Leçons sur la philosophie chimique/10

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Texte établi par Amand BineauGauthier-Villars (p. 391-427).

DIXIÈME LEÇON.

(18 juin 1836.)
Affinité. — Tables de Geoffroy. — Opinions de Berthollet. — Lois de Berthollet. — Réflexions sur l’attraction moléculaire.

Messieurs,

Je me propose aujourd’hui de vous entretenir de ce que les chimistes ont appelé affinité et des observations auxquelles cette force a donné lieu, puisqu’on a coutume de considérer l’affinité comme une force particulière.

Le mot affinité, dans le sens que lui donnent les chimistes, n’a plus la même signification que dans le langage ordinaire. Dans la langue générale il signifie parenté par alliance, et dans un sens figuré ressemblance ; c’est un rapport de convenance qui établit une liaison entre certains corps, ou un rapport de similitude qui conduit à classer ensemble les êtres entre lesquels il existe. Si j’appliquais en Chimie cette manière d’entendre le mot affinité, je pourrais dire, par exemple, que le chlore, le brome et l’iode ont entre eux une grande affinité. Or on sait bien qu’au contraire ces trois corps ont très-peu d’affinité les uns pour les autres, dans l’acception que nous donnons à ce mot. L’affinité des chimistes n’est donc pas du tout la même que l’affinité ordinaire du langage commun. Cela n’est point particulier à la langue française. Dans les autres langues, les deux acceptions de ce mot affinité se retrouvent également réunies dans un même terme. Ainsi le mot Verwandschaft en allemand, le mot Fraendskap en suédois, le mot affinity en anglais, ont les deux significations sur lesquelles je viens d’insister. Il en est de même en d’autres langues.

Il est curieux et il sera utile de rechercher comment le terme affinité a pénétré dans la Science, et sous quelle forme il y est entré. Il n’y a pas très-longtemps qu’il a été employé pour la première fois : c’est dans un ouvrage publié par Barchusen, en 1698, sous le titre de Pyrosophia. Vous y trouvez encore les recettes de l’alchimie. Comme beaucoup d’autres le faisaient alors, Barchusen reconnaît quatre principes : le sel, l’huile, l’eau et la terre. Il appelle les deux premiers principes actifs, le troisième principe neutre, et le dernier principe passif. Il ajoute ensuite, suivant l’usage habituel des chimistes de son époque, qu’il faut se garder de confondre ces principes avec les corps de même nom que l’on sait se procurer ; car, dit-il, si nous essayons de les séparer, il nous est impossible d’y parvenir : nous y laissons toujours quelque chose de terrestre, ou quelque autre ingrédient qui s’y trouve uni par suite d’une affinité étroite et réciproque. Arctam enim atgue reciprocam inter se habent affinitatem… Impossibile arbitror inveniendum elementum quodpiam simplicissimum, quod non peregrinis heterogenisve gaudeat particulis. Voilà par quelle phrase l’affinité est introduite dans la Science.

Il y a certainement loin de l’affinité chimique, telle que nous l’entendons aujourd’hui, à cette affinité de Barchusen, par laquelle sans nul doute il entendait dire que la difficulté d’isoler les principes provenait d’une ressemblance entre les corps mélangés, en vertu de laquelle ils se comportaient de la même manière. Là encore le sens du mot affinité est donc puisé dans la langue commune, et pour signifier un rapprochement semblable à celui qui existe entre le chlore et le brome. On pourrait dire en effet de ces deux corps que la similitude de leurs manières d’agir est un obstacle à leur séparation, parce que, les réactifs produisant sur eux des effets semblables, ils seront presque toujours volatilisés, précipités, combinés ou rendus libres sous l’influence des mêmes forces ou des mêmes agents.

Si vous voulez voir ce mot affinité entrer dans la Science avec l’acception qu’il y a maintenant, il faut recourir à Boërhaave. C’est lui qui a le premier nettement établi ce qu’on doit entendre par là, dans sa leçon sur les menstrues. Son ouvrage est écrit en latin, et le mot affinitas qu’il emploie a dû être traduit dans chaque langue, comme s’il eût conservé sa signification ordinaire : ce qui est vraisemblablement la cause de la différence qui existe dans tous les pays, comme je vous l’ai fait remarquer, entre l’acception usuelle de ce mot et son acception en Chimie.

Boërhaave entre dans des détails qui nous décèlent tous les soins et toute l’habileté qu’il apportait à ses expériences. Boërhaave ne veut point s’occuper de principes définis par l’imagination seule, et que les sens n’aient jamais saisis. Ce sont des corps réels qu’il prend, qu’il éprouve et qu’il observe. Boërhaave nous dit dans son Chapitre des menstrues : « Mettons dans un verre un peu d’esprit de nitre (pour nous l’acide azotique) : il est calme, il est en repos. J’y laisse tomber un fragment de fer, et aussitôt vous êtes témoins de phénomènes remarquables. Un vif bouillonnement soulève la liqueur ; c’est un air particulier qui se dégage. Ce mouvement est accompagné de bruit, d’une fumée piquante et de beaucoup de chaleur. Mais jusqu’à quand tout cela va-t-il durer ? Jusqu’à ce que le fer ait complètement disparu, et jusqu’à ce que l’esprit de nitre se soit entièrement combiné aux dernières particules du métal ; mais, une fois cette combinaison accomplie, tout s’arrête à l’instant et le calme se rétablit. Dans les phénomènes précédents, il y a deux choses à distinguer. Le fer s’est d’abord désagrégé, ensuite il s’est dissous ; il y a donc une force qui le retient en dissolution, après en avoir écarté les particules : il a donc contracté une alliance. »

