Le Crépuscule des dieux
LONDRES.
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MAYENCE.
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BRUXELLES.
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SCHOTT & CO.
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B. SCHOTT'S SÖHNE.
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SCHOTT FRÈRES.
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Les principes d’après lesquelles sont établies les traductions musicales equirythmiques d’Alfred Ernst, sont maintenant trop connus pour qu’il soit utile de les exposer à nouveau. En publiant sa version du Crépuscule des dieux nous croyons seulement devoir reproduire les quelques réflexions que lui-même avait écrites comme pour résumer ses pensées, abstraction faite des difficultés de réalisation, et qu’on a pu lire dans la préface de Siegfried :
« Une version wagnérienne est une œuvre de foi, une œuvre de sacrifice — d’absolu dévouement à l’idée. Qui s’attaque à une telle entreprise en d’autres dispositions ne la conduira pas à bonne fin.
« — Une version à chanter, écrite d’après un original qui se chante, n’a sa vraie valeur que par le chant lui-même et à l’audition. Les mots et les phrases d’une traduction équirythmique sont analogues aux plombs grossiers qui cernent les figures d’un vitrail. Ces plombs ne valent que par les verres de couleur qu’ils enchâssent et qu’ils répartissent. Si on les considère en eux-mêmes, dépouillés des verres splendides, ils n’ont aucune beauté. Pourtant, ils sont indispensables. Ils sont les linéaments de la beauté sans la vie. C’est la lumière, c’est la couleur, c’est le chant qui donne la vie.
« — La nécessité de traduire Wagner aussi littéralement que possible vient de ce que le maître déduit sa mélodie vocale uniquement de mots essentiels. L’accent est à la fois prosodique et mélodique. Le vocable et le mélos s’identifient. On ne peut pas toujours arriver à faire passer cette identification de l’allemand en français ; mais il faut tendre à ce but. Les inversions, les constructions plus ou moins hardies s’atténuent toujours dans la musique si elles sont réellement réclamées par la musique.
« — Wagner réprouve absolument le style des paroles d’opéras. Son lyrisme part des faits les plus simples et s’exprime naturellement. Le traducteur manque à son devoir s’il ne s’attache pas à rendre le naturel de l’expression. Il ne faut jamais oublier en Wagner le caractère populaire germanique qui est très prononcé.
« — Les vers de l’Anneau du Nibelung sont des vers métriques mesurés par le nombre des accents forts et sans rimes. Ce type de vers libres peut avoir des avantages sérieux pour la musique, à la condition qu’il soit traité librement, dans un sens expressif.
« — On peut et l’on doit tirer des conditions sévèrement rythmiques et de l’exacte prosodie que comporte une traduction musicale bien faite de bonnes leçons pratiques, tant pour la composition de textes à chanter que pour l’accentuation correspondante du mélos lui-même. L’étude comparative des paroles et de la musique chez Wagner montre le défaut de nos mélodies courantes où le chant s’épanouit d’une manière sensiblement pareille sur les remplissages verbeux et sur les parties expressives ; elle incite à découper les mots suivant leur accent propre ; elle ne permet plus qu’on fasse aux syllabes muettes un sort anormal, illogique et qui va jusqu’à changer la physionomie de vocables à désinences féminines ; elle fait, enfin, condamner irrémissiblement la plate déclamation par valeurs égales qui sévit si tristement dans nos opéras.»
Siegfried | Ténor. |
Gunther, roi des Gibichungs | Baryton. |
Alberich | Baryton. |
Hagen, fils d’Alberich | Basse. |
Brunnhilde | Soprano. |
Gutrune, sœur de Gunther | Soprano. |
Waltraute | Mezzo soprano. |
Les trois Nornes | 1 — Contralto. |
2 — Mezzo soprano. | |
3 — Soprano. | |
Les trois Filles du Rhin | Woglinde — Soprano. |
Welgunde — Mezzo soprano. | |
Flosshilde — Contralto. |
(Le décor est le même qu’au dénouement de la seconde journée [3e acte de la Walkyrie]. — Le roc des Walkyries. — Il fait nuit. Au profond de la scène, des reflets de flammes.
Les trois Nornes ont l’apparence de femmes de haute taille, drapées de vêtements sombres, à grands plis. La première (l’aînée) est couchée à l’avant scène, sous le sapin ; la seconde (plus jeune) est allongée sur un banc de pierre ; la troisième (la dernière née) est assise à l’arrière plan sur une saillie de roc.
Sombre silence et immobilité.)
- Quel feu brille là ?
- L’aube du jour déjà ?
- Loge clair flambe
- autour du rocher.
- C’est la nuit.
- Ne file-t-on ?
- Chante-t-on pas ?
- Pour que l’on file et qu’on chante
- où fixes-tu la corde ?
- Que bien ou mal advienne,
- je tends la corde et chante.
- Sous le frêne sacré filant,
- j’ai vu pousser du tronc superbe
- d’almes rameaux puissants.
- Dans l’ombre fraîche un flot chantait ;
- Sages runes y murmuraient :
- j’ai dit leur sens sacré.
- Un dieu hardi[1]
- vint pour boire à ce flot ;
- et, perdant un œil,
- paya l’éternelle rançon.
- Au vieux frêne saint
- Wotan prit, lors, un branche ;
- son épieu robuste
- il l’a formé de ce bois.
- Au cours des temps très longs
- l’arbre blessé dépérit ;
- jaunes, churent les feuilles ;
- sec, l’arbre mourut ;
- triste, le flot de la source tarit.
- Sourds et mornes
- furent mes chants.
- S’il faut ourdir
- loin du frêne désormais,
- que ce sapin me serve
- à suspendre la corde.
- Chante, Sœur ;
- la corde à toi !
- Sais-tu ce qui vient ?
- L’ordre saint qui préside aux pactes
- fut par Wotan
- sur l’épieu gravé :
- telle, l’arme tenait le monde.
- Un fier héros
- rompit d’un coup cet épieu :
- ainsi se rompt
- des Traités l’auguste faisceau.
- Alors Wotan fit abattre
- le frêne du monde en morceaux,
- et son bois
- ne fut que ruine.
- Le frêne gît ;
- c’est de la source fini.
- Si je suspends
- au rocher tranchant la corde,
- chante, Sœur ;
- la corde à toi.
- Sais-tu ce qui vient ?
- Le Burg se dresse
- qu’ont fait les géants.
- Parmi dieux et braves,
- peuple sublime,
- s’y tient Wotan assis.
- Du bois coupé
- le vaste amas
- monte haut
- comme la Salle.
- Le frêne du monde est là !
- Si ce bois brûle
- en flammes sacrées,
- si le feu ronge
- le Burg éclatant,
- la race divine
- touche pour jamais à sa fin.
- Est-ce encor tout ?
- Qu’on tresse la corde à nouveau ;
- Du Nord, vers toi
- je vais la lancer.
- File, Sœur,
- et chante !
- Est-ce le jour,
- ou l’éclat de la flamme ?
- Troublés sont mes regards ;
- mal clair je vois
- le passé auguste
- où Loge vint
- briller dans l’ardeur du feu.
- Sais-tu ce qu’il devint ?
- Par sa lance sainte
- l’a dompté Wotan ;
- Loge sut le tromper.
- Dans la hampe, aux Runes,
- pour sa revanche
- mord et ronge sa dent ;[2]
- mais, par la pointe
- toute puissante,
- Wotan exige
- qu’au roc de Brunnhilde il flambe.
- Sais-tu ce qu’il devient ?
- Les éclats aigus
- de l’arme brisée
- Wotan les a plongés
- dans le cœur de l’Ardent.
- Vite embrasés,
- rouges brandons,
- le dieu les jette au bûcher sombre
- qu’il fit du frêne du monde.
- S’il faut dire
- ce qui vient ?
- Vite, Nornes, tressez !
- La nuit meurt ;
- rien n’est visible.
- La corde, en vain
- j’en cherche les fils ;
- brouillés sont tous leurs réseaux.
- L’horreur m’apparaît ;
- pour moi tout se confond.
- Du Rheingold[3]
- que le gnome a ravi
- sais-tu ce qu’il advint ?
- La roche dure
- coupe la corde.
- Peu sûrs
- tiennent ensemble les fils.
- Ils vont s’entremêlant.
- Angoisse et haine
- viennent vers moi de l’anneau.
- Un vœu de vengeance
- ronge les fils assemblés.
- Sais-tu ce qu’il advient ?
- Trop lâche le câble !
- trop court pour moi !
- Si vers le Nord il faut qu’on le lance,
- ferme soit-il tendu !
- Il rompt ! 2e Norne.
- Il rompt !
- Il rompt !
- Il rompt !
- Science est à son terme !
- Par nous plus d’oracle jamais !
- En bas !
- Vers la mère !
- En bas !
- Loin d’autres gloires,
- cher vaillant,
- te sais-je aimer,
- si je te tiens ?
- La seule crainte
- qui m’arrête
- c’est que mon cœur t’ait donné trop peu.
- Ma science divine
- put t’ouvrir
- l’ample trésor
- des saints secrets ;
- mais de ma force
- le sceau virginal,
- toi, tu le pris,
- et tu m’as soumise.
- Ma science meurt,
- mon désir survit.
- D’amour prodigue
- et faible pourtant,
- que l’humble femme
- encor te plaise
- qui, sauf son rêve,
- ne t’offre plus rien.
- J’eus plus de dons de toi
- que je n’en peux garder.
