Leçons élémentaires de chimie agricole/Chapitre XII

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CHAPITRE XII.

DE LA CULTURE AVEC ENGRAIS.


La culture avec engrais peut se ramener à deux types extrêmes :

1° La culture d’un domaine sans autre engrais que ceux provenant de ce domaine ;

2° La culture d’un domaine à l’aide d’engrais pris ailleurs.

I. Culture d’un domaine à l’aide d’engrais provenant de ce domaine. — C’est le cas d’un grand nombre d’exploitations agricoles ; c’était le type général, il y a peu d’années encore.

Pour fixer les idées, supposons un domaine composé de champs de fertilité moyenne, ayant besoin d’engrais pour fournir d’abondantes récoltes. Par un assolement convenablement distribué, on obtiendra chaque année, comme produits principaux des cultures, d’une part des céréales, ou des produits industriels, tabac, chanvre, lin, betteraves sucrières ; d’autre part, des fourrages ou des racines fourragères.

La majeure partie des grains, et les produits industriels nets, feuilles de tabac, racines des betteraves, sont vendus, et exportent ainsi du domaine une quantité notable de principes fertilisants, azote, potasse, acide phosphorique, chaux.

Les fourrages, les racines fourragères, et même une part des grains, servent à nourrir les animaux de travail, bœufs et chevaux, et aussi la plupart du temps, des animaux d’élevage, poulains, bœufs d’engrais, vaches laitières, moutons et brebis. Les pailles des céréales sont employées à former les litières sur lesquelles s’accumulent et se fixent les déjections animales ; la matière obtenue se nomme le fumier de ferme.

Celui-ci comprend donc non seulement la totalité des pailles, auxquelles viennent se joindre les résidus végétaux des diverses cultures, mais encore la majeure part des substances nutritives, azote, acide phosphorique, potasse, chaux, que les fourrages renfermaient. Ces matériaux ont traversé en se modifiant le tube digestif des animaux ; mais une certaine dose demeure fixée par eux et se trouve réellement employée à leur nutrition et à leur développement.

Cette dose disparue ainsi peut être assez considérable, si la production du lait et la vente des animaux sont importantes. Ainsi le lait contient par litre :

6 gr 9 d’azote,
1 9 d’acide phosphorique,
1 7 de potasse.

Une vache laitière peut fournir annuellement de 1,500 à 3,800 litres de lait.

L’exportation du lait hors du domaine enlèvera donc à celui-ci, par tête de vache et par an :

De 10 à 24 kilogrammes d’azote ;
De 3 à 7 d’acide phosphorique ;
De 2,5 à 6,5 de potasse.

Le fromage enlève à peu près autant de principes nutritifs que le lait ; mais quand l’exportation se borne au beurre, uniquement constitué par des matières grasses[1], elle ne donne lieu à aucun appauvrissement appréciable.

L’exportation des animaux vivants élevés dans la ferme soustrait à celle-ci principalement de l’azote et de l’acide phosphorique. Le tableau qui suit fournit à ce sujet quelques indications moyennes :

POIDS
de
l’animal
QUANTITÉ TOTALE DE
Azote. Acide phosphorique. Potasse.
Bœuf d’engrais 800 à 1,000k 20 — 27k 15 — 20k 1k4 — 1k7
Veau 90 2,2 1,2 0,22
Mouton 40 à 50 1 0,6 0,07
Porc 150 3 1,5 0,3

La laine annuelle d’un mouton pèse 2 à 10 kilogrammes et contient :

0 kg 16 à 0 kg 77 d’azote ;
0 02 à 0 10 d’acide phosphorique ;
0 11 à 0 56 de potasse.

En résumé, on exporte en dehors du domaine toutes les matières nutritives contenues :

1° Dans les grains vendus ;

2° Dans les fruits ou produits industriels ;

3° Dans le lait vendu ;

4° Dans la laine des tontes ;

5° Dans les animaux vendus.

Le reste des matières nutritives prises au sol par les récoltes demeure dans le fumier de ferme et on les restituera à la terre en donnant celui-ci comme engrais.