Boërhaave, en insistant d’une manière spéciale sur ces circonstances, cherche, par diverses figures, à faire entendre sa pensée. Si le fer, dit-il, entre dans le menstrue, et s’il y reste, c’est qu’il se passe entre eux quelque chose qui est plutôt de l’amour que de la haine : « Magis ex amore quam odio ». Pour Boërhaave, l’affinité n’est plus une ressemblance, c’est une aptitude des corps à s’unir, qui nécessite au contraire une dissemblance de nature. Il compare cette union à un mariage. Dans l’action de l’esprit de nitre sur le fer, il voit des noces qui se célèbrent, et il faut convenir qu’il y a quelque vérité dans cette comparaison poétique. Il revient à plusieurs reprises sur ce sujet. Ces idées le frappent beaucoup, il insiste : « Je vous prie, dit-il, mes chers auditeurs, recueillez avec soin mes paroles. Ce que j’avance est bien digne de votre attention, et mérite de rester dans votre souvenir. Un menstrue agit en désagrégeant les corps solides ; mais encore une fois, quand leurs particules sont séparées, disjointes, il les maintient en dissolution. Or comment cela se ferait-il, si le menstrue et le corps à dissoudre ne se trouvaient combinés après la réaction par une affinitié propre qui les réunit en un corps homogène ? »

Vous remarquerez que dans son livre Boërhaave s’adresse à ses auditeurs. C’est que son ouvrage, intitulé Elementa Chemiœ, publié en 1733, n’est en effet autre chose que le cours qu’il faisait à Leyde. Il est vraiment curieux d’en lire la préface, dans les conjonctures présentes. Il s’y annonce comme s’occupant de longs et pénibles travaux. On sait, en effet, avec quels soins il travaillait, et de quelle persévérance il était susceptible. C’est ce qu’il a prouvé, par exemple, dans ses expériences sur le mercure, pour lesquelles il n’a pas craint de faire marcher le même appareil pendant plusieurs années sans interruption, plutôt pour être en état de confondre pleinement les alchimistes que pour assurer sa propre conviction. Qu’il se livrât alors à de laborieuses recherches, on n’en doute pas ; il ajoute que son projet était d’en gratifier un jour le monde savant, et de les publier dans un ensemble convenable ; il en offrait seulement, en attendant, les prémices à ses auditeurs. Tout cela se conçoit parfaitement.

« Eh bien, ajoute-t-il, je suis forcé d’en agir tout autrement. Parmi mes auditeurs, se sont trouvés quelques ingrats qui, séduits par l’insatiable cupidité des libraires (c’étaient les libraires de 1730), ont rendu bien amer pour moi l’enseignement dont j’étais chargé. Ils ont osé publier, sous mon nom, mes institutions et expériences de Chimie. Ils l’ont fait à mon insu, se jouant du public et de moi-même, sous quelque vain prétexte de liberté et de progrès. Dans ce livre, poursuit-il, falsa, ridicula, barbara, in quâlibet paginâ mihi imputata haud indicabo, ne nauseam concitem. » Et ces amers reproches, dans lesquels s’exhale la juste indignation du professeur de Leyde, seraient-ils ici moins légitimes et moins fondés ?[1]

Bref, ce fut à la suite de cette publication ; faite sans son aveu et à son grand regret, et dont nous possédons encore quelques exemplaires, que Boërhaave se résolut à publier lui-même son cours, pour se laver aux yeux de la postérité des souillures dont il s’y trouvait flétri. Pourtant c’était en 1733, la sténographie n’existait point encore, et la Science n’avait point alors à redouter comme aujourd’hui de se voir défigurer par elle avec autant d’audace que d’ignorance.

Mais abandonnons les falsa, ridicula et barbara à la pitié publique, et remarquons que pour Barchusen les corps qui ont entre eux de l’affinité se ressemblent, sont cousins, ce qui ne veut pas dire qu’ils s’aiment ; que pour Boërhaave, au contraire, l’affinité s’exerce entre des corps à l’égard desquels il ne signale aucun rapport de similitude, mais qui s’aiment, qui s’unissent, et qui célèbrent leurs noces avec plus ou moins de bruit et d’éclat.

Ainsi, Boërhaave établit bien les deux effets de l’action chimique, et insiste non-seulement sur la combinaison qui en est le résultat définitif, mais encore sur les circonstances accessoires, telles que les mouvements, la chaleur, le bruit, l’effervescence.