- Pardonne si ta sagesse
- me laisse encor ignorant.
- Je garde un savoir pourtant :
- Pour moi Brunnhilde vit ;
- et je sais encor ceci :
- Brunnhilde sur moi règne !
- Si ton amour me reste,
- oh ! pense à toi seulement,
- et pense à tes victoires,
- et pense au feu terrible
- qu’en brave, tu sus vaincre,
- gravissant le roc embrasé !
- Brunnhilde,
- pour t’étreindre.
- Et pense à la vierge guerrière
- d’un profond sommeil captive
- dont tu vins le heaume écarter.
- Brunnhilde,
- pour l’éveil.
- Et pense aux pactes
- qui nous joignent,
- aux vœux fidèles
- que nous fîmes,
- à nos tendresses,
- notre vie.
- Brunnhilde ardente :
- ainsi toujours
- vivra dans ton cœur.
- Si tu restes ici
- sous la garde sainte du feu,
- pour prix des sages Runes,
- prends de moi cet anneau.
- Des exploits dont j’eus l’honneur
- la force en lui revit.
- J’ai tué le hideux dragon
- qui l’a longtemps possédé.
- Prends cet anneau tout puissant
- et vois en lui mon amour !
- Qu’il soit mon unique trésor !
- Pour l’anneau prends encor mon cheval !
- Nous allions tous deux,
- jadis, parmi les nues ;
- ainsi que moi
- il perdit ce don.
- Aux vapeurs du ciel
- où brille la foudre,
- son vol plus ne saurait s’élancer ;
- mais aux buts que tu veux,
- fût-ce en la flamme,
- va bondir Grane sans crainte.
- Toujours, ô brave !
- qu’il t’obéisse.
- Prends soin de lui ;
- il sait ta voix.
- Oh ! dis à Grane souvent
- de Brunnhild l’adieu !
- Par ta puissance
- verrai-je ainsi
- s’accroître ma gloire ?
- Mes combats seront les tiens,
- mes victoires te reviendront ;
- Sur ton cheval rapide,
- de ton bouclier couvert,
- Non, Siegfried plus je ne suis,
- Je suis de Brunnhild le bras.
- Qu’encore Brunnhild soit ton âme !
- Par elle s’enflamme mon cœur !
- Es-tu donc Siegfried et Brunnhild ?
- Où je suis nous sommes ensemble.
- Alors vide est mon rocher ?
- Unis nous y restons !
- O Forces divines,
- race suprême,
- Dieux, contemplez
- notre couple sacré !
- Disjoint, qui peut le rompre !
- Rompu, qui le disjoint ?
- Gloire à Brunnhilde, astre éclatant ! Brunnhilde.
- Gloire à Siegfried, jour triomphant
- Gloire à Brunnhilde, astre éclatant !
- Gloire ! flamme d’amour !
- Gloire ! flamme de vie !
- Gloire ! astre embrasé !
- Gloire ! jour triomphant !
- Gloire ! Brunnhilde ! Gloire !
- Gloire ! Gloire ! Gloire !
ACTE I.
Scène I.
- Entends, Hagen ;
- parle, héros.
- Fais-je, moi, seigneur du Rhin,
- Gunther, à Gibich honneur ? Hagen.
- C’est toi son fils,
- j’envie ta naissance
- car notre mère à tous deux,
- Dame Grimhild dut me l’apprendre.
- Toi, je t’envie ;
- n’envie rien de moi !
- J’ai le droit du sang ;
- sage, toi, tu l’es seul.
- Mi-frères oncques
- n’ont eu meilleur compte.
- Ton conseil seul m’est à cœur ;
- parle-moi de mon honneur.
- Donc, blâme sur toi,
- trop faible l’honneur ;
- je sais des biens insignes
- que le Gibichung n’a pas conquis.
- Pour ton silence
- sois blâmé.
- L’été de vos jours vous trouve,
- vous, les Gibichungs,
- toi, Gunther, seul toujours,
- toi, Gutrun, sans époux !
- Où vois-tu donc ceux-là
- pour notre gloire faits ? Hagen.
- Je sais femme
- unique sous le ciel.
- Un roc altier la prit.
- La flamme rugit à l’entour.
- Seul qui franchira le feu
- à Brunnhilde pourra s’unir.
- Ne suis-je de cœur à passer ?
- Un plus fort que toi
- est seul marqué.
- Quel est ce brave sans pair ?
- Siegfried, des Wælsungs issu,
- c’est lui le fort des forts.
- Par frère et sœur
- d’amour esclaves,
- Siegmund et Sieglinde,
- fut engendré le noble fils,
- dans le bois grandi librement
- De Gutrun qu’il soit l’époux.
- Quels exploits a-t-il pu faire
- qu’on le nomme un héros sans rival ?[4]
- A Neidhöle
- sur l’or pris au Rhin,[5]
- veillait un géant dragon.
- Siegfried, fermant sa gueule à jamais,
- à mort l’a frappé de son fer.
- Du surprenant haut fait
- sortit glorieux son nom.
- Je sais du trésor l’histoire :
- il cache un rare joyau,[6]
- Qui bien en saurait user
- aurait sous sa loi l’univers.
- Et Siegfried a le butin ?
- Serfs sont les Niblungs pour lui.
- Et Brunnhilde, il peut l’avoir seul ?
- Pour tout autre monte le feu.
(Se levant avec un geste de mauvaise humeur).
- En vain, le trouble, l’émoi !
- Ce qui ne m’est promis
- qu’en fais-tu donc naître
- en moi l’attrait !
- Mais que Siegfried l’amène ici,
- lors sera Brunnhilde à toi.
- Qui peut obliger cet homme
- à s’entremettre ainsi ?
- Ton vœu pourra l’y contraindre
- s’il voit Gutrune d’abord.
- Tu railles, aigre Hagen !
- Pour lui quel charme aurais-je ?
- Le plus brillant
- des héros humains
- de femmes belles entre toutes
- dut être aimé déjà.
- Eh ! songe au philtre secret
- et crois en moi qui l’ai conquis.
- Tel brave qu’il te plaira
- par son pouvoir sera tien.
- Vienne donc Siegfried ici.
- Qu’il boive le philtre enivrant ;
- avant toi la femme qu’il vit
- — bien mieux, qu’il put rechercher, —
- s’efface, tombe en oubli.
- Or, dites :
- bon semble mon conseil ?
- Louanges à Grimhild
- de qui ce frère nous vint !
- Oh ! que Siegfried s’offre à moi ! Gunther.
- Comment le rencontrer ?
- Oh ! que Siegfried s’offre à moi !
- Toujours en quête
- d’exploits nouveaux
- étroit pour lui
- se fait le monde.
- Lancé en ses chasses sans fin
- sur ta rive il doit aborder.
- Comme un ami je l’attends.
- Au Rhin j’entends un cor.
- Dans une barque
- un homme, un cheval !
- Qu’il souffle gai dans son cor !
- D’un léger battement
- comme à l’aise sa main
- fait fuir l’esquif,
- rompt le courant !
- Cet homme si fort,
- ce puissant rameur,
- c’est celui-là qui tua le monstre.
- Siegfried, c’est lui,
- oui, et nul autre !
- Vient-il vers nous ?
- Hoi-ho !
- Héros, qui cherches-tu ?
- Le fils puissant de Gibich.
- Que sa demeure
- te fasse accueil.
- Halte ! car c’est ici !
Scène II.
- Los ! Siegfried,
- cher vaillant !
- Qui est maître ici ?
- Gunther, moi que tu veux.
- Grande est ta gloire,
- loin, au Rhin :
- veux-tu lutter
- ou bien m’être ami ? Gunther.
- Nul combat,
- tu es l’hôte !
- Qui prend mon cheval ?
- Confie-le moi.
- Mon nom de Siegfried,
- d’où l’as-tu su ?
- Je t’ai reconnu
- à ta vigueur.
- Va, soigne mon Grane.
- Tu n’as tenu
- si noble coursier
- en bride jamais.
- Salue en joie, héros,
- le Burg où fut mon père.
- Où que tu marches,
- sous tes regards
- prends pour tiens mes domaines.
- Vois sous tes ordres
- terre et gens :
- sur mon corps, foi jurée,
- je suis ton homme aussi. Siegfried.
- Sans terre et gens je viens à toi.
- Je n’ai château ni cour :
- legs unique, j’ai là mon corps
- qu’use à son gré la vie.
- J’ai l’épée seule que j’ai faite.
- Par son fer, foi jurée,
- tu peux sur nous deux compter.
- Mais du Niblung, dit-on,
- le fier trésor est ton bien !
- Richesse dont j’eus l’oubli,
- tant fais-je souci de l’or !
- En la caverne qu’il vieillisse
- où le monstre le gardait.
- Et rien ne t’a séduit ?
- Cet objet — j’ignore à quoi bon ?
- Le Tarnhelm même :
- le Niblung y mit tout son art
- Il peut, posé sur ton front,
- de cent formes te revêtir.
- Te plaît-il d’aller au loin,
- aussitôt, loin, tu te vois.
- N’as-tu donc pris que cela ?
- Le gardes-tu bien ?
- Fidèle, le garde une femme.
- Brunnhilde !
- Non, Siegfried, aucun échange !
- Sans prix est pareil joyau.
- Mince est mon bien en regard.
- Pour l’honneur seul veux-je être à toi.
- Sois bien venu
- chez Gibich, hôte !