Cette restitution aura lieu chaque année sur certains champs du domaine, dont la surface sera ainsi fumée tout entière, non pas en une année mais dans une période d’années qui varie avec les assolements adoptés.

En réalité, dans les fumiers de ferme il arrive fréquemment, par défaut de soins, qu’une partie notable des principes nutritifs disparaît en pure perte, l’azote se dégageant dans l’atmosphère sous forme ammoniacale, de l’acide phosphorique, de la potasse et même de l’azote étant emportés par les eaux pluviales. (Voir plus loin le Fumier de ferme.)

Mais dans les fumiers soignés, la perte se borne à quelques émanations ammoniacales qu’il est impossible d’éviter.

Le sol même pauvre fournit spontanément, par sa fertilité naturelle, une certaine dose de matières nutritives qui, aidées des principes apportés par la fumure, pourront fournir une récolte suffisante et semblable à celles obtenues antérieurement. En d’autres termes, l’emploi du fumier de ferme réduit au tiers ou à la moitié la quantité de matières fertilisantes que la terre doit fournir aux récoltes. Dans ces conditions, l’affaiblissement sera insensible d’une année à l’autre : l’exploitation pourra se soutenir semblable à elle-même pendant de longues années, mais elle demeurera toujours assez médiocre, et la richesse foncière du sol allant toujours en diminuant, on arrivera forcément, quoique très lentement, à l’abaissement des rendements.

Culture des légumineuses fourragères. — Quand pour certains champs du domaine la profondeur du sol est suffisante, on a certainement de grands avantages à introduire dans les assolements la production des légumineuses fourragères, luzerne, trèfle, sainfoin, vesces ; car non seulement l’azote de ces récoltes leur vient principalement de l’atmosphère, mais en outre, le sol qui les a fournies se trouve fortement enrichi en produits azotés et même en principes minéraux empruntés aux parties profondes de la terre. Les cultures de légumineuses constituent pour le sol arable une vraie fumure extérieure, riche surtout en azote et en potasse.

L’exportation de ces deux principes sera rendue moins importante, et il n’y aura guère lieu de se préoccuper que de la diminution de l’acide phosphorique.

Engrais verts. — À côté des cultures améliorantes, il convient de placer les engrais verts. Une pratique agricole assez répandue consiste à enfouir avant leur maturité certaines récoltes à végétation vigoureuse et rapide ; la matière végétale ainsi produite et mélangée sur place à la terre constitue pour celle-ci un véritable engrais, qui accroît sa fertilité et lui permet de fournir ultérieurement de belles récoltes.

Cette action fertilisante peut surprendre tout d’abord, puisque les engrais verts ne paraissent rendre au sol que ce qu’ils lui ont pris, mais l’exemple des légumineuses fourragères nous montre qu’il n’en est pas ainsi. Si on a convenablement choisi la nature des végétaux enfouis, ceux-ci donnent au sol arable, non seulement ce qu’ils lui ont emprunté, mais aussi de l’azote pris à l’atmosphère et des principes nutritifs pris au sous-sol. Les plantes désignées pour servir d’engrais verts sont donc principalement des légumineuses.

Quant à l’espèce, elle variera avec le sol et avec les nécessités culturales.

L’engrais vert doit être banni des terres où le calcaire fait défaut ; il ne servirait qu’à accroître sans profit la dose des produits acides de l’humus.

Dans les sols calcaires, le trèfle incarnat ou farouche, semé en octobre, enfoui au printemps, pourra très utilement servir d’engrais à une culture sarclée semée de suite après, maïs, pommes de terre, betteraves.

Dans les sols siliceux, on emploiera de préférence le lupin blanc ; dans les sols argileux, quoique suffisamment pourvus de calcaire, la fèverole d’hiver, les vesces, donneront de bons résultats.

Un des principaux avantages de la pratique des engrais verts, est l’accroissement notable et rapide de la matière organique de la terre ; elle est donc recommandable pour les sols légers, où l’humus fait défaut. Dans l’emploi exclusif des engrais chimiques qui use promptement les principes organiques de la terre, on peut ainsi de temps à autre les rétablir par les engrais verts.

