilitaire, puisqu’il nous faut de plus apprendre une langue étrangère pour prendre notre part du mouvement national en ce pays. Il faut bon gré mal gré que tous parlent l’anglais, tant bien que mal. L’unité de langue serait peut-être préférable, au point de vue purement utilitaire ; mais le français est la langue de nos mères, c’est la langue qui évoque dans nos esprits les plus saintes associations d’idées, celles qui pénètrent les premières au cœur de l’homme et qui ne meurent jamais, et tant qu’il y aura des mères françaises, notre langue ne saurait disparaître. Mais ce sentiment n’offre aucune incompatibilité avec notre loyauté envers l’Angleterre, et nous sommes loyaux à l’Angleterre ; et si l’on me demande un trait de cette loyauté, je n’en puis trouver de plus beau que le mot d’une dame canadienne-française à M. De Belvèze, qui en 1855 visita le Canada sur l’ordre de Napoléon III : « Nos cœurs sont à la France, nos bras à l’Angleterre. » Mais la loyauté doit être réciproque. Ce n’est pas tout que le sujet soit loyal envers la Couronne ; il faut aussi que la Couronne soit loyale envers le sujet. En ce qui la concerne, l’Angleterre a noblement, généreusement fait son devoir ; mais ici, c’est le gouvernement canadien qui n’a pas fait son devoir à l’égard des Métis. Le ministère est tout scandalisé, et ses amis feignent aussi d’être bien scandalisés de ce que ces hommes réclament leurs droits, qu’ils les ont même réclamés, le fusil à la main. Le gouvernement a-t-il été loyal envers ces Métis ? Non, puisque, s’il en avait été ainsi, les troubles n’auraient pas eu lieu. Or, si le gouvernement ne respecte pas la loi, et si par suite de ces dénis de justice des hommes sont poussés à braver la loi et à revendiquer leurs droits, les armes à la main, je dis que le gouvernement est tenu de faire son examen de conscience et de s’assurer s’il a fourni quelque cause d’insurrection ; et, dans ce cas, il doit loyalement donner le bénéfice des circonstances aux accusés. C’est ce que nous avons prétendu dans le Bas-Canada, et c’est une des raisons pour lesquelles nous avons pris cette affaire tant à cœur.

« Malheureusement, ce n’est pas là la doctrine du gouvernement. Cette doctrine a été énoncée tout autrement dans le mémoire que le gouvernement a publié quelque temps après l’exécution de Louis Riel. Peu après cette exécution, le gouvernement a jugé à propos — et je ne l’en blâme pas — de mettre sa défense devant le pays, dans un document très élaboré portant la signature de l’ancien ministre de la Justice, sir Alexander Campbell. Voici ce qu’on y lit dès les premières phrases :

« Les adversaires du gouvernement ont accusé celui-ci d’avoir provoqué, sinon rendu justifiable la rébellion, en mal administrant les affaires des territoires du Nord-Ouest et ne prêtant aucune attention aux justes réclamations des Métis. Je ne crois pas qu’il convienne de traiter ici cette question, dont se sont emparés les partis politiques. Lorsque ces accusations seront portées d’une manière constitutionnelle, le gouvernement, qui est responsable aux représentants du peuple, sera en état d’y répondre et d’en démontrer le néant. »

« Que le gouvernement puisse être forcé de rendre compte de son acte, cela va de soi. Il doit rendre compte, il est responsable au peuple : rien de plus simple. Mais ce n’est pas ici la principale prétention du gouvernement. Le principe posé par celui-ci est que, lorsque le peuple canadien a à juger l’acte du gouvernement, la question de savoir si oui ou non la rébellion a été provoquée ne doit pas entrer en ligne de compte dans ce jugement. A-t-on jamais entendu parler d’une doctrine plus inconstitutionnelle, plus inacceptable que celle-là ? Je prétends, moi, que c’est là quelque chose d’absolument contraire à la saine doctrine ; car s’il est une circonstance où le gouvernement est tenu de s’assurer tout d’abord s’il y a eu provocation à l’offense qui a entraîné la peine de mort, n’est-ce pas lorsqu’il s’agit d’un crime purement politique ?