- Sa fille
- t’offre le vin.[7]
- L’oubli vînt-il
- de tous tes bienfaits,
- ceci, du moins,[8]
- je m’en souviendrai.
- D’abord, je bois
- au cœur fidèle.
- Brunnhilde, c’est à toi.
- Toi dont le regard en feu m’a brûlé
- tu baisses les yeux devant moi ?
- Ah ! belle enfant,
- ferme les yeux.
- Mon cœur, en mon sein,
- flambe à leur feu.
- Torrent embrasé, je sens là
- que bout et brûle mon sang.
- Gunther, quel nom a ta sœur ?
- Gutrune.
- Les bonnes Runes,[9]
- en son regard puis-je lire ?
- A ton frère je me suis voué.
- Trop fier, il s’en défend.
- Vas-tu tromper aussi mon vœu
- si je me voue à toi ?
- N’as-tu, Gunther, de femme ?
- Seul suis-je encor
- et d’être époux loin de moi fuit l’espoir,
- car celle dont j’ai désir
- rien ne peut me la gagner. Siegfried.
- Qu’est-il d’impossible ?
- Suis-je point là ?
- Le roc altier la prit.
- Le roc altier la prit ?
- La flamme rugit autour.
- La flamme rugit autour ?
- Seul qui franchira le feu…
- Seul qui franchira le feu… ?
- A Brunnhilde pourra s’unir.
- Mais pour moi le roc est sans route ;
- la flamme rugit pour moi.
- Je brave les flammes ;
- pour toi soit cette femme !
- Ton ami suis-je
- et mon cœur est tien.
- Je veux être
- à Gutrune uni. Gunther.
- Gutrune t’est accordée !
- Brunnhilde va t’échoir.
- Va-t-elle être dupe ?
- Par ce heaume aidé
- prompt, j’aurai pris ton aspect
- Que nous enchaîne un serment !
- Vœu par le sang joigne nos cœurs ![10]
- Sève de vie,
- sang généreux,
- tombe en cette boisson !
- Sainte ardeur
- des frères unis,
- Mêle au vin notre sang.
- Ferme, je bois à l’ami.
- Libre et joyeux,
- fleuris entre nous,
- vœu qui nous rend frères.
- Qui forfait à l’ami,
- Que son sang versé
- clair au breuvage
- s’épanche en flots brûlants
- pour vengeance à l’ami !
- Tel suis-je lié !
- Tel bois-je, féal !
Pourquoi ne te joindre à nous ?
- Mon sang n’est bon pour ce vin ;
- point n’est-il pur
- comme est votre sang.
- Trouble et froid,
- morne en moi,
- jamais ma joue n’est rouge.
- Je dois donc fuir
- l’ardeur des serments.
- Laisse ce sombre esprit.[12]
- Prompts, au départ !
- Ma barque est là :
- Vite, nous, à la roche.
- Une nuit, au fleuve,
- reste en la barque.
- La femme t’y rejoindra.
- Sans nul repos tu pars ?
- Je n’aspire qu’au retour.
- Toi, Hagen,
- ici fais la garde.
- Où donc vont-ils si vite ?
- Chercher Brunnhilde au roc.
- Siegfried ?
- Vois par ce trait,
- pour femme s’il te désire ! Guntrune.
- Siegfried mien !
- Je reste à mon guet,
- garde du nef,
- pour écarter l’ennemi.
- Fils de Gibich, bon est le vent
- qui mène à l’épouse, l’époux !
- Il tient la barre, le fort héros
- pour toi s’offrant au péril.
- Sa propre femme
- il va te livrer.
- Moi, j’attends de lui l’anneau !
- Allez, fils libres,
- têtes légères,
- faites donc voile gaîment !
- Qu’on me méprise ;
- on va servir
- du Niblung le fils !
Scène III.
- Un frisson d’autrefois
- vient jusqu’à moi du large :
- l’espace vibre
- au vol d’un coursier ;
- à travers la nue il court vers le roc.
- Qui dans l’exil vient à moi ?
- Brunnhilde !
- Sœur ! Dis si tu veilles ?
- Waltraute, là !
- si doux m’est l’appel !
- C’est toi, sœur ?
- Toi, m’oser approcher ?
- Dans ce bois qui t’est connu,
- vite descends,
- et laisse là ton cheval.
- Est-ce bien toi ?
- Quel cœur as-tu
- toi qui sans crainte
- Brunnhild viens saluer ?
- C’est pour toi qu’ici j’ai volé.
- Quoi ! oses-tu, dans ta pitié,
- enfreindre l’arrêt du père ?
- ou plutôt, réponds :
- Wotan pour moi
- s’est-il fait moins dur ?
- Quand, malgré le maître,
- Siegmund eut mon aide,
- fille coupable,
- pourtant son vœu j’ai rempli.
- Sa colère est tombée,
- je le sais.
- Enfermée en un lourd sommeil
- s’il m’enchaîna sur ce roc.
- S’il me voua, faible, à l’homme,
- au passant venu m’éveiller,
- ma prière ardente
- toucha son cœur.
- Un rouge brasier,
- entourant le rocher,
- au lâche barra le chemin.
- Tel mon bonheur
- est sorti de ma peine.
- L’insigne héros
- me prit pour épouse !
- En sa tendresse
- brûle et chante mon être.
- N’es-tu jalouse de mon sort ?
- A mes ivresses veux-tu te joindre,
- prendre part à mes joies ?
- Etre complice
- d’un délire sans nom !
- Un autre plus grave souci
- me fait braver la défense.
- Trouble et peur, font ta misère ?[13]
- Donc le père s’irrite toujours ?
- Tu crains son courroux qui sévit ? Waltraute.
- Qu’il soit à craindre,
- mon tourment trouve sa fin !
- Quelles énigmes pour moi !
- Sois patiente
- et m’écoute avec soin.
- Au Walhall me ramène l’angoisse
- du Walhall qui me chassa.
- Que font les divins chefs du monde.
- Pèse le sens de mes paroles.
- Lorsque tu fus partie,
- le dieu nous tint hors des batailles.
- Plus de règle,
- nous chevauchons au hasard.
- Au Walhall, loin des héros,
- s’en va notre père.
- Sur son cheval,
- sans repos ni fin,
- il parcourt en tous sens l’univers.
- Hier, il nous revint ;
- dans sa main
- il tenait sa lance brisée,
- du glaive d’un brave rompue.
- Muet, d’un signe,
- aux guerriers, il fit à l’instant
- le frêne du Monde abattre.
- Le tronc en pièces,
- le bois s’amoncelle
- ainsi qu’un bûcher
- entourant l’auguste palais.
- Les dieux y font leur assemblée.
- Au trône sublime il s’assied.
- Près de lui se rangent,
- tremblants, tous les autres.
- En cercle, autour,
- la foule immense des braves.
- Lui, siège
- sans un mot,
- sur l’alme trône,
- morne, pensif,
- l’épieu rompu
- serré dans son poing.
- Des fruits de Holda
- plus il ne veut.
- Pâles d’angoisse,
- tous les dieux attendent.
- Ses corbeaux, noir couple,
- vont par le monde.
- S’ils rapportaient,
- d’heureux messages un jour
- lors, encore,
- l’ultime fois
- il sourirait à jamais !
- A ses pieds, en larmes,
- nous gisons, Walkures ;
- sourd reste le père
- à nos plaintes.
- Des craintes sans fin,
- rongent nos cœurs défaillants.
- J’ai sangloté
- sur sa poitrine ;
- ses yeux ont pleuré.
- Il t’évoque, Brunnhilde, toi !
- Profond soupir !
- L’œil se ferme,
- et, comme en rêve,
- sortent ces mots :
- « Aux pures eaux du fleuve,
- si cet anneau, par elle est rendu,
- d’anathème, enfin,
- se sauvent dieu et monde ! »
- Pensive, alors,
- quittant la salle,
- où tous se taisent,
- vite, je pars.
- En hâte et sans bruit,
- je prends mon cheval ;
- Je fends l’orage vers toi.
- Toi, ma sœur,
- écoute-moi :
- tout le possible,[14]
- le veuille ton cœur.
- Sauve les dieux de l’horreur !
- Quel rêve amer, sinistre,
- m’a déroulé ton récit !
- Du saint nuage
- couvrant les dieux
- mon cœur trop simple est trop loin.
- J’écoute sans te comprendre ;
- vague et vide
- m’est ton discours.
- En tes regards
- chargés de peine
- vif luit un éclair.
- Ta joue est pâle,
- o blême sœur,
- qu’attend ton trouble de moi ?
- C’est à ton doigt l’anneau.
- C’est lui : — Suis mon conseil :
- Pour Wotan, jette-le loin !
- L’anneau ? moi, loin ?
- Aux flots qu’il retourne à l’instant.
- Aux flots rendre
- moi, l’anneau ?
- de Siegfried don d’amour ?
- Es-tu sensée ?
- Cède, vois mon tourment !
- Du monde, en lui
- gît le sûr désespoir.
- Jette la bague
- loin, par les ondes.
- Notre misère s’achève
- si la maudite rentre en les flots.
- Ah ! sais tu ce qu’il est pour moi ?
- Peux tu l’apprendre, fille sans cœur ?
- Plus qu’un Walhall d’ivresse,
- plus que la splendeur des dieux
- m’est cet anneau.
- L’éclat de son or brillant,
- l’éclair de son feu jailli,
- plus me touchent
- que des célestes maîtres
- tout le bonheur.