L’affinité se trouve encore très-bien caractérisée dans un travail qui parut à peu près à l’époque où florissait Boërhaave : je veux parler des Tables d’affinité de Geoffroy, qui eurent alors une célébrité fâcheuse, et suscitèrent un grand nombre d’imitateurs. Toutes ces Tables d’affinités furent la source de beaucoup d’erreurs entre les mains des chimistes, qui s’abandonnèrent avec trop de confiance à leurs indications, et surtout entre les mains des manufacturiers. La première, ouvrage d’un ancien Membre de notre Académie, Geoffroy l’ainé, qui la publia en 1718, n’est pourtant en définitive que l’expression d’expériences généralement bien conduites. Quelques-unes des seize colonnes que comprend sa Table vous en fournissent la preuve.

Acides. Acide vitriolique. Soufre minéral.
Alcalis fixes. Soufre principe. Alcalis fixes.
Alcali volatil. Alcalis fixes. Fer.
Terres. Alcali volatil. Cuivre.
Substances métalliques. Terre. Plomb.
Fer. Argent.
Cuivre. Antimoine.
Argent. Mercure.
Or.

La première colonne donne l’ordre des affinités générales des corps pour les acides. Elle revient à dire que, si l’on fait agir un acide sur un métal, de manière à former un sel, l’addition d’une terre, ce qui doit s’entendre surtout de la magnésie, déterminera la décomposition du sel et la précipitation de l’oxyde métallique ; que si, dans la dissolution du sel terreux, on verse de l’ammoniaque, on verra se précipiter la terre dont l’alcali volatil prendra la place ; et enfin que la potasse ou la soude, mises en contact avec un sel ammoniacal, en sépareront la base et s’y substitueront. C’est en effet ce que démontre l’observation.

Dans la colonne relative à l’acide sulfurique, on trouve le fer avant le cuivre et le cuivre avant l’argent, ce qui devait être ; car le cuivre sépare l’argent de ses dissolutions salines, tandis qu’il est lui-même précipité par le fer. On voit du reste que les métaux sont placés au même rang que les bases ; on ignorait, en effet, alors sous quelle forme ils entraient en combinaison avec les acides.

S’agit-il de corps élémentaires, du soufre par exemple, Geoffroy se montre encore guidé par des expériences auxquelles on a peu de reproches à faire. Aujourd’hui même, on suivrait presque l’ordre qu’il a adopté.

Cette Table d’affinité exprimait donc des faits certains : elle avait pourtant son danger, que vous allez comprendre tout à l’heure ; mais ce n’est pas là ce qui frappa les contemporains de Geoffroy. Quand elle fut présentée à l’Académie, on ne peut pas dire qu’elle y fût bien venue. L’idée de force était à cette époque énergiquement repoussée de la Chimie : on ne voulait point en entendre parler. Aussi la Notice dont le travail de Geoffroy fut l’objet est-elle écrite avec la plus grande réserve. L’historien de l’Académie remarque qu’il est bien difficile d’expliquer l’action chimique et, par exemple, les précipitations métalliques. Pourquoi le cuivre est-il séparé de l’acide sulfurique par le fer ? C’est une affaire de convenances plus grandes, dit-il ; et les sympathies, les attractions conviendraient bien ici, si les sympathies, les attractions étaient quelque chose. Puis écoutez-le en 1731. Geoffroy était mort ; il était chargé de son éloge ; il pouvait parler avec plus de franchise des Tables d’affinités : il n’avait plus à craindre d’affliger son collègue. Voilà ce qu’il en dit : « Il donna (Geoffroy), en 1718, un système singulier et une Table d’affinités chimiques. Ces affinités firent de la peine à quelques-uns qui craignirent que ce ne fussent des attractions déguisées, d’autant plus dangereuses, que d’habiles gens ont déjà su leur donner des formes séduisantes. Mais enfin on reconnut qu’on pouvait passer par dessus ce scrupule. »

Des attractions déguisées ! c’est là ce qui effraye les contemporains de Geoffroy à la lecture de son Mémoire. Ils ont presque envie de se soulever contre ces affinités, dans la crainte qu’elles ne cachent des attractions ! Ce n’est qu’avec peine et après y avoir mûrement réfléchi qu’ils consentent à passer par dessus cette grave difficulté.

Vous entendez là le cri d’alarme de la mauvaise Physique du temps ; mais vous n’y trouvez rien qui décèle le danger réel de la Table d’affinités de Geoffroy. Le véritable défaut et les inconvénients de son système ne furent sentis que longtemps après.

Considérées en elles-mêmes, rien de mieux que des séries linéaires exprimant l’ordre des affinités basé sur l’observation. Ce sont des manières de représenter les résultats de l’expérience qui peuvent avoir une utilité incontestable. Mais là ne s’arrêtaient pas les prétentions de l’auteur : il s’imaginait que les rapports exprimés par sa Table, et qui étaient vrais pour les circonstances dans lesquelles il avait opéré, représentaient des faits absolus. Il se croyait donc en droit de prédire en toute occasion l’action réciproque des corps compris dans sa Table ; chose impossible, puisque cette action varie avec des circonstances physiques, dont il n’avait tenu aucun compte. Ainsi il confond les faits observés à sec avec ceux qui s’opèrent sous l’influence de l’eau ; cependant les résultats peuvent être inverses.