« C’est toujours avec regret, j’en suis convaincu, que le ministre de la Justice se voit dans l’incapacité de faire un rapport favorable à la commutation d’une sentence capitale. Dans ce pays, chaque fois qu’une sentence de mort a été prononcée contre un de nos semblables, c’est le devoir du ministre de la Justice d’examiner de près les causes du crime, afin de s’assurer si les exigences de la loi ne seraient pas aussi bien satisfaites autrement que par la peine capitale. Rien n’est épargné pour en arriver à cette conclusion. Et cependant l’on vient nous dire ici que, lorsqu’un homme est accusé d’un crime politique, le gouvernement n’a pas à s’occuper de savoir s’il y a eu provocation ou non de la part de la Couronne ! Aux yeux de ce gouvernement, toutes les rébellions sont les mêmes, provoquées ou non, et doivent être traitées de la même manière. Vous n’avez pas d’alternative : toutes les révoltes sont essentiellement, également coupables. Vous devez trouver également mauvaises la révolte de Junius Brutus et la tentative d’insurrection de Catilina. Eh bien, c’est si peu ma manière de voir que c’est précisément là l’un des points sur lesquels je cite le gouvernement devant le tribunal de l’opinion. C’était son devoir, lorsqu’il eut à décider si la sentence de mort serait exécutée sur la personne de Riel, de s’assurer avant tout si celui-ci n’avait pas été provoqué à l’acte pour lequel il se trouvait dans cette extrémité ; or, le gouvernement n’en a rien fait ; il est donc, de son propre aveu, coupable d’avoir foulé aux pieds l’un des devoirs les plus sacrés qui soient imposés à l’homme. De fait, cette monstrueuse doctrine du gouvernement est si insoutenable qu’il n’a pas osé la soutenir jusqu’au bout ; Avant même la conclusion de son factum, sir Alexander Campbell avait abandonné sa théorie, car il dit plus bas :

« Que le fait seul de rébellion doive être puni de mort, voilà une question sur laquelle les opinions peuvent différer. La trahison sera probablement toujours considérée, comme elle l’est actuellement parmi les nations civilisées, le plus grand des crimes ; mais l’exécutif doit juger chaque condamnation pour cette offense sur ses propres mérites, et en disposer en tenant strictement compte de toutes les circonstances qui l’accompagnent. »

« L’ancien ministre de la Justice commence par poser la règle, que nous ne devons pas prendre en considération les causes qui ont amené la rébellion : manière fort commode de nous interdire l’examen des causes, mais qui ne l’a pas empêché, lui, de prendre en considération le fait que c’était une seconde offense. En effet, c’était une seconde offense, c’était la seconde fois que Riel se révoltait contre les injustices du gouvernement. Je ne suis pas de ceux qui voient un héros en Riel. La nature l’avait doué d’un grand nombre de brillantes qualités, mais elle l’avait dépourvu de cette suprême qualité sans laquelle toutes les autres, en dépit de leur éclat, ne sont d’aucune utilité. La nature l’avait dépourvu d’un esprit bien équilibré. Dans ses pires moments, il n’était bon qu’à interner dans un asile ; dans ses meilleurs moments, c’était un monomaniaque religieux et politique. Mais ce n’était pas un méchant homme, — je ne crois pas du moins qu’il fût le méchant homme pour lequel une certaine presse veut le faire passer. Il est vrai qu’à l’enquête un fait des plus dommageables a été mis à sa charge ; il est vrai qu’il avait offert d’accepter une somme d’argent du gouvernement. Mais, en justice pour sa mémoire, il importe que toutes les circonstances de cet incident soient mises devant la Chambre. Il est évident qu’en acceptant cet argent, sa raison troublée ne lui faisait pas voir que ce fût une trahison de la cause de ses compatriotes…

Quelques députés : — « Oui, oui.

M. Laurier : — « Certes, monsieur l’Orateur, je sais fort bien que les honorables députés qui m’interrompent en ce moment n’auraient pas compris les choses de cette manière : mais aussi, monsieur, je leur attribue des facultés mentales mieux équilibrées que celles de Louis Riel. Il est évident que, s’il a accepté cet argent, dans ses esprits confus, ce n’était pas dans l’intention de trahir ses compatriotes, mais plutôt de travailler pour eux d’une autre manière ; ne disait-il pas qu’il irait fonder avec cet argent un journal aux États-Unis et soulever les autres nationalités ?

Un député : — « Susciter une autre rébellion.