Irrigation. — Une condition très favorable à l’entretien du domaine est la présence de prairies irrigables à l’aide d’eaux abondantes, toujours plus ou moins riches en principes fertilisants, azote nitrique, acide phosphorique, potasse, chaux. Les fourrages se produisent alors en grande quantité, sans fumure spéciale, et ils peuvent nourrir un nombreux bétail, dont le fumier très copieux permet de compenser largement les emprunts faits aux champs par les récoltes, voire même d’enrichir la terre, dont la fertilité ira en s’accroissant.

Mais, en réalité, l’eau d’irrigation est un engrais naturel extérieur, qui vient au secours de la culture, comme le limon du Nil déposé chaque année sur la surface du Delta, constitue une fumure régulière, active surtout par la ténuité des éléments qui la composent.

Effets principaux de la culture sans importation. — Un des inconvénients de ce mode d’exploitation consiste dans l’impossibilité de la culture continue des céréales, ou des plantes industrielles : l’assolement, comprenant des récoltes fourragères, s’impose nécessairement, comme conséquence de la nécessité de nourrir un nombreux bétail, unique producteur de la fumure. Cette condition est parfois très avantageuse, quand les animaux élevés ou leurs produits, lait, beurre, fromage, peuvent être vendus à des prix rémunérateurs ; elle peut être, au contraire, défavorable, quand ces ventes sont difficiles, ou ne peuvent se faire qu’à vil prix.

Les fumures, convenablement réparties, sur les divers champs du domaine, ont pour effet d’y maintenir dans la terre des proportions convenables d’humus, et tendent peu à peu à uniformiser la fertilité sur tous les points.

Mais par l’exportation constante des principes utiles, le stock des principes nutritifs, qui produisent cette fertilité, ira nécessairement en s’abaissant. L’emploi judicieux des cultures de légumineuses, permettra de pallier, sinon d’empêcher cette diminution, pour l’azote, et même, quoiqu’à un degré moindre, pour la potasse, mais non pour l’acide phosphorique. On peut donc prévoir que pour des terres de fertilité moyenne, les rendements ainsi obtenus seront peu élevés, à moins qu’on ne leur vienne en aide par l’addition de principes phosphoriques amenés du dehors. Dans les sols fertiles, la culture peut, au contraire, sans secours extérieurs, fournir des résultats très satisfaisants.

II. Culture d’un domaine à l’aide d’engrais pris ailleurs. — Dans la méthode culturale qui vient d’être décrite, on exporte une faible partie des produits de la terre, et on n’achète rien. Une autre méthode consiste à exporter tous les produits, en achetant tous les engrais. C’est celle que pratiquent les viticulteurs, c’est aussi celle que suivent fréquemment les producteurs de céréales et même de fourrages, qui aiment mieux vendre paille et foin, et acheter des engrais.

On ne conserve alors que les animaux strictement nécessaires pour le travail de la ferme, et dans bien des cas, le fumier d’écurie qu’ils fournissent peut être regardé comme un engrais importé, parce que le foin ou la paille, ou même l’un et l’autre, sont achetés au dehors.

Un des principaux avantages de ce mode d’exploitation est de supprimer la nécessité des assolements ; la culture continue, sur un même champ, des céréales ou des récoltes industrielles, est facile à réaliser, par l’emploi de fumures convenables. Le bétail nombreux peut être supprimé, s’il est désavantageux. En un mot, la culture du domaine est susceptible de se prêter rapidement à tous les changements commandés par les variations économiques, puisque la terre, suffisamment pourvue d’engrais, pourra toujours fournir toute espèce de récoltes (sauf dans certains cas les légumineuses fourragères). En employant assez d’engrais, on pourra d’ordinaire obtenir de hauts rendements, pourvu que la constitution physique de la terre soit passable.

Le plus souvent, l’engrais principal est le fumier de ferme produit dans le domaine, et on se borne à lui venir en aide avec des engrais achetés, spécialement en lui ajoutant des phosphates minéraux.




  1. Elles ne renferment que du carbone, de l’hydrogène et de l’oxygène.