Supposons, par exemple, qu’il ait admis, sur la foi de sa Table, que le carbonate d’ammoniaque et le sulfate de chaux doivent se décomposer mutuellement. Cela sera vrai, si l’on prend les deux sels en dissolution pour les faire réagir l’un sur l’autre ; mais prenez-les à l’état solide, mettez-les dans une cornue, et essayez si la chaleur déterminera entre eux une réaction. Comme vous le savez parfaitement, il ne s’en produira aucune : le carbonate d’ammoniaque se volatilisera et le sulfate de chaux restera intact. Si même, au contraire, vous faisiez chauffer ensemble le sulfate d’ammoniaque et le carbonate de chaux qui se forment, quand on mêle les dissolutions de sulfate de chaux et de carbonate d’ammoniaque, vous détermineriez une réaction inverse et les deux sels primitifs se reproduiraient.

Les prétentions de Geoffroy étaient donc beaucoup trop élevées, et les applications qu’il voulait faire de sa Table étaient inexactes. On ne s’aperçut pas de la fausseté du principe qui lui servait de base ; on s’attacha seulement à ses conséquences, qui ne pouvaient manquer de faire une vive sensation Figurez-vous effectivement un voix qui s’élève pour annoncer que les observations confuses et si nombreuses déjà connues peuvent se rattacher l’une à l’autre par un lien qui n’avait pas encore été aperçu. Représentez-vous un chimiste qui vient de dire : Parmi les phénomènes chimiques que vous voyez produire dans les cours, qui se passent dans vos laboratoires ou dont la nature vous rend témoins, il en est une multitude dont une Table unique peut vous donner la clef sur-le-champ. C’est là ce que signifiait le Mémoire de Geoffroy, et vous comprenez quel mouvement il dut exciter. Aussi, dès que cette Table eut été répandue parmi les chimistes, chacun d’eux voulut faire la sienne. Les uns y mettaient un plus grand nombreuse colonnes, les autres moins. Tel y faisait figurer des centaines de corps ; tel autre voulait en avoir davantage encore. C’est ainsi qu’en 1730 il en parut une de Grosse ; en 1750, une de Gellert ; en 1756, une de Rudiger. Enfin l’Académie de Rouen proposa un prix pour la meilleure Table d’affinités, et ce prix fut remporté en 1758 par Limbourg, qui envisagea la question sous un point de vue essentiellement pratique.

Une fois qu’on se fut mis dans ce goût d’affinités, on tomba dans un autre inconvénient très-grave : on s’égara dans la distinction d’une foule d’espèces d’affinités. On reconnaissait d’abord une affinité d’agrégation, qui n’était autre chose que la cohésion, et une affinité de composition, qui était l’affinité proprement dite. En rapprochant ainsi ces deux forces, on avait peut-être raison ; mais, de plus, on admettait des affinités de dissolution, des affinités de décomposition, des affinités de précipitation ; puis des affinités simples, des affinités doubles, des affinités composées, des affinités réciproques, des affinités par intermède, des affinités de prédisposition. Enfin c’était un dédale inextricable sur lequel je n’ai pas besoin d’insister.

Il y avait bien quelques raisons pour faire faire toutes ces subdivisions. C’est que les chimistes se trouvaient dans un grand embarras. Voulaient-ils expliquer tous les effets en les rattachant à une force unique, les faits n’étaient pas tous atteints. Cherchaient-ils à prendre vraiment les faits pour point de départ, ils étaient conduits à multiplier les forces d’une manière déplorable, ou à reconnaître des modifications sans nombre dans la force supposée.

Newton admettait aussi des effets d’attraction en Chimie. Il a dit des acides qu’ils étaient des corps qui attiraient fortement et qui étaient attirés de même. On lit encore dans ses écrits que « dans toute dissolution les particules du corps dissous ont plus d’attraction pour celles du menstrue qu’elles n’en ont mutuellement ». Vous voyez donc que, pour Newton, les phénomènes chimiques sont dus à des forces ; mais il s’arrête dès qu’il s’agit d’en préciser la nature ; il oppose même à la gravitation qui s’exerce entre les corps célestes et qui préside à leurs mouvements d’autres forces attractives et répulsives auxquelles il attribue le mouvement des particules des corps.

Newton s’était donc borné à reconnaître en Chimie l’attraction d’une manière générale ; Boërhaave de son côté prononçait le mot affinité ; c’était en quelque sorte la même idée présentée sous un terme plus poétique. On essaya plus tard ce que Newton n’avait pas osé. Prenant la gravitation universelle comme cause des phénomènes chimiques, Buffon admit que, si la grande distance des corps célestes rend les actions attractives indépendantes de la forme des masses, il n’en est plus de même dans les phénomènes chimiques, où l’influence de la forme des particules peut ajouter une nouvelle complication.