M. Laurier : — « Je concède que, si cette intention eût été exprimée par un homme en pleine possession de son intelligence comme mon honorable interrupteur doit l’être en ce moment, ce serait assez pour étouffer toutes nos sympathies à son égard, mais il y a une atténuation que nous ne pouvons raisonnablement pas mettre de côté : c’est qu’il est prouvé que, si Riel n’était pas totalement dénué de raison, au moins tout homme doit reconnaître que, sur la question politique, son cerveau était détraqué. Or, est-il juste d’appliquer les mêmes règles dans le cas d’un esprit faussé comme dans le cas d’une intelligence parfaitement saine ? Rien ne serait plus faux, plus injuste. Il ne saurait y avoir, à mes yeux, de discussion sur l’état mental de Riel. Le printemps dernier et au commencement de l’été, lorsqu’arrivèrent les premières nouvelles de ses faits et gestes dans le Nord-Ouest, lorsqu’on l’entendit dire qu’il allait établir des monarchies dans le Nord-Ouest, qu’il allait déposer le Pape et créer un pape américain, ceux qui ne le connaissaient pas purent le prendre pour un imposteur, mais ceux qui le connaissaient comprirent tout de suite ce qu’il y avait chez lui. Dans la province de Québec, il n’y eut pas un moment de doute à ce sujet. Il n’y avait peut-être pas dans toute la province un seul homme qui ne sût qu’il avait été déjà plusieurs fois interné à l’asile ; la population de Québec n’eut donc qu’une pensée, c’est que le pauvre malheureux venait de retomber dans un des accès auxquels il était sujet. Quand ses avocats furent choisis et qu’ils commencèrent à se préparer pour le procès, ils virent du premier coup-d’œil que, s’il devait compter sur la justice, sur la simple justice, ils n’avaient qu’une chose à faire : plaider folie.

« On dit qu’il a eu un procès équitable. Je le nie formellement. Je ne reviendrai pas sur les arguments qui ont été invoqués à ce sujet ; je me contenterai de signaler une seule particularité à l’attention de mes collègues. Cet homme a demandé un délai d’un mois pour son procès ; il a obtenu huit jours. Était-ce là de la justice ? Était-ce donner fair play à l’accusé ? Quand il déclarait sous serment qu’en justice pour sa défense, il lui fallait un délai d’un mois, quelles grandes raisons publiques y avait-il de ne pas se rendre à sa demande ? quelles grandes raisons publiques exigeaient donc le rejet d’une demande de cette nature ? C’est cependant ce que l’on a fait. Et puis quand il a demandé des témoins indispensables à sa cause, a-t-on fait droit à sa requête ? Non, il s’est vu refuser tout cela. Je rappellerai à la Chambre l’affidavit de Riel déclarant qu’il avait besoin de plusieurs témoins, entre autres de Gabriel Dumont, de Michel Dumas et d’autres. J’admets qu’il était assez difficile d’assigner Gabriel Dumont et Michel Dumas, tous deux contumaces ; mais il faut se rappeler qu’il proposait une alternative tout à fait praticable, et qu’on a rejeté sa demande. Voici ce qu’il demandait sous serment :

«  Qu’à moins que le gouvernement du pays, ou cette honorable cour, ne me fournisse les moyens d’amener ces témoins devant cette cour, il est essentiel à ma défense que les divers papiers, écrits et documents qui m’ont été enlevés, quand je me suis rendu au général Middleton, et qui m’ont été pris par lui et ses officiers dans ma maison plus tard, soient placés entre les mains de mes avocats, pour qu’ils les examinent et les étudient avant que je subisse mon procès. »

« Monsieur, vous voyez de quelle manière on a traité l’accusé en cette occasion. Il demandait de deux choses l’une. Il disait : Ou fournissez-moi certains témoins, Gabriel Dumont et Michel Dumas et autres ; ou bien, si vous ne pouvez ou ne voulez pas acquiescer à cette demande, rendez à mes avocats les papiers qui m’ont été enlevés à Batoche. Y eut-il jamais requête plus raisonnable ou plus modérée présentée devant une cour de justice ? Cet homme disait simplement : je n’insisterais pas absolument pour avoir ces témoins essentiels à ma cause, si vous ne pouvez les amener ici, mais au moins il y a une chose que vous pouvez faire pour moi : c’est de me donner communication des papiers qui m’ont été enlevés à Batoche. Pourquoi ces papiers n’ont-ils pas été produits ? Raison d’État !… Allons donc ! ces papiers ont été demandés pendant la présente session, et le gouvernement a spontanément consenti à leur production sans faire la moindre objection. Où pouvait donc être, alors, cette raison d’État ? Il est vrai que ces papiers n’ont pas encore été produits devant nous, mais au moins la raison d’État invoquée au procès ne l’a pas été et pourquoi ? Parce que cette raison n’aurait pas soutenu un instant d’examen devant ce parlement.