- Heureuse, j’y vois
- luire que Siegfried m’aime !
- Siegfried m’aime !
- Oh ! laisse ma joie se répandre !
- Elle naît de l’anneau.
- Va-t-en vers les dieux
- qui tiennent conseil.
- Sur mon anneau,
- répète leur ceci :
- L’amour est toute ma vie.
- Loin d’eux j’en garde le gage.
- Tombe en ruines,
- Walhall, claire splendeur !
- Cœur infidèle !
- Quand je pleure,
- ma sœur, sans pitié me délaisse !
- Quitte ce lieu !
- vole à cheval !
- Renonce à prendre l’anneau.
- Las ! las ! las ! ma sœur !
- Dieux, au Walhall, las !
- Nué, éclair,
- Ce vent te pousse
- loin de mon roc !
- Vers moi ne viens plus jamais !
- L’ombre indécise
- tombe aux cimes.
- Vive, flambe
- La flamme gardienne à leur pied.
- Pourquoi, grondantes,
- bouillonnent ces vagues de feu ?
- Vers l’âpre crête
- roule le fleuve embrasé.
- Siegfried !
- Siegfried revient !
- Son appel monte vers moi !
- Là ! là ! que je vole
- vers mon seul dieu, à moi !
- Trahison !
- Qui vient à moi ?
- Brunnhilde, un homme est là
- qui, des flammes, n’a point peur.
- Toi, je te prends pour femme ;
- donc fais ce que je veux.
- Quel est celui qui peut se faire
- du plus fort ainsi l’égal ?
- Le maître qui te tient
- par force aura raison. Brunnhilde.
- Un sorcier
- peut à ce roc venir ![15]
- Un aigle qui vole
- et veut sa proie !
- Quel es-tu, toi, maudit ?
- Viens-tu du monde ?
- Sors-tu de Hella
- pleine de nuit ?
- Un Gibichung suis-je
- et Gunther est mon nom.
- Toi, femme, obéis-moi !
- Wotan ! farouche dieu,
- sans pitié !
- Las ! Clair accuse
- l’arrêt cruel !
- Affront et peine,
- c’est tout mon sort !
- La nuit est là ;
- au lit nuptial
- viens recevoir ton maître.
- Non, fuis !
- Crains cet emblème !
- L’outrage reste impuissant.
- Du mal, l’anneau me défend. Siegfried.
- Droit d’époux naisse pour Gunther !
- Par l’anneau sois sous sa loi.
- Va-t-en, infâme,
- lâche voleur !
- Et n’ose de moi t’approcher !
- Mieux qu’un acier
- m’arme l’anneau.[16]
- Non, perds tout espoir.
- Je vais te le prendre
- puisqu’il le faut.
- Vois, c’en est fait !
- C’est Gunther ton époux ;
- vers ton réduit, guide-moi !
- Que peut ta faiblesse,
- o pauvre femme !
- Toi, Nothung, sois témoin.
- Tout est loyal ici.
- Gardant la foi due au frère,
- elle et moi, sépare-nous !
ACTE II.
Scène I.
- Dors-tu, Hagen, mon fils ?
- Tu dors et restes sourd
- à l’être sans sommeil ?
- Va, je t’entends, alfe sombre.
- Que viens-tu, quand je dors, me dire ?
- Apprends quel pouvoir
- tu peux attendre,
- si tu es brave,
- toi qu’ainsi ta mère enfanta !
- Si d’elle j’eus du cœur
- lui dois-je rendre grâce
- d’avoir cédé à ta ruse ?
- Tôt vieux, laid, blafard,
- je hais la joie,
- Alberich. triste à jamais !
- Hagen, mon fils,
- Haine aux joies !
- Moi, sombre, chargé de peine,
- tu m’aimes comme tu dois.
- Toi, robuste,
- brave, adroit,
- ceux que dans l’ombre poursuivent nos coups,
- vois quelle détresse leur vient.
- Le ravisseur de l’anneau,
- Wotan, voleur plein de rage,
- par sa propre race
- se vit abattre
- et le Wœlsung lui prit
- puissance et vigueur.
- Avec lui, l’auguste engeance
- attend, tremblante, sa chute.
- Du dieu plus d’effroi ;
- tous ensemble s’abîment !
- Dors-tu, Hagen, mon fils ?
- La force des dieux
- qui va l’avoir ?
- Moi et toi !
- A nous l’univers
- si sur ta foi je puis compter,
- si même fureur nous tient.
- Wotan vit sa lance rompue
- quand Fafner, le monstre, avait succombé.
- L’anneau est aux mains de l’enfant ;
- toute puissance est son partage ;
- Walhall et Niebelheim tremblent sous lui.
- L’anathème s’écarte
- du brave sans peur.
- De l’anneau il ne sait le prix
- et vain reste à son doigt le joyau.
- Rieur, il laisse l’amour
- brûler sa vie sans fin.
- Sous nos efforts il faut qu’il succombe !
- Dors-tu, Hagen, mon fils ?
- Lui même, à le perdre
- m’aide déjà.
- De cercle d’or, l’anneau,
- sache le prendre !
- Une femme vit,
- toute au Wœlsung vouée.
- Sur son conseil, s’il vient au fleuve
- vers les filles qui jadis m’ont trompé
- et qu’il leur rende l’anneau,
- ma perte est sans espoir :
- nulle ruse n’y ferait rien.
- Donc, sans relâche,
- veille à l’anneau !
- Vaillant t’ai-je fait à mon gré
- pour qu’au héros tu sois redoutable,
- mais fort pas assez
- pour vaincre un dragon
- aux seuls coups du Wœlsung promis !
- De male haine.
- Je t’ai nourri,
- et j’attends ma vengeance.
- Reprends l’anneau sur le Wœlsung
- à Wotan fais honte !
- Jures-tu,
- Hagen, mon fils ?
- L’anneau, va, j’y touche !
- Sois en repos.
- Jures-tu
- Hagen, mon fils ?
- Je me jure.
- Trêve à tes craintes !
- Du cœur, Hagen, mon fils,
- sois fidèle !
- Du cœur ! Du cœur ! Va !
Scène II.
- Hoi-ho ! Hagen !
- Homme las, c’est moi. J’arrive.
- Hé ! Siegfried !
- Héros rapide !
- D’où nous tombes-tu ? Siegfried.
- Du roc enflammé !
- J’en viens d’une haleine ici
- où sonne ma voix
- Si prompt fut mon retour !
- Plus lentement suit le couple.
- L’esquif l’amène à vous.
- Conquise, Brunnhilde ?
- Mais Gutrune ?
Hoi-ho ! Gutrune ! Hâte toi ! Siegfried est là. Que tardes-tu ?
- Je vais vous dire
- Comment Brunnhild vint.
- Fais bon visage,
- fille de Roi,
- à qui t’apporte du bonheur.
- Freia soit pour toi
- au nom des femmes propice !
- Libre et douce
- ici sois ma joie !
- Pour femme aujourd’hui je te prends.
- Alors, Brunnhilde suit mon frère ? Siegfried.
- Vite ils se sont fiancés.
- Alors, Brunnhilde suit mon frère ?
- Sauf de la flamme il sortit ?
- Lui n’en a pu rien souffrir,
- pour lui c’est moi qui passai.
- De ma foi c’est bien le gage ?
- La flamme t’épargna ?
- Joyeux me rendait le brasier.
- Donc Brunnhilde
- crut voir Gunther ?
- Oui, j’avais pris ses traits ;
- le Tarnhelm l’a permis.
- Par Hagen, j’eus ce conseil.
- C’était un bon avis.
- Tu domptes la fière femme ?
- Non. — C’est Gunther seul.
- Tu l’épouses en son nom ? Siegfried.
- A l’époux soumise, Brunnhilde
- reste ainsi durant une nuit.
- Tu l’épouses en son nom ?
- Mais l’époux n’est-ce donc toi ?
- A Gutrune seule est Siegfried.
- En ta couche veille Brunnhilde ?
- Entre l’Ouest et l’Est,
- le Nord !
- Si près est Brunnhild’ bien loin.
- Comment à Gunther
- la remets-tu ?
- Par les flammes déjà moins ardentes,
- à l’aube,
- de la roche je la conduis au val.
- Au bord du Rhin,
- prompt, je laisse place
- à Gunther tout seul.
- Par la vertu du heaume
- vite j’arrive ici.
- Un vent très vif conduit,
- les tendres amants vers nous.
- Donc tout soit prêt pour l’accueil !
- Siegfried ! homme si fort !
- Hagen. Quel trouble tu mets en moi !
- Au lointain parait une voile !
- Rends grâce au messager !
- Tous faisons pour Brunnhilde fête,
- et qu’elle soit chez nous heureuse !
- Toi, Hagen,
- fais l’appel de joie aux hommes,
- qu’ils soient présents aux noces !
- Femmes joyeuses
- aussi j’aurai.
- A mon bonheur qu’elles aient part !
- Es-tu las, froid héros ?
- [17] Pour t’aider
- me voici.
Scène III.
- Hoi-ho ! Hoi-ho ! ho-ho !
- Les hommes d’armes,
- tous debout ! Tous
- Las ! Las !
- Armes ! Armes !
- Armes partout !
- Bonnes armes !
- Fortes armes !
- Durs tranchants !
- Urgence est là !
- Urgence ! Las ! Las !
- Hoi-ho ! Hoi-ho ! Hoi-ho !