Voici comment s’explique l’illustre naturaliste dans sa Seconde vue de la nature : « La figure, qui dans les corps célestes ne fait rien ou presque rien à la loi de l’action des uns sur les autres, parce que la distance est très-grande, fait tout ou presque tout quand la distance est très-petite ou nulle. D’après ce principe, l’esprit humain peut encore faire un pas et pénétrer plus avant dans le sein de la Nature. Nous ignorons quelle est la figure des parties constituantes des corps ; nos neveux pourront, à l’aide du calcul, s’ouvrir un nouveau champ de connaissances. Lorsqu’ils auront acquis, par des expériences multipliées, la loi d’attraction d’une substance particulière, ils pourront trouver, par le calcul, la figure de ses parties constituantes. »

Bergmann, en admettant pour principe des actions chimiques l’attraction générale reconnue par Newton, attribue non-seulement à la forme des particules, mais encore à leur position, un rôle essentiel dans les effets produits ; à quoi Macquer ajoute l’influence de leur volume, de leur densité et de leur écartement, addition qui paraît bien superflue.

Cela dit, après tout se trouve-t-on beaucoup plus avancé ? N’y a-t-il pas entre l’établissement de cette force que l’on met en avant et l’application qu’on doit en faire une distance énorme qui reste encore à franchir ? C’est comme si l’on vous disait : Il existe une force, l’attraction, qui produit tous les phénomènes astronomiques, mais on en ignore les lois, de sorte qu’on ne peut expliquer ni prévoir aucun de ses effets. Vous répondriez à cela : Je veux bien croire que cette attraction existe ; mais pourtant quelle preuve en ai-je, et à quoi me sert d’ailleurs votre assertion ? C’est pour moi une connaissance absolument stérile.

Bref, en pareil cas, que faudrait-il faire ? Prendre le télescope et observer les astres, afin de pénétrer les lois de cette attraction et de pouvoir en tirer parti. Eh bien, en Chimie agissons de même ; et, tout en admettant la gravitation de la matière en général, comme il est certain que, seule ou ornée à la manière de Bergmann ou Macquer, elle n’explique rien jusqu’ici et ne peut rien prévoir, faisons des expériences.

C’est ce que disait Pott, qui vivait vers la même époque, homme positif qu’on pourrait mettre en parallèle avec les successeurs de Geoffroy. Chez lui, rien que des observations précises dépouillées de toute explication théorique ; chez les autres, rien que des efforts pénibles et multipliés pour établir des doctrines générales sur des bases encore imparfaites. Pott était un chimiste prussien, manipulateur très-habile, dont les ouvrages ont été rassemblés en 1759. En toutes circonstances, il se borne à constater les faits. Ici il signale une combinaison, là une séparation, ailleurs une double décomposition. Mais du reste jamais il ne fait de réflexions sur les faits qu’il relate ; jamais il ne se mêle d’essayer de remonter à la cause. Quand il parle de l’action de l’acide chlorhydrique sur les azotates d’argent, de mercure, de plomb et de bismuth, il fait remarquer que les chimistes français attribueraient la précipitation produite à l’affinité ; « car, dit-il, ce mot leur plaît beaucoup ». Quant à lui, il aime mieux se borner à énoncer que « l’acide marin précipité s’approprie et cornufie les métaux blancs dissous dans l’acide nitreux ». Au fait, ses ouvrages sont des livres riches en faits bien observés, qui ont marqué à l’époque où ils ont paru et que l’on peut encore consulter aujourd’hui, quelquefois avec fruit. Sa réserve est souvent bonne à imiter pourvu qu’on n’exagère rien. Attachons-nous d’abord à constater les faits : nous en chercherons ensuite les lois. Mais ce n’est pas à réunir des faits que se borne la tâche de la Science, et nous devons reconnaissance à ceux qui cherchent des lois, même quand ils échouent dans leur entreprise.

Lavoisier, dont le talent a si hautement servi la Chimie, ne nous a rien appris relativement à l’affinité. On le voit seulement, en 1788, se borner à dire qu’il a quelques idées sur cette force, et qu’un jour il s’en occupera.

Mais Bergmann exprime hautement sa pensée, et marque si bien l’état des opinions à ce sujet avant Berthollet, qu’il est nécessaire de s’y arrêter un peu.

Bergmann s’était d’abord adonné à l’étude de l’Astronomie. Les idées de Newton l’avaient vivement frappé. Rempli d’admiration pour sa découverte des lois de la gravitation universelle, et pressé par un noble sentiment d’émulation, il ambitionna de répandre sur la science des mouvements moléculaires une lumière semblable à celle que Newton avait fait briller sur la science qui s’occupe des mouvements des corps célestes. C’est là l’idée qui l’a toujours dominé : on voit que ce fut l’occupation de toute sa vie. Malheureusement il a échoué.

Bergmann avait reçu de la nature et de la fortune tout ce qu’il faut pour se livrer avec succès aux recherches de laboratoire. Homme d’expérience, il a constamment pris dans ses Mémoires l’observation pour guider, et l’on pourrait croire que jamais il ne s’en est écarté. Mais lit-on son Traité des affinités chimiques, on ne peut s’expliquer les fautes qu’il contient, si l’on admet qu’il ait accordé à l’observation des faits toute l’importance qu’elle mérite.