« Il y a plus, après ce procès incomplet, le jury a recommandé le prisonnier à la clémence du tribunal. Le ministre des Travaux Publics a dit l’autre jour que c’était chose tout ordinaire que ces recommandations à la clémence du tribunal. Assurément, ce ne sont pas là des choses extraordinaires, mais ce qui est très extraordinaire, par exemple, c’est que le gouvernement ne tienne aucun compte de ces recommandations. C’est là le fait extraordinaire qu’on a vu en cette occasion. Après le procès, il y avait dans l’esprit de bon nombre de partisans du gouvernement une telle conviction que pleine et entière justice n’avait pas été rendue, qu’ils présentèrent sur le champ une pétition au gouvernement pour demander une commission chargée de faire l’examen du prisonnier, afin de s’assurer s’il était sain d’esprit ou non. Cette pétition a été présentée, à maintes reprises, m’informe-t-on, au gouvernement, par des amis du gouvernement. Celui-ci n’a pas refusé, mais il a traité cette pétition comme il avait traité toutes celles des Métis : il a différé, différé jusqu’à la semaine même qui devait précéder l’exécution. Et alors vint la commission… Était-ce bien une commission ? Je ne sais au juste ce que c’était ; quelles instructions avaient été données ? C’est ce que nous ignorons. Mais ce que nous savons, c’est que le 8 novembre 1885, juste une semaine avant l’exécution, deux médecins de l’Est étaient à Régina et faisaient l’examen du prisonnier. Ces personnes étaient-elles envoyées à Régina avec mission de décider si la sentence devait être commuée ou non ? Je dis péremptoirement que non.

« C’est encore une accusation que je porte contre le gouvernement : lorsqu’il a envoyé cette prétendue commission à Régina pour faire l’examen de Riel, ce n’était pas avec mission de déterminer si la sentence devait être exécutée ou commuée, mais simplement pour jeter de la poudre aux yeux du public, afin de permettre au gouvernement de dire : Nous avons consulté des spécialistes, et ils ont fait un rapport de sanité d’esprit. Mais, monsieur l’Orateur, il est prouvé qu’au moment même où cette commission siégeait à Régina, pendant que le docteur Lavell et le docteur Valade faisaient subir un examen à Riel, le 6, le 7 et le 8 novembre, pour s’assurer s’il était sain d’esprit ou non, en ce moment même le gouvernement avait décrété inexorablement la mort de Riel. Voilà qui restera à la honte du gouvernement, peut-être plus que tout le reste, parce qu’en ce moment-là même, il jouait tout simplement la comédie. Ce n’était pas la justice qui l’inspirait ; il voulait simplement aveugler, tromper le public.

« Je sais, monsieur, que l’arrêt de l’Exécutif contenant la décision finale a été signé le 22 novembre ; mais plusieurs jours avant cette date, le gouvernement avait formé son jugement. C’est vers cette date que le ministre de la Milice fit un voyage au Nord-Ouest. Il arrivait à Winnipeg, le 7 ou le 8 novembre, de sorte qu’il avait dû quitter Ottawa vers le 3 ou le 4, ou même le 2 novembre. Or, avant même le départ de l’honorable ministre d’Ottawa pour Winnipeg, le sort de Riel était irrévocablement décidé par les conseillers de Son Excellence. Nous en avons la preuve dans l’aveu du premier ministre lui-même. Voici une lettre écrite par lui au ministre de la Milice :

« Mon cher Caron,

« Vous vous plaignez d’être accusé d’avoir quitté Ottawa avant que l’Exécutif eût pris une décision à l’égard de Louis Riel, et cela pour déserter votre poste afin de ne pas participer à cette décision.