- Que veut ce cor ?
- Pourquoi cet appel ?
- Pourquoi cet appel.
- Nous sommes en armes !
- Hagen ! Hagen !
- Hoi-ho ! Hoi-ho !
- Quelle urgence est là ?
- Qui doit-on frapper ?
- Qui fond sur nous ?
- Où Gunther est-il ?
- Court-il un danger ?
- Pour qui craint-on ?
- Tranchants sont nos fers
- Hoi-ho ! Hoi-ho !
- Hagen !…
- Tous, soyez prêts :
- Aucun retard !
- Gunther vers nous revient ;
- Les hommes.
une femme à lui s’unit.
- Est-ce un péril ?
- Qui le combat ?
- Puissante est la femme
- qu’il mène ici.
- A-t-il des parents
- lancés à sa suite ?
- Seul il vient à nous :
- nul ne suit.
- Il tint tête au danger ?
- Il fit fuir l’agresseur ?
- [19] Parle donc !
- Celui qui tua le dragon,
- Siegfried le fier
- fut son sauveur.
- Alors quel recours à notre aide ?
- Qu’a-t-on besoin de nous ?
- Maints taureaux forts qu’on abatte ;
- qu’au lieu saint coule
- Les hommes.
pour Wotan leur sang.
- Puis, Hagen
- [20] que nous ordonnes-tu ?
- Qu’un sanglier s’immole
- pour plaire à Froh ;
- Que le bouc le plus grand
- tombe pour Donner ;
- Meurent des agnelles pour Fricka
- qui donne bon mariage ’.
- Mortes les bêtes,
- de nous qu’attends-tu ?
- La corne à boire.
- Vous tendent les chères femmes
- avec hydromel
- et joyeux vin !
- La corne à la main
- quel est notre devoir ?
- Ferme, buvez
- [21] jusqu’à pleine ivresse,
- pour que les dieux, en leur gloire,
- au noble hymen soient propices !
- Cessez de rire,
- braves Leudes !
- Voici votre Reine
- Brunnhilde avec son époux.
- Pour son service,
- tous, soyez prêts.
- Vienne un affront,
- prompt, qu’on la venge !
- [24] Los !
- Los ! Los ! Joie !
Scène IV.
- Los à Gunther
- Los ! Los à l’épousée !
- Los à Gunther
- Los à tous les deux !
- Joie ! Gloire !
- Brunnhild’, l’auguste femme.
- Vient sur le Rhin régner.
- Si noble épouse
- ne fut au monde.
- La race qui fleurit ici,
- grâce aux divines faveurs,
- d’insigne gloire
- va resplendir.
- Gloire à toi !
- Joie à l’heureux époux !
- Salut, fidèle héros ;
- Salut, sœur si douce !
- Je vois ton bonheur d’être à l’homme
- qui pour épouse t’obtint.
- Voici deux couples
- [25] dignes d’envie :
- Brunnhild’ et Gunther ;
- Gutrune et Siegfried.
- Qu’a-t-elle ?
- Qu’a-t-elle ?
- Est-ce folie ?
- Ses yeux que fixent-ils ?
- Siegfried — là… Gutrune… ?
- Sœur bien chère à Gunther,
- elle est mienne.
- Tu es à lui.
- Moi ?… Gunther ?… Tu mens !
- Mon œil s’obscurcit.
- Siegfried… me trahit ?
- Gunther, ton épouse souffre !
- Reviens à toi :
- c’est ton fidèle.
- Ah !… l’anneau…
- à cette main !
- Lui ?… Siegfried ?…
- Eh ! quoi ? — Eh ! quoi ?
- Ouvrez l’oreille,
- écoutez sa plainte !
- Un anneau brille
- là, sur ton doigt ;
- ta main l’usurpe ;
- il me fut pris
- par cet homme !
- Comment de sa main
- l’anneau te vint-il ?
- L’anneau ne me vient pas de lui.
- Toi qui m’as pris l’anneau
- par qui je suis à toi,
- proclame donc ton droit
- Gunther. et ressaisis ton gage.
- L’anneau ?… Il l’eut d’un autre.
- Mais le connais tu bien ?
- Où caches-tu la bague
- dont tu fis ta proie ?
- Ah ! c’est lui seul,
- lui qui m’a ravi l’anneau.
- Siegfried !
- O fourbe voleur !
- D’aucune femme
- n’ai-je cet or ;
- sur nulle femme
- n’ai-je conquis tel bien.
- Bien vrai, il fut d’un combat le prix
- devant Neid’höhl où, sous mon fer,
- le puissant dragon a péri.
- Brunnhild’, noble cœur,
- si tu connais l’anneau
- et si de toi Gunther l’eut.
- il est à lui
- et Siegfried l’acquit par un dol ;
- or, qui fut fourbe
- doit justice !
- Mensonge ! Mensonge !
- Dol lâche entre tous !
- traître ! ô traître
- comme jamais il n’en fut !
- Un traître ? Qui donc ?
- Dieux sublimes,
- Maîtres célestes,
- est-ce le fruit de vos desseins ?
- Dois-je connaître
- des maux inconnus ?
- Est-ce un outrage
- qu’une autre ait subi ?
- Soit ma vengeance
- aussi sans pitié !
- Brûle ma rage
- sans s’éteindre jamais !
- Prenne Brunnhild’
- un cœur impassible !
- Que je l’écrase,
- lui, le trompeur.
- Brunnhild’, ma femme,
- calme toi.
- Va-t’en, ô traître,
- dupe toi-même !
- Sache donc, peuple,
- que lui,
- non l’homme là,
- est mon époux !
- Siegfried ?
- Brunnhilde.
De Gutrun l’époux ?
- Il m’a soumise
- au charme d’aimer.
- De ton honneur
- fais-tu litière ?
- La langue qui m’accuse,
- ne dois-je ici la confondre ?
- Dites si je suis sans foi !
- Vœu par le sang
- m’a de Gunther fait frère.
- Nothung, ma bonne épée,
- tint le serment sacré.
- Sa lame fut l’obstacle
- placé entre elle et moi.
- Héros trop rusé,
- comme tu mens !
- Mal as-tu pris
- ton glaive à témoin.
- Si j’en connais la lame,
- mieux vis-je la gaîne
- où sommeillait si bien
- sur le mur
- Nothung, fidèle amie,
- lorsqu’aimante
- je fus sous ton jong.
- Quoi ! Est-ce un parjure ?
- Traître à l’honneur de Gunther ?
- Gunther.
Est-ce un parjure ?
- L’affront m’accable ;
- honte est sur moi,
- si tu n’opposes
- rien à ses cris !
- Fourbe, Siegfried !
- Est ce donc vrai ?
- Démontre
- qu’à faux elle a parlé !
- Parle bien haut,
- si tu es pur !
- Qu’elle se taise !
- Fais le serment !
- Contre sa plainte
- je vais jurer :
- Qui n’a point peur
- pour son arme ici ?
- Prends mon fer de lance
- j’ose l’offrir :
- qu’il soit gardien du serment !
- Clair épieu,
- arme très sainte
- fais droit aux justes paroles !
- Sur ta pointe vive
- fais-je serment :
- Pointe, sacre mon vœu !
- Où peut ton fer m’atteindre,
- perce ma chair ;
- où la mort sur moi peut fondre
- fonds sur mon corps,
- si cette femme dit vrai,
- si j’ai au pacte manqué !
- Clair épieu,
- arme très sainte,
- fais droit aux justes paroles !
- Sur ta pointe vive,
- fais-je serment :
- Pointe, sacre mon vœu !
- Je voue ici ton fer
- pour qu’il le frappe ;
- Le tranchant en soit béni
- pour qu’il le perce,
- celui qui rompit ses serments,
- ce traître qui ment encor !
- Viens, Donner,
- roule ta foudre !
- Etouffe leurs âpres fureurs !
- Gunther, veille a ta femme
- qui ment et t’ose insulter.
- Laisse en paix guérir
- la fauve fille du roc ;
- que sa sauvage humeur s’apaise !
- Crois qu’un sorcier
- empli de fiel,
- contre tous deux l’excita !
- Vous, hommes,
- loin tenez-vous,
- loin des aigres clameurs !
- La fuite vaut beaucoup mieux
- dans ces batailles de cris.
- Vrai, j’enrage plus que toi
- qu’elle ait mal pris le change.
- Le Tarnhelm, j’en ai peur,
- laissa percer mes traits . . .
- Rancœur de femme
- passe bientôt :
- D’être ici ton épouse
- trop heureuse vas-tu la voir.
- Vite, les hommes !
- Tous au banquet !
- Leste, aux noces
- qu’aident les femmes !
- Rires joyeux
- sonnent partout !
- Palais et bois
- gai sans mesure
- vont me voir aujourd’hui.
- Qui d’amour se charme,
- suive mon ivresse ardente
- pour m’égaler en bonheur !
Scène V.
- Quelle affreuse ruse
- est là cachée ?
- Quel sorcier pervers
- a tout conduit ?
- Où est ma science
- contre tel trouble ?
- Que peuvent mes Runes
- dans cette énigme ?
- Ah ! Larmes ! Larmes !
- Las ! Ah ! Las !
- Toute science
- je lui donnai.
- En son pouvoir
- serve je suis.
- En ses liens
- il tient la captive,
- que, blême,
- pleurant de honte,
- en joie, le maître céda.
- Qui m’offre à présent son fer
- afin de trancher mes liens ?