Pour Bergmann les affinités sont constantes. Il y a bien, dit-il, quelques irrégularités ; mais ces cas extraordinaires sont comme ces comètes dont on n’a pu encore, à défaut d’observations, calculer l’orbite. Il n’hésite pas à prononcer une sentence générale, et, d’après lui, on peut prévoir tous les effets par l’affinité, à quelques exceptions près. De là ses Tables d’affinités qui semblent inconcevables dans un travail réfléchi. En voulez-vous quelques exemples. Cherchez l’ordre d’affinité des bases pour l’acide sulfurique ; vous trouverez, et vous n’en serez pas surpris, la baryte au premier rang et l’oxyde d’argent se rencontrera dans l’un des derniers. Voyez ensuite comment sont classées les bases par rapport à leur affinité pour l’acide muriatique ; vous verrez encore la baryte à leur tête, et l’oxyde d’argent vers la fin. Admettre que, par la voie humide, la baryte et l’oxyde d’argent se comportent avec l’acide sulfurique de la même manière qu’avec l’acide chlorhydrique ! Il faut le lire pour en être convaincu.

Cette opinion erronée sur l’affinité de la baryte pour l’acide sulfurique, qui faisait croire que l’action de cette base sur les acides l’emportait sur celle de toute autre base, se conserva longtemps et eut de fâcheuses conséquences, qui firent voir toute l’énormité des abus introduits dans ces sortes de Tables. Pendant notre première Révolution, la soude vint à manquer : il fallait que la France trouvât dans son sein le moyen de s’en procurer ; il s’agissait donc d’inventer un procédé commode pour en fabriquer. Que fit-on ? On songea tout de suite à décomposer le sel marin par la baryte. On ne voyait dans ce projet qu’une seule difficulté à surmonter, celle d’avoir de la baryte à bon marché. Cependant ce problème finit par être très-bien résolu. Une fabrique de baryte fut établie à Paris. Déjà elle avait produit quelques centaines de quintaux de cet alcali, qui ne revenait point à un prix trop élevé. Enfin il ne restait plus qu’une petite chose à faire, celle à laquelle on avait le moins songé, parce qu’on la regardait comme la plus facile : il fallait, pour qu’un succès complet couronnât l’entreprise, décomposer le sel marin par la baryte ; mais il se trouva, malgré les Tables d’affinité, que la baryte ne décomposait pas le sel marin.

Dans l’ouvrage de Bergmann, vous ne rencontrerez pas seulement des erreurs de détails, telles que celles dont je viens de vous entretenir, mais aussi des erreurs d’ensemble, de graves erreurs.

Ce fut Berthollet qui eut la gloire d’en débarrasser la Science. Bergmann avait admis que les affinités étaient constantes, que du moins, s’il y avait quelques exceptions, elles étaient fort rares, et que la connaissance de ces affinités permettait de prévoir toutes les réactions. Eh bien, par une de ces grandes révolutions, comme il s’en est rarement réalisé en Chimie, Berthollet a démontré précisément le contraire ; car il s’est attaché à établir, par des expériences positives, que les phénomènes dus à l’affinité pure sont du domaine de l’expérience et ne peuvent se prévoir, tandis que, tout au contraire, ceux où l’affinité est modifiée se prévoient facilement. Il a montré de plus que les premiers sont bien plus rares, et que les derniers se présentent à chaque instant. En un mot, Berthollet semble avoir pris le contre-pied des propositions de Bergmann, et par là il a rendu un service inespéré à la Chimie, surtout en ce qui concerne l’étude des réactions qui se passent au sein d’un dissolvant.

Ses idées se trouvent exposées dans sa Statique chimique, l’un des ouvrages qui honorent le plus la Chimie française. Le premier germe de ce livre célèbre a été conçu en Égypte. Vous savez en effet que Berthollet avait accompagné Napoléon lors de son expédition dans cette contrée, et c’est là qu’il a arrêté dans son esprit les bases de sa Statique. Cet ouvrage, au surplus, est écrit d’une manière un peu obscure. Les idées y sont belles et nettes, mais leur exposition est confuse et embarrassée : il est quelquefois difficile de les saisir. On y trouve bien des passages qu’il ne devient possible de comprendre qu’autant qu’on prend le soin de recourir aux écrits de ses élèves.

Ce que je vous dis de la Statique chimique ne saurait attaquer la gloire de son auteur, ni diminuer l’éclat qu’a jeté son profond génie. Je puis au reste vous parler de cet ouvrage avec franchise, en ce qui concerne la forme, car pour le fond il n’a pas de plus sincère admirateur que moi ; il m’a occupé presque constamment pendant trois à quatre années ; depuis l’âge de dix-sept ans jusqu’à celui de vingt et un ans, je l’ai lu, relu et médité. Souvent je m’accusais de ne pouvoir le comprendre ; mais, je le vois maintenant, c’était autant la faute de l’auteur que la mienne. Je le lisais la plume à la main, extrayant, réfléchissant, commentant ; ce travail, ces efforts, je dois en convenir, m’ont été fort utiles. C’est avec Berthollet que je me suis formé à l’étude de la Chimie, et je puis dire, en quelque sorte, que si aujourd’hui j’ai le droit d’élever ma voix dans cette enceinte, si vous me prêtez l’oreille avec bienveillance, c’est à l’étude que j’ai faite de la Statique de Berthollet que je le dois.