« Cela est tout à fait faux ; puisque avant même votre départ pour Winnipeg, nous en étions arrivés à la conclusion, en votre présence, comme membre du conseil, qu’il était nécessaire, dans l’intérêt de la justice, que la sentence fût exécutée. »

« Monsieur, rendons au ministre de la Milice ce qui lui est dû ; il a eu sa large part du sang de Louis Riel ; il n’est que juste qu’il bénéficie de ce qui lui appartient. Dès avant son départ d’Ottawa, la décision finale avait été arrêtée entre lui et ses collègues. Qu’il garde toute sa part de mérite, si l’on peut appeler ainsi ce qu’il a fait, ou qu’il ait sa pleine part de honte ! Qu’il ait sa part de responsabilité dans la comédie qui a été jouée par la suite devant le public. Car enfin, je le demande à tout homme sensé ; je le demande à tous ceux qui siègent sur les banquettes de l’opposition ; je le demande à tous les citoyens du pays : y eut-il jamais rien de plus honteux de la part d’un gouvernement que d’envoyer, dans le seul but de se moquer du public, une commission pour s’assurer de l’état mental d’un prisonnier, lorsqu’il était formellement décidé entre eux que l’exécution aurait lieu quand même ? Pourquoi donc cette enquête sur la sanité ou l’insanité du prisonnier, si le gouvernement avait dès lors décidé et statué qu’il serait exécuté ? Pourquoi ? Ce qui est arrivé depuis le fait voir ; c’était pour pouvoir dire au peuple du Canada : Nous avons consulté des hommes de l’art, ils ont fait leur rapport, et c’est sur leur rapport que nous avons agi ! » …

Laurier aborde ensuite la question de l’exécution de Scott, et il condamne cette exécution ; mais il trouve injuste qu’on la réveille constamment afin d’entretenir le fanatisme national. Il démontre que cet incident regrettable de l’insurrection de 1870 ne devrait pas être invoqué contre Riel, et il ajoute :

« Je regrette que le gouvernement, dans cette occasion, n’ait pas trouvé un exemple à suivre dans l’une des pages de l’histoire de nos voisins.

« Après la guerre civile, il y eut des gens qui, lorsqu’ils eurent appris les atrocités commises dans la prison d’Andersonville et ailleurs, demandèrent que, si une amnistie était accordée, du moins ceux qui étaient coupables de ces cruautés fussent poursuivis en justice. Cependant, pas une goutte de sang ne fut répandue, aucun procès n’eut lieu et il est évident que cette façon d’agir a contribué à faire de la nation américaine la grande et puissante nation qu’elle est maintenant.

« Je regrette aussi que le gouvernement n’ait pas détaché une autre feuille de l’histoire du peuple américain. Il y avait une raison — une grande raison, à mon sens — pour l’engager à accorder, sinon l’amnistie, au moins une commutation de peine. Le 13 mai, le lendemain de la bataille de Batoche, le général Middleton, commandant des forces canadiennes, écrivait à Louis Riel :

« Monsieur Riel,

« Je suis prêt à vous recevoir, vous et votre conseil, et à vous protéger jusqu’à ce que votre affaire ait été décidée par le gouvernement canadien.

« Fred. Middleton. »

Riel se rendit alors. Est-ce sur la foi de cette lettre, de cette invitation du général Middleton, qu’il s’est rendu ? Il ne saurait y avoir là-dessus de meilleur témoin que le général Middleton lui-même :

« Mai, 15.

« J’envoyai des partis d’hommes à cheval, sous les ordres du major Boulton, pour battre les bois. Dans l’après-midi, deux éclaireurs, Armstrong et Hourie, qui avaient été envoyés avec Boulton et qui s’étaient détachés du parti d’eux-mêmes tombèrent sur Riel, qui se rendit en leur tendant une lettre, dans laquelle je le sommais de se rendre et lui promettais de le protéger jusqu’à ce que son affaire eût été prise en considération par le gouvernement canadien. »

« Monsieur, n’est-ce pas là la preuve que Riel s’est rendu sur la foi de la demande qui lui en était faite par le général Middleton ? S’il en est ainsi, je demanderai à tout homme juste et honorable si le gouvernement canadien était justifiable d’exécuter ensuite un homme qui s’était constitué leur prisonnier sur leur propre invitation ? Il se peut qu’au point de vue strictement légal Riel n’ait pas pu invoquer cela comme un empêchement à toute mise en accusation contre lui, mais, dans mon opinion, il doit répugner à tout esprit juste et honorable de voir traîner au gibet un homme qui se constitue votre prisonnier, à votre demande, afin d’éviter une nouvelle effusion de sang.