- Espère en moi,
- ô pauvre femme !
- L’acte félon
- je veux venger.
- Hagen.
Sur qui ?
- Sur Siegfried
- qui te trompa.
- Sur Siegfried ? toi ?
- Un seul regard
- de ses yeux pleins de flammes
- dont, même au visage d’emprunt,
- put l’éclair m’éblouir
- à néant mettrait
- toute ta force !
- Pourtant ma lance
- tient son parjure ?
- Foi, parjure,
- qu’importe ici !
- Plus fort que toi
- doit brandir ta lance
- pour s’attaquer au héros.
- Bien sais-je Siegfried
- fort entre tous,
- dans les combats invincible.
- N’aurai-je de toi
- un bon avis
- pour en pouvoir triompher ?
- Traîtrise !
- Lâche marché !
- Tout ce que l’art
- put m’enseigner
- à l’abri du mal mit son corps.
- Sans qu’il s’en doute, mes charmes sûrs
- de toute atteinte l’ont fait sauf.
- Alors, nul ne peut l’atteindre ?
- [26] En lutte, non !…
- Mais frappe, au contraire, au dos.
- Oncques il n’a fui
- nul ennemi ;
- jamais il n’a tourné la tête ;
- son dos est hors de mes charmes.
- Et là vais-je frapper !
- Eh ! Gunther,
- noble Gibichung,
- là est ta forte femme :
- Que restes-tu en pleurs ?
- O honte ! Opprobre !
- Deuil sur moi
- le plus navré des hommes !
- L’affront t’étouffe,
- oui, je sais !
- O lâche et vil !
- Faux compagnon !
- L’ombre d’un brave
- est ton abri ;
- le prix de sa gloire
- tu le lui voles !
- Race indigne,
- basse à jamais,
- qui d’un tel lâche s’accrut !
- Un fourbe, moi,
- moi qu’on trompe !
- Un traître, moi,
- moi, victime !
- Rompus soient mes os !
- Broyé soit mon cœur !
- Toi, Hagen,
- sauve ma gloire !
- Pense à ta mère ;
- tous deux sommes ses enfants !
- Aucun conseil,
- n’attends nul secours :
- Un fait seul — Siegfried meure !
- Siegfried meure ?
- Sa mort venge l’affront !
- [27] Vœu par le sang
- règne entre nous !
- Le pacte enfreint
- Gunther.
réclame du sang !
- L’a-t-il enfreint ?
- Puisqu’il t’a trahi !
- M’a-t’il trahi ?
- Il t’est traître ;
- et moi, que tous ont trahie,
- pour mon plein droit
- tout le sang humain
- mal paierait votre forfait !
- Mais qu’un seul en mourant
- paie pour les autres !
- Siegfried meure
- puni pour lui-même
- [28] et vous !
- Qu’il meure… pour ton bien.
- Quel pouvoir sera le tien
- ayant conquis son anneau !
- Par sa seule mort tu l’auras.
- De Brunnhild’ l’anneau ?
- Du Nibelung l’anneau !
- Hagen.
Tu veux que Siegfried meure…?
- Pour tous il faut sa mort !
- Mais Gutrune, ah !
- Elle, l’épouse !
- Si son époux par nous meurt,
- pourrons-nous braver son deuil ?
- Qu’a dit ma science ?
- Que disent les Runes ?
- En telle misère
- tout s’éclaircit :
- Gutrune est le charme
- [29] ravisseur de mon époux.
- Deuil en son cœur !
- Si sa mort la désole,
- que l’acte soit caché.
- Joyeux, en chasse
- l’aube nous trouve ;
- sa fougue loin nous laissa :
- [30] un fauve s’est rencontré…
- C’est bien ainsi !… Siegfried tombe !
- C’est bien ainsi : Siegfried tombe !
- Cède l’affront
- Brunnhilde.
que je lui dus !
- Cède l’affront
- que je lui dus !
- Meure par nous
- le brave rayonnant.
- Foi sainte
- qu’il a trahie,
- que tout son sang
- lave le crime !
- O foi jurée
- qu’il a trahie,
- que tout son sang
- lave le crime !
- Seul du trésor
- je dois être maître,
- seul dois-je être maître !…
- Donc que la bague
- soit reprise !
- Dieu sage
- Dieu qui punis,
- toi qui juges
- nos serments,
- Wotan,
- daigne nous voir !
- Daigne nous voir !…
- Fais que l’armée
- sainte des dieux
- vienne et consacre
- le pacte vengeur !
- Père des Alfes,
- o roi déchu,
- noir prince,
- Niblung hardi,
- Alberich,
- compte sur moi.
- Fais que se lèvent
- des Niblungs nombreux
- sur qui tu règnes
- avec l’anneau !
ACTE III.
Scène I.
- Soleil joyeux
- luit en vives flammes ;
- l’ombre est dans l’abîme
- qui tant brillait
- quand, saint et pur,
- aux ondes l’or
- régnait splendide !
- Rheingold,
- Or de feu,
- si claire était ta flamme,
- astre saint des ondes !
- Waïa la la lei
- waia la la
- laïa laïa
- wa la la la lei…
- Soleil joyeux
- montre nous le brave
- qui doit rendre l’or au fleuve.
- S’il nous le rend
- ton œil splendide
- ne nous doit plus faire envie !
- Rheingold !
- Or de feu !
- Si claire était ta flamme,
- astre saint des ondes !
- Son cor retentit.
- Le brave approche !
- Que l’on avise !
- Un elfe égare mes pas ;
- je fais ma chasse au hasard.
- Hé ! drôle ! dans quels rochers
- se cache par toi mon gibier ?
- Siegfried !
- Qui grondes-tu dans le val ?
- A quel Elfe en as-tu ?
- Est-ce qu’un gnome t’en veut ?
- Dis-le, Siegfried,
- dis-le nous !
- Fut-il séduit par vous
- le fauve compagnon
- qui vient de me fuir ?
- S’il vous enchante,
- ô femmes rieuses,
- qu’il soit à vous.
- Siegfried, que donnes-tu
- Siegfried.
si l’on te rend ta chasse ?
- Je n’ai rien pris encor ;
- donc dites ce qui vous plaît.
- Ton doigt fait voir
- l’or d’une bague.
- Oh ! donne !
- D’un dragon géant
- la mort me la livra.
- Pour de mauvaises pattes d’ours
- ferai-je pareil marché ?
- Si peu donnant !
- Avare à ce point !
- Sache mieux faire
- aux femmes leur part.
- Pour vous si je suis prodigue
- ma femme en aura dépit.
- Elle est méchante ?
- Woglinde.
Son bras est lourd ?
- Le héros croit le sentir !
- Riez à votre gré !
- Allez, vous n’aurez rien :
- L’anneau qui vous séduit,
- Moqueuses, n’est pas pour vous !
- Si beau !
- Si fort !
- [32] D’amour si digne.
- Dommage d’être avare ainsi !
- Pourquoi souffrir
- pareil renom ?
- N’est ce pas honteux ?
- Si vers la rive
- leur jeu revient
- l’anneau, je le leur offre.
- Hé ! Hé ! Hé ! Des flots
- joyeuses filles !
- Venez ! Vous aurez l’anneau.
- Conserve-le
- et veilles-y,
- mais des détresses instruit
- qu’en lui tu fais germer,
- prompt tu nous viendras, joyeux,
- livrer l’or fatal.
- Eh ! dites ce secret.
- Siegfried ! Siegfried ! Siegfried !
- Tristes sont tes destins.
- Pour ton malheur
- tu gardes l’anneau.
- De l’or pur du Rhin
- vint ce cercle ardent.
- Qui le fit en sa ruse
- et qui l’a perdu
- l’a maudit jadis
- et, par les siècles,
- voue à la mort qui le détient !
- Comme est mort le monstre,
- tu vas mourir,
- et, dés ce soir,
- c’est là ton destin
- si tu ne livres l’anneau
- afin qu’au gouffre il revienne.
- Seul peut le flot
- laver l’or fatal.
- Malignes donzelles,
- qu’est cela ?
- Si je fus froid à vos sourires,
- Les filles du Rhin.
vos menaces font moins encore !
- Siegfried ! Siegfried !
- Suis notre conseil.
- Cède ! Fuis l’anathème !
- Les Nornes, par la nuit,
- le tressèrent
- dans le câble
- des lois sans fin.
- Mon fer rompit un épieu.
- Des lois sans fin
- le câble éternel
- même tressé
- de charmes maudits,
- Nothung saura bien le rompre !
- Un monstre m’apprit
- l’anathème, un jour,
- sans pouvoir m’apprendre la peur.
- Le Monde
- peut m’être échu par cet anneau :
- pour les joies d’amour
- j’en ferais don.
- Il vous revient si vous m’aimez.
- Mais on veut pour mes jours m’effrayer.
- N’eût-il, dès lors,
- pas le moindre prix,
- l’anneau demeure à mon doigt.
- Ma vie et mon corps,
- oui, tels,
- moi, je les jette au loin.
- Loin, Sœurs !
- Loin d’un tel simple !
- Si sage et si fort
- se croit le héros
- quand il n’est qu’un aveugle captif !
- Maints serments forts
- lui sont en oubli,
- maintes Runes
- le trouvent sourd !
- Un noble bien
- lui fut donné :
- il y renonce
- sans savoir ;
- mais l’anneau
- où sa mort s’inscrit,
- l’anneau fatal, il le garde !