Je me trouve fort embarrassé pour vous présenter en raccourci ses idées, qu’il a délayées dans les deux volumes de son ouvrage. On ne saurait trouver nulle part ses opinions fondamentales nettement définies. Je suis forcé de vous demander de m’accorder assez de confiance pour croire que j’ai compris sa pensée principale. Voici comment, à mon avis, elle doit être exprimée.

Les corps ne peuvent agir les uns sur les autres qu’autant que leurs molécules sont amenées à une distance insensible ; mais, lorsqu’elles en sont là, ils agissent toujours les uns sur les autres. Prenez, par exemple, une dissolution de sulfate de potasse et ajoutez-y de l’acide azotique, ou bien prenez une dissolution d’azotate de potasse et ajoutez-y de l’acide sulfurique : dans les deux cas, aucun phénomène apparent ne se manifeste, et beaucoup de gens pourraient dire que les deux liqueurs se mêlent sans réagir chimiquement. Eh bien, suivant Berthollet, l’un ou l’autre de ces deux mélanges, renferme quatre corps différents, qui restent en dissolution, savoir : de l’acide azotique, de l’acide sulfurique, de l’azotate de potasse et du sulfate de potasse ; c’est-à-dire que les deux acides agissent à la fois sur la base et se la partagent proportionnellement à leurs quantités, ou plutôt, en rectifiant la pensée de Berthollet par une modification qu’il y eût certainement introduite s’il eût connu la théorie atomique, ils se partagent la base en raison du nombre de leurs atomes.

Les deux sels et les deux acides libres vont rester en présence tant qu’il n’interviendra aucune circonstance capable d’en troubler l’équilibre. Mais supposez qu’une cause quelconque éloigne l’un des quatre corps, l’équilibre sera dérangé, puis rétabli par une nouvelle réaction, et la décomposition marchera de proche en proche. Ainsi, que l’on chauffe le mélange, le plus volatil des corps réunis se dégagera le premier : ce sera l’acide azotique. Or, cet acide étant séparé, l’influence de l’acide sulfurique ne se trouvera plus contre-balancée ; elle déterminera la production d’une nouvelle quantité de sulfate de potasse et d’acide azotique libre. Celui-ci, se volatilisant encore, permettra à l’acide sulfurique de continuer à agir de la même manière, et, toutes les portions d’acide azotique étant successivement éliminées, bientôt il ne restera plus autre chose que du sulfate de potasse et l’excès d’acide sulfurique : si l’on en a pris un excès.

En mettant la potasse en rapport avec une dissolution de sulfate d’ammoniaque, il se passera des phénomènes tout semblables. D’abord production d’ammoniaque libre et de sulfate de potasse, qui resteront en dissolution avec le reste de la potasse et la portion de sulfate d’ammoniaque non décomposée. Portera-t-on ensuite la liqueur à l’ébullition, l’ammoniaque libre se dégagera : l’influence de la potasse cessant d’être neutralisés, cet alcali continuera à déplacer l’ammoniaque de sa combinaison avec l’acide sulfurique ; et, ces effets se renouvelant à chaque instant, la réaction marchera sans interruption, jusqu’à ce que toute l’ammoniaque ait disparu et que tout l’acide sulfurique se soit combiné avec la potasse.

Si vous prenez deux sels, leur action mutuelle se prêtera aux mêmes explications. Soient, par exemple, de l’azotate et du sulfate de soude dissous dans l’eau et mêlés. Il y aura partage de chaque acide entre les bases et de chaque base entre les acides ; d’où résulteront quatre sels différents ; de l’azotate de potasse, de l’azotate de soude, du sulfate de potasse, du sulfate de soude. Et si rien ne vient troubler l’équilibre des acides et des bases ainsi groupés, les quatre sels subsisteront indéfiniment. Mais il n’en sera plus de même si l’un d’eux, par une cause quelconque, est écarté de la sphère d’activité des autres. C’est ce qui aurait lieu, par exemple, si l’un d’eux était insoluble.

Tel serait le cas d’un mélange d’azotate de baryte et de sulfate de soude. Aussitôt qu’on réunit les dissolutions de ces deux sels, il se forme, comme vous savez, un précipité qui renferme, à l’état de sulfate de baryte, toute la baryte de l’azotate et tout l’acide sulfurique du sulfate de soude. Pour Berthollet, la décomposition n’est point instantanée ; il y a un moment où la liqueur contient à la fois, comme dans le cas précédent, quatre sels : de l’azotate de baryte, de l’azotate de soude, du sulfate de soude, du sulfate de baryte. Mais à peine le partage des acides et des bases s’est-il fait de cette manière, que le sulfate de baryte se sépare en raison de son insolubilité ; l’action réciproque de l’azotate de baryte et du sulfate de soude se renouvelle, ou, pour mieux dire, se continue sans éprouver d’interruption, et elle marche si rapidement, que le temps nécessaire pour qu’elle s’effectue est indivisible pour nous.