« La lettre du général Middleton était sans doute dictée par un louable sentiment d’humanité, c’était aussi un acte éminemment politique. Le rapport du général, après la prise de Batoche, nous apprend que l’une de ses idées fixes était la capture de Riel. Cela se conçoit aisément. Tant que Riel était en campagne, la rébellion ne pouvait pas être considérée comme finie ; il pouvait encore organiser des bandes de guérillas, et il aurait encore fallu du sang et de l’argent pour détruire ces derniers vestiges de rébellion. Le général dit dans son rapport :

« Nous nous mîmes en marche dans la direction du gué Lépine. Ayant fait halte pour le dîner, je reçus avis que Riel était dans le voisinage, ce qui me décida à pousser sur le gué Short ou Guardapui, de quelques milles plus proche et d’y bivouaquer pour la nuit. »

Comme on le voit, le général se voit obligé de modifier sa marche parce que Riel est dans un certain endroit où il ne s’attendait pas à le trouver. Le moins que le gouvernement eût dû faire quand Riel s’est rendu, ce n’était certes pas de le traiter comme s’il avait été pris les armes à la main dans un combat. Nous avons à ce sujet un beau précédent : celui du général Lee et du général Grant. Le 2 avril 1865, Richmond, qui avait si longtemps résisté aux troupes de l’Union, capitula, et le général Lee commença sa retraite avec l’intention de joindre son armée à celle du général Johnston. Il fut suivi de près par l’armée victorieuse, et le 7 avril, le général Grant lui envoya une lettre, dans laquelle il ne le sommait pas, mais l’engageait simplement à se rendre. Le général Lee refusa et continua de se battre ; mais deux jours plus tard, voyant que la situation était désespérée, il demanda une entrevue au général Grant et consentit à se rendre. Le général dicta ses conditions, l’armée fut renvoyée sur parole. Pas un soldat ne fut détenu, mais tous eurent leur liberté tant qu’ils ne reprendraient pas les armes et ne violeraient pas les lois des États-Unis. Il y eut en haut lieu aux États-Unis quelques personnes qui crurent que cela ne devait pas empêcher le gouvernement de poursuivre les chefs, car ils étaient certainement coupables de trahison. Le nouveau président des États-Unis, Andrew Johnson, prit même des mesures pour faire un procès au général Lee et à un certain nombre de ses principaux officiers ; mais le général Grant s’y opposa carrément. C’est là qu’apparaît la grandeur d’âme du général Grant ; il menaça de donner sa démission et de quitter l’armée si le général Lee et les autres prisonniers de guerre étaient mis en accusation. Quelques mois après, un comité du Congrès était saisi de la question. Le général Grant fut appelé devant le comité et rendit ce témoignage :

« J’ai dû fréquemment intercéder pour le général Lee et les autres officiers prisonniers sur parole, pour cette raison que, tant qu’ils respectent les lois des États-Unis, leur parole les protège contre toute arrestation et procès. Dans le temps, le Président entretenait l’opinion directement contraire, c’est-à-dire qu’il fallait faire un procès et punir. Il demandait quand le temps viendrait où l’on pourrait punir. Je répondis : Jamais, tant qu’ils obéiront aux lois et respecteront les termes de la capitulation.

« Eldridge. — Vous envisagiez cela comme une reddition sur parole, et souteniez qu’ils ne pouvaient subir un procès que lorsqu’ils violeraient cette parole ?

« Grant. — Oui, c’était là ma manière de voir.

« Eldridge. — Considériez-vous que cela s’applique à Jefferson Davis ?

« Grant. — Non, monsieur, car lui n’avait pas donné sa parole. Cela ne s’appliquait à aucune des personnes capturées qui n’avaient pas donné leur parole.

« Eldridge. — Le Président insistait-il pour que le général Lee subît son procès pour trahison ?

« Grant. — C’était sa prétention… Je persistai à dire que le général Lee n’aurait pas rendu son armée ni rendu les armes, s’il eût supposé qu’après s’être rendu il dût subir un procès pour trahison et être condamné.”