- Adieu, Siegfried !
- La fière femme,
- tout à l’heure ton héritière,
- nous va bien mieux faire accueil.
- Vers elle ! Vers elle ! Vers elle !
- Weia la. Weia la lei…
- Dans l’onde et sur la terre
- bien pareilles sont les femmes.
- Qui fuit leurs jolis propos
- rencontre leurs menaces
- et qui les sait braver
- endure leurs aigres cris !
- Pourtant,
- si Gutrune n’avait ma foi,
- gentilles femmes,
- l’une de vous serait vite à moi.
Scène II.
- Hoï-ho !
- Hoï-ho !
- Hoï-ho ! Hoï-ho !
- Est-ce l’asile
- où tu te caches ?
- Descendez ! Là l’ombrage est frais.
- Restons ici,
- pensons au repas.
- Laissez vos charges,
- qu’on donne les outres !
- Nous vîmes l’ours en fuite ;
- on va, sans doute, apprendre
- Siegfried. que Siegfried l’a tué.
- Maigre vois-je mon repas :
- de votre chasse
- faites-moi ma part.
- Toi, sans gibier ?
- J’ai fait chasse en forêt ;
- gibier des eaux seul s’est montré.
- Si j’avais su mieux m’y prendre
- de trois oiseaux des ondes
- j’aurais bien fait ma proie,
- qui, là, dans le Rhin, m’apprirent
- mon meurtre pour aujourd’hui.
- La triste chasse, vraiment,
- où, chasseur, on est chassé
- par le gibier lui-même !
- A boire !
- Certains assurent, Siegfried
- que, quand l’oiseau gazouille
- tu sais ce qu’il dit :
- Serait-ce donc vrai ?
- Bel âge que j’oubliai
- sa chanson !
- Bois, Gunther, bois :
- ton frère attend raison !
- D’un flot livide et lourd
- ton sang y coule seul !
- Qu’encor le tien s’y mêle !
- Tous deux unis débordent.
- La terre mère
- en ait sa aussi part !
- Héros toujours joyeux !
- Ainsi Brunnhild le rend ?
- La puisse-t-il comprendre
- comme toi les chants d’oiseaux !
- Des femmes le chant suave
- aux chants des oiseaux fit tort.
- Pourtant tu les compris.
- Hé ! Gunther, homme assombri,
- si tu le veux
- je t’offre l’histoire
- des jours de ma jeunesse.
- J’y suis tout prêt.
- Commence, alors.
- Mime fut un gnome hargneux.
- Par l’envie poussé,
- il m’éleva
- afin qu’un jour
- l’enfant valeureux
- lui tuât un monstre, au bois
- gardien antique d’un trésor.
- Lui même m’enseigne
- comment l’on forge,
- mais où le maître
- n’a réussi,
- l’élève fier
- a su faire l’œuvre :
- des deux tronçons brisés d’un glaive
- fondre un glaive nouveau.
- Le fer du père
- est reforgé.
- Forte et dure
- j’ai refait “Nothung”.
- Bonne au combat
- Mime la sent ;
- le Nain me conduit au bois.
- J’y frappe Fafner, le monstre…
- Or suivez bien
- tout mon récit.
- Maint prodige s’y montre.
- Sur mes doigts
- le sang du monstre me brûle ;
- je porte aux lèvres ma main…
- Du sang à peine
- ma langue a goûté,
- ce que l’oiseau gazouille,
- soudain je l’ai compris.
- Aux rameaux il chante
- et dit :
- “Hé ! Siegfried possède
- à présent le trésor !
- Oh ! si dans cet antre,
- il découvre l’or !
- S’il y veut ravir le heaume
- propice aux exploits enivrants,
- et si de l’anneau il s’empare
- [33] qui doit lui donner l’univers !…”
- Bague et heaume,
- tu les as pris ?
- Ton guide plus rien n’ajoute ?
- Bague et Tarnhelm
- sont en mes mains.
- J’écoute encore
- le chanteur qui gazouille…
- Posé sur l’arbre,
- il dit :
- “Hé ! Siegfried possède
- le heaume et l’anneau !
- Oh ! qu’il se défie
- du gnome pervers.
- Sans quoi le trésor est à Mime
- qui, guette, trompeur, tous ses pas.
- Dans ses jours le Nain le menace.
- Oh ! Veille, Siegfried, à Mime !…”
- L’avis était bon ?
- Ton bras paya Mime ?
- D’un philtre mortel
- il veut m’abreuver ;
- lâche, il tremble,
- fait voir sa traîtrise…
- Nothung tombe sur lui.
- Ce fer qu’il ne fit,
- pourtant il en goûte.
- Que dit l’oiseau par la suite ?
- Bois donc, brave, et prends ma corne :
- j’ai fait ce breuvage pour toi.
- Qu’il réveille dans ta mémoire
- l’écho des choses lointaines !
- En peine, sous les verts rameaux
- j’épiais.
- Il chante encor
- et dit :
- “Hé ! Siegfried, frappa
- le plus lâche des nains.
- Or pour lui je sais
- la femme sans prix.
- Au roc altier elle dort
- dans une enceinte de feu.
- S’il brave ce feu,
- s’il la réveille,
- Brunnhilde, alors, est à lui.”
- Tu fais ce que l’oiseau conseille.
- Prompt à le suivre,
- leste, je pars.
- Jusqu’aux rouges feux du roc
- je vais !
- Aux flammes je passe
- et là — ô joie ! —
- dort la femme enivrante
- sous une armure qui luit.
- Du heaume lourd
- j’affranchis son beau front.
- Mon baiser l’éveille, vainqueur.
- Oh ! avec quelle ardeur m’étreint
- La belle Brunnhilde en ses bras !
- Qu’entends-je ?
- Sais-tu aussi
- ce qu’ont dit ces corbeaux ?
- "Frappe !" Tel est leur cri.
- Hagen ! que fais-tu ?
- Hagen ! qu’as-tu donc fait ?
- C’est un traître !
- Brunnhilde !
- Sainte épouse !
- Sois libre !
- Vois la lumière.
- Qui te fait
- cet autre sommeil ?
- Quel songe t’angoisse si fort ?
- Voici l’éveil.
- Je baise tes yeux ;
- encore je romps toutes les chaînes.
- La joie de Brunnhild me rit.
- Oh ! ces prunelles
- pour toujours vives !
- Oh ! cette haleine,
- souffle suave !
- Douce agonie !
- Chère souffrance !
- Brunnhild vient jusqu’à moi !
Scène III.
- Etait-ce lui ?
- Non ! Il n’est pas rentré.
- Sombres rêves,
- tout sommeil me fuit.
- [34] Fauve a henni son cheval ;
- d’un rire Brunnhild’
- m’éveille soudain.
- Quelle est la femme
- que vers le Rhin j’ai vu marcher ?
- J’ai peur de Brunnhilde !
- Est elle là ?
- Brunnhild ! Brunnhild !
- Veilles-tu ?
- Vide le logis.
- C’était donc elle
- que vers le Rhin j’ai vu marcher ?
- Est-ce son cor ?
- Non !… Rien !
- L’ombre !…
- La voix de Hagen. Vais-je, Siegfried, te voir !
- Hoï-ho ! Hoï-ho !
- Debout ! Debout !
- Vite ! Vite !
- Des lumières !
- Nous rapportons le gibier.
- Hoï-ho ! Hoï-ho !
- Viens, Gutrune !
- Accueille Siegfried !
- Le fort héros
- revient chez lui.
- Qu’est-ce donc, Hagen ?
- Son cor est muet !
- Le pâle brave
- n’y doit plus souffler ;
- pour lui plus de chasse
- et plus de combat ;
- Il quitte l’amour de la femme.
- Qu’apportent-ils ?
- D’un cruel sanglier victime,
- Siegfried, ton époux, est mort.
- Gutrune, sœur si chère !
- Rouvre ta paupière !
- Oh ! parle-moi !
- Siegfried ! Siegfried sans vie !
- Loin ! Frère parjure,
- c’est toi qui fis ce meurtre.
- A l’aide ! Vite !
- Las ! Las !
- Par eux mon Siegfried expire !
- Non, ne m’accuse point.
- Accuse seul ce Hagen.
- Lui fut le terrible fauve
- Qui déchira le héros !
- M’en voudrais-tu vraiment ?
- Peine et honte
- soient ton partage !
- Oui donc ! J’ai fait, moi, ce meurtre !
- Moi, Hagen
- je l’ai frappé !
- A ma lance il fut voué
- de par son faux serment
- Maître du droit sacré
- que le vainqueur exerce,
- Gunther.
j’exige ici cet anneau.
- Arrière ! Il est à moi !
- Ta main n’y doit toucher !
- Vous autres, faites-moi droit !
- Laisse de Gutrun’ l’héritage,
- Fils effronté du nain !
- Il vient du Niblung
- et son fils le veut.
- A moi l’anneau !
- Trêve de plaintes,
- plus de vains cris !
- Par vous tous offensée,
- Vengeance ! Place à l’épouse !
- Vous versez des pleurs
- d’enfants sans mères,
- privés du lait qui fait vivre ;
- mais nul n’a dit
- la plainte qu’impose
- le plus vaillant héros.
- Brunnhilde ! Cœur de haine !
- Toi seule as fait tous nos maux !
- Toi qui jetas sur lui ces hommes,
- sois maudite d’être ici.
- Pauvre être ! Paix !