« Eh bien, n’est-il pas manifeste, comme l’a dit l’autre soir l’honorable député de West-Huron, que si Riel eût supposé qu’en se rendant il subirait le même sort que s’il était fait prisonnier, jamais il ne se fût rendu, mais qu’il eût fait ce qu’ont fait Gabriel Dumont et plusieurs autres ? Pour revenir au précédent américain, qui peut douter que des deux hommes, Andrew Johnson et le général Grant, le véritable homme d’État, le vrai patriote était celui qui plaidait en faveur de la clémence ?

« On voit le résultat aujourd’hui. Vingt ans à peine se sont écoulés depuis que cette rébellion, la plus formidable qui ait jamais désolé un pays, a été subjuguée, et précisément à cause de la politique de clémence adoptée par les vainqueurs, les deux sections de ce pays sont aujourd’hui plus intimement unies que jamais auparavant, plus intimement qu’elles ne l’avaient été lorsqu’elles avaient combattu pour l’indépendance. Voilà l’exemple qu’aurait dû suivre le gouvernement canadien ; car, je le répète, ce n’est pas en répandant le sang qu’on fera une nation unie de la nôtre, mais uniquement en se montrant généreux, miséricordieux pour toutes les offenses politiques. Le gouvernement dit qu’il voulait faire un exemple. Voici ce qu’on lit dans le dernier paragraphe de son apologie écrite :

« En arrêtant sa décision sur la demande que l’on a faite de commuer la sentence rendue contre le prisonnier, le gouvernement a dû ne pas perdre de vue la nécessité d’un châtiment exemplaire et terrifiant pour le crime commis dans une contrée située, sous le rapport des établissements et de la population, comme le sont les territoires du Nord-Ouest ; l’isolement des colons sans défense, qui y sont déjà établis ; les horreurs auxquelles ils seraient exposés dans le cas d’un soulèvement des sauvages ; l’effet sur les immigrants de la moindre défaillance dans l’administration de la justice ; et les conséquences fatales qui se produiraient si des crimes, comme celui commis par Riel, restaient impunis parce que le coupable serait sujet à des illusions ou pourrait faire croire qu’il l’est. »

« Ah ! oui, le gouvernement a convaincu tous ceux dont il parle, Métis, Indiens, colons de race blanche, de la force de son bras, de sa toute-puissance à châtier. Plût au ciel qu’il se fût donné autant de peine pour les convaincre tous, Métis, Indiens et colons de race blanche, de son désir, de son bon vouloir à leur rendre justice, à les traiter convenablement ! S’il avait pris les mêmes peines pour faire le bien qu’il en a pris pour punir le mal, il n’aurait jamais eu besoin de prouver à ce peuple que la loi ne saurait être violée impunément, parce que jamais la loi n’aurait été violée. Tandis qu’aujourd’hui, pour ne rien dire de ceux qui ont perdu la vie, nos prisons regorgent d’hommes, qui, désespérant de jamais obtenir justice par la paix, ont cherché à l’obtenir par la guerre ; d’hommes qui, désespérant de jamais être traités comme des hommes libres, ont préféré se jeter dans les dangers d’une insurrection plutôt que de se voir traiter en esclaves. Ah ! ces hommes ont cruellement souffert, ils souffrent encore ; mais patience ! leurs sacrifices ne resteront pas sans récompense. Leur chef est dans la tombe ; ils sont eux-mêmes dans les fers, mais du fond de leurs cachots, déjà, ils peuvent voir qu’elle s’est levée sur leur pays l’aurore de cette justice, l’aurore de cette liberté après laquelle ils soupiraient.

« Oui, leur martyre a préparé le triomphe de leur pays ! Ils sont dans les fers aujourd’hui ; mais les droits pour lesquels ils se sont battus sont reconnus. Nous n’avons pas encore devant nous le rapport de la commission, mais nous savons que déjà l’on a fait droit à plus de deux mille des réclamations si longtemps repoussées. Mieux que cela encore. Nous lisons dans le discours du trône qu’enfin ces territoires vont avoir une représentation dans le Parlement. Voilà encore une mesure de justice qui était réclamée depuis longtemps, mais en vain, de ce côté de la Chambre. Cela ne se pouvait pas alors ; mais après la guerre, cela se peut ; c’est la dernière conquête de cette insurrection. Oui, je le répète encore, leur martyre a préparé le triomphe de leur pays, et ce seul fait nous prouve qu’il y avait là cause suffisante, indépendamment de toute autre, pour se montrer clément et pour celui qui est mort et pour ceux qui survivent. »

M. Laurier avait prononcé son discours en anglais, dans un anglais irréprochable. J’ai cru devoir en publier quelques extraits, malgré la pauvreté de la traduction officielle, afin de donner une idée de l’argumentation solide et brillante qui le caractérise.

Laurier avait à peine prononcé les dernières paroles de son discours, au milieu de l’émotion générale de la députation et du public, que la plupart des députés l’entouraient pour le féliciter chaleureusement.

La Chambre paraissait tellement impressionnée que sir John-A. Macdonald ne voulut pas qu’elle restât sous l’empire de l’émotion qu’elle éprouvait et manifestait. Il demanda l’ajournement de la Chambre.

Le lendemain, M. Blake, dont le témoignage a une grande valeur, disait :

« Non content d’avoir, depuis de longues années et dans sa propre langue, remporté la palme de l’éloquence parlementaire, mon honorable ami nous a enlevé la nôtre ; il vient de prononcer un discours qui, dans mon humble jugement, mérite ce suffrage, car je crois être vrai en déclarant que c’est le plus beau discours parlementaire qui ait été prononcé dans le parlement du Canada, depuis la Confédération. »

« Il a fait un discours — écrivait M. Tarte, dans Le Canadien — qui, dans n’importe quel pays du monde, placerait son auteur au premier rang de maître de la langue française. M. Laurier est vraiment hors de pair dans l’éloquence étudiée, policée, qui fait les délices des auditoires triés sur le volet. Les clameurs violentes de la foule le laissent froid et indifférent ; il lui faut un amphithéâtre garni de lettrés. »

La Gazette de Montréal, l’organe des conservateurs anglais, l’appelait « l’orateur à la bouche d’argent ».

Il n’y eut pas d’exception, tous les journaux conservateurs et libéraux proclamèrent que Laurier venait de remporter un succès merveilleux, que son éloquence était un honneur pour la Chambre et le pays.

Le correspondant du Star de Montréal, écrivait :

« Ottawa, 17 mars.

« Le discours prononcé par l’honorable Wilfrid Laurier, hier au soir, est considéré comme un des plus beaux qu’il ait jamais faits et comme une des plus admirables pièces d’éloquence qu’on ait entendues au Parlement depuis la Confédération.

« M. Laurier s’est exprimé dans les termes les plus nobles, sans faire appel à l’esprit de parti, sans injurier qui que ce soit, sans recourir à la déclamation, envisageant le sentiment des Canadiens-français relativement à l’exécution de Riel sous son aspect le plus simple et le plus droit.

Avec une clarté et une simplicité étonnantes, avec une profonde conviction, il défendit l’honneur de ses compatriotes contre l’accusation d’avoir attaqué les institutions du pays, parce que les tribunaux avaient condamné un de leurs concitoyens d’origine française.

« On ne s’attendait nullement qu’il prendrait la parole à ce moment-là ; le fait est qu’il y fut forcé. M. Rykert, le député de Lincoln, avait parlé pendant plusieurs heures, et M. Béchard l’avait suivi. Lorsque M. Béchard reprit son siège, à dix heures et demie du soir, après avoir prononcé un court discours, personne ne se leva à droite pour lui répondre. Il y eut silence durant une couple de minutes, et le président demanda si la motion serait mise aux voix. Personne ne répondit, et le président allait prendre le vote, lorsque M. Laurier se leva. Les conservateurs applaudirent sarcastiquement, le but évident du gouvernement ayant été de forcer soit M. Laurier ou M. Blake de parler tout d’abord et de donner la réplique aux ministériels. M. Laurier prit donc la parole, mais les conservateurs durent regretter amèrement leur tactique.

« M. Rykert avait réussi à vider la Chambre et M. Béchard ne l’avait pas remplie, mais à peine M. Laurier avait-il commencé son discours que presque tous les députés étaient retournés à leurs sièges. Durant les deux heures qui suivirent, M. Laurier, avec son éloquence habituelle, parla au milieu d’un silence interrompu seulement par les acclamations et les applaudissements ; le fait est qu’à certains moments on pouvait entendre le tic-tac de l’horloge de la Chambre. »

M. Galbraith, un député anglais et conservateur, dit, en montrant Laurier du doigt, à quelques amis : « Ce jeune homme sera, un jour, premier ministre du pays. »

M. Galbraith fut bon prophète.