- Tu n’eus jamais rang d’épouse.
- Amante d’un jour
- tu lui plus ;
- sa seule épouse, c’est moi,
- et j’eus ses serments pour toujours
- quand Siegfried, toi, t’ignorait.
- Infâme Hagen !
- De toi me vint le philtre
- qui lui ravit son époux.
- Ah ! Larmes !
- Ici j’apprends tout !
- Brunnhilde est l’aimée
- que, par le philtre, il oublia !
- Qu’un bûcher s’élève, là bas,
- dressé sur le bord du Rhin.
- Haut et clair
- flambe le feu
- où le noble corps
- du brave sublime brûlera !
- Menez-moi son cheval.
- Comme moi qu’il suive le maître !
- Du héros la gloire suprême
- mon propre corps
- la veut partager.
- Allez ! Brunnhild a dit !
- Soleil sans tache
- il brille à mes yeux
- Si pur fut l’homme
- qui me trahit !
- Trompant l’épouse
- pour le frère,
- de sa propre femme,
- seule chérie,
- son épée le met loin.
- Nul n’a juré
- Serments plus fermes ;
- Nul n’est resté
- plus droit en ses pactes :
- Plus tendrement
- n’aime nul autre.
- Pourtant tous les pactes
- et les promesses,
- l’amour le plus tendre,
- nul n’y manque autant !
- Qui sait tels secrets ?
- O vous, gardiens
- augustes des pactes
- que vos regards
- voient fleurir ma douleur !
- Voyez votre faute éternelle !
- [35] Je me plains à toi,
- Suprême dieu !
- Par son exploit le plus fier,
- tel qu’il plut à ton vœu,
- tu l’as livré,
- lui, ton héros,
- au sort qui t’attend toi-même.
- Moi, l’être si pur m’a trahie,
- afin qu’une femme comprît.
- Sais-je, enfin, ce qu’il faut ?
- Toute, toute, toute chose,
- toute chose, je sais…
- De tes corbeaux sacrés
- l’aile vibre.
- Le tant rêvé message,
- qu’ils te la portent pour moi.
- Dors ! Dors
- ô dieu !
- Je prends ici mon héritage.
- Anneau maudit,
- bague d’horreur.
- Ton or est mien,
- j’en fais abandon.
- Des eaux profondes sages filles,
- enfants joueuses du fleuve
- grâces soient à votre conseil ;
- à vos désirs
- je rends cet or.
- En mon bûcher
- venez le reprendre.
- Les flammes, en me brûlant,
- sauvent d’opprobre l’anneau !
- Vous, dans les flots
- qu’il disparaisse !
- Sans tache
- Gardez l’éclat de l’or
- qu’au jour fatal on vous prit.
- Corbeaux, vers Wotan !
- Faites lui connaître
- [36] les choses dites ici
- De Brunnhild’ le roc
- flamboie encor !
- Que votre fuite
- guide Loge au Walhall,
- car des dieux
- la nuit finale descend.
- Tel soit embrasé
- le Walhall, burg éclatant !
- Grane, ami,
- salut à toi !
- Sais-tu bien, ami
- où, moi je te mène ?
- Aux rouges flammes
- gît ton seigneur,
- Siegfried, mon noble héros !
- Heureux de le suivre,
- t’entends-je hennir de joie ?
- Est-ce l’appel
- des flammes rieuses ?
- Dans ma poitrine
- sens quelle ardeur !
- Claire flamme
- au cœur me jaillit.
- Lui, l’étreindre,
- étreinte par lui !
- Suprême tendresse,
- m’unir toute à lui !
- Heia-oiho ! Grane !
- Va vers ton maître !
- Siegfried ! Siegfried !
- Vois !
- Brunnhild’
- Vole vers toi !
Elle lance le cheval dans la flamme du bûcher. — La flamme s’élève en crépitant ; le feu remplit tout l’espace devant le palais et menace le palais même. Pleins d’épouvante, hommes et femmes se pressent vers le premier plan. — Quand le flamboiement a tout envahi, le feu s’éteint. Des tourbillons de fumée noire roulent au fond de la scène et s’étendent en lourds nuages à l’horizon — Au même instant le Rhin déborde. Ses flots couvrent la place du brasier jusqu’au seuil de la salle. Les trois filles du Rhin ont reparu. Elles s’approchent en fendant les vagues à la nage. — Hagen, qui a suivi avec angoisse tout le drame de l’anneau, à la vue des Filles du Rhin ne peut plus contenir ses craintes. Il jette précipitamment épieu, bouclier, casque, et comme insensé, entre dans les eaux, en criant :
- Laissez l’anneau !
Woglinde et Wellgunde le prennent par le cou et l’entraînent dans les profondeurs. Flosshilde, qui précède ses sœurs en nageant vers le fond de la scène, élève joyeusement l’anneau reconquis. — Au lointain horizon du ciel brille aussitôt, parmi les nuages, une rouge lueur d’incendie de plus en plus vive. À cette lumière, on voit les trois filles du Rhin s’ébattre dans les flots apaisés et rentrés dans leur lit. Elles jouent gaiement avec l’anneau. — La salle s’est écroulée. De ses ruines, hommes et femmes, pénétrés d’émotions, regardent au ciel, grandir l’incendie. Son éclat, arrivé à la suprême intensité, laisse voir le Walhall où dieux et héros sont réunis ainsi que l’a dit Waltraute dans son récit du Ier acte. — Les hautes flammes paraissent faire irruption au Walhall. L’incendie enveloppe les dieux. — La toile tombe.
Voici la traduction des deux strophes de Brunnhilde dont nous avons parlé p. 93, en note, et qui ne figurent pas dans la partition.
“O vous, êtres qui conservez la sève de la vie, ce que je vais vous dire, retenez le bien ! — Quand vous aurez vu l’ardeur du feu dévorer Siegfried et Brunnhilde, quand les Filles du Rhin auront rapporté l’or aux abîmes, alors, dans la nuit, regardez vers le nord. Si le ciel, là bas, s’illumine de clartés saintes, sachez bien tous que vous contemplez la fin du Walhall.”
“Comme la fumée se dissipe, la race des dieux a passé. Je laisse le monde sans guide. Mon haut savoir est le trésor que je lui donne. Plus de biens, plus d’or, plus de faste divin ! Plus de maison ni de burg, plus de maîtres suprêmes ! Plus rien de la menteuse tyrannie des pactes obscurs et de la dure contrainte des hypocrites conventions. Pour être heureux, en joie ou en peine, faites régner seul — l’amour.”
- ↑ Var. : Hardi, un dieu.
- ↑ Var. : Loge capte le dieu. Dans le bois des Runes, pour être libre, Loge porte sa dent.
- ↑ Var. : De l’or pur.
- ↑ Var. : que sublime héros il soit dit ?
- ↑ Var. : des Niblungs sur l’or.
- ↑ Var. : Là gît l’anneau convoité.
- ↑ Var. : t’offre la boisson.
- ↑ Var. : d’un pur devoir - j’aurai souvenir.
- ↑ Le nom de Gutrune a le sens littéral de : „Bonnes Runes”.
- ↑ Var. : Vœu fraternel joigne nos cœurs !
- ↑ Var. : Qui déchire l’accord.
- ↑ Var. : Laisse l’homme sans joie !
- ↑ Var. : chargent ton être ?
- ↑ Var. : Ce que tu peux.
- ↑ Var. : Peut jusqu’à moi venir.
- ↑ Var. : Fort comme acier — rend cet anneau.
- ↑ Var. : Pour te suivre
- ↑ Les paroles et les interjections de ce grand ensemble concertant ne peuvent être complètement traduites que sous la musique.
- ↑ Var. : Les trois mots : „Sag’ es an !‟ ne figurent que dans la partition.
- ↑ Var. : Mais, Hagen, que nous voulais-tu donc ?
- ↑ Var. : Que l’ivresse vous prenne.
- ↑ Var. : Rient sur le Rhin.
- ↑ Var. : Il y a ici un jeu de mots intraduisible. Hagedorn (l’aubépine), reproduit le nom de Hagen en la défigurant et s’applique au personnage comme un surnom.
- ↑ Var. : Partout où se trouve, en français, l’exclamation „Los !‟ on peut, à l’exécution, si l’on y voit quelque avantage, substituer le mot : „Gloire !‟
- ↑ Var. : En joie deux couples — sous près yeux brillent.
- ↑ Var. : En face, non !…
- ↑ Var. : Vœu qui rend frère.
- ↑ Var. : Qu’il meure pour lui — et pour vous.
- ↑ Var. : par qui Siegfried me fut ravi.
- ↑ Littéralement : un sanglier.
- ↑ Toute cette fin d’acte, à partir de cet endroit, constitue un grand ensemble où les voix se superposent. On donne ici les paroles, autant que possible, conformément à cette superposition.
- ↑ Var. : Fait pour l’amour.
- ↑ Var. : S’il y veut ravir le heaume — à lui les exploits enivrants, Et si de l’anneau il s’empare — il met sous sa loi l’univers !
- ↑ Var. : Grane a henni, hagard ;
- ↑ Var. : Monte à toi mon cri.
- ↑ Var. : Corbeaux, en hâte ! Sache votre maître les choses dites ici !
- ↑ Ici se trouvent dans le poème deux strophes d’une grande importance en ce qu’elles résument le sens et la moralité du drame, mais que Richard Wagner n’a pas mises en musique. Nous les donnons en appendice, à la fin.