Non-seulement Berthollet, en proclamant des principes inverses de ceux de Bergmann, a fait rentrer dans la règle les exceptions de celui-ci, mais il a donné le moyen d’expliquer des faits qui, au premier abord, paraissent fort étranges. Comment se fait-il que le sulfate de chaux et le carbonate d’ammoniaque donnent à froid, par l’intermède de l’eau, du sulfate d’ammoniaque et du carbonate de chaux, puisqu’à chaud ces deux derniers sels reproduisent les deux premiers ? Berthollet rend compte de ces deux effets inverses à l’aide du même principe. Dans le premier cas, c’est le carbonate de chaux qui, en vertu de son insolubilité, se sépare de la sphère d’activité et rend la réaction complète ; dans le second, c’est le carbonate d’ammoniaque qui joue ce rôle en vertu de sa volatilité.

L’expérience si curieuse de M. Pelouze sur la décomposition, par l’acide carbonique, de l’acétate de potasse dissous dans l’alcool, se prête à la même explication. Le carbonate de potasse est insoluble dans l’alcool : voilà pourquoi l’acide carbonique, malgré sa tendance à conserver l’état gazeux, peut dans cette circonstance déplacer l’acide acétique et s’y substituer. Ce fait peut sembler extraordinaire au premier abord ; mais il découle, ainsi que les faits précédents, comme conséquence naturelle et inévitable de la loi de Berthollet.

Ainsi, dans les dissolvants, et en un mot dans tous les mixtes où l’action chimique peut se manifester, il s’établit une réaction entre les corps mis en présence, et le groupement des substances douées d’affinités opposées se fait d’après un partage qui a lieu en raison des quantités, ou, si vous voulez, en raison du nombre des atomes. Voilà, si je ne me trompe, le point de départ de Berthollet, la base de son raisonnement, que fort souvent on a perdue de vue, parce qu’on n’avait pas à en faire d’application habituelle. Berthollet admet donc qu’il y a partage entre les corps en présence. Il admet qu’une base se partage entre plusieurs acides, qu’un acide se partage entre plusieurs bases. Il ajoute ensuite : si l’action chimique peut donner naissance à un produit que ses propriétés physiques fassent disparaître de la sphère d’activité, tout partage cesse d’avoir lieu. Cette dernière, cette belle sentence est d’une application de chaque jour.

Il y a, vous le voyez, dans les principes de Berthollet, considérés de haut et dans leur ensemble, deux choses bien distinctes : une loi pratique confirmée par tous les faits, et une hypothèse destinée à l’expliquer. La première s’appuie sur l’expérience, et n’est point à discuter. Examinons, au contraire, la dernière à fond.

Est-il vrai que, dans une dissolution, les corps de nature semblable se partagent les matières antagonistes de manière à produire des mélanges en proportions indéfinies ? En faveur de cette proposition, nous n’avons plus à invoquer l’appui d’expériences positives et multipliées. Elle peut inspirer des doutes légitimes. À cet égard, il y a parmi les chimistes dissidence d’opinions. Ainsi, en nommant M. Gay-Lussac comme ayant soutenu les idées de Berthollet, vous allez vous étonner sans doute qu’on puisse trouver quelque chose à alléguer contre elles. Néanmoins, M. Thenard, élève de Berthollet, comme M. Gay-Lussac, bien loin de les partager, les a toujours combattues.

Parmi les faits que l’on peut apporter à l’appui de ce dernier, en voici un qui me semble très-puissant. Je prends une dissolution d’acide borique ; son action sur la teinture de tournesol est tout autre que celle qu’y produisent les acides énergiques, tel que l’acide sulfurique : il y a seulement coloration en rouge vineux. Que j’ajoute ensuite une dissolution de sulfate de soude ; si, suivant la pensée de Berthollet, les deux acides borique et sulfurique se partageaient la base, une partie de l’acide sulfurique deviendrait libre, et la liqueur passerait par conséquent du rouge vineux au rouge pelure d’oignon, couleur qu’acquiert le tournesol en présence de cet acide ; cependant vous ne remarquerez aucun changement de teinte. Voulez-vous que je vous rende témoins de l’effet qu’aurait déterminé l’acide sulfurique libre ? J’en verse quelques gouttes, et aussitôt apparaît le rouge pelure d’oignon dont je vous parlais, et dont la nuance ne se modifiera plus, quelle que soit la quantité d’acide que j’ajoute.

Avec l’acide sulfhydrique et l’acide carbonique, je pourrais vous montrer des résultats tout semblables. Il faut donc conclure que le partage supposé par Berthollet n’a pas toujours lieu, ou tout au moins qu’il s’effectue de telle sorte que l’acide énergique s’empare de la presque totalité de la base, et qu’il n’en laisse qu’une quantité inappréciable à l’acide faible.

Pour moi, j’admettrais volontiers les idées de Berthollet, quand il s’agit d’acides ou de bases dont l’énergie est à peu près égale ; mais, lorsque des corps doués d’affinités très-énergiques sont en présence d’autres corps dont les affinités sont très-faibles, je propose d’adopter la règle suivante : Dans une dissolution, tout demeurant dissous, les affinités fortes se satisfont, laissant les affinités faibles s’arranger entre elles. Les acides forts prennent les bases fortes, et les acides faibles ne peuvent s’unir qu’aux bases faibles. Les faits connus sont parfaitement d’accord avec cette règle pratique.

D’après cela, par exemple, en mêlant de l’acétate de potasse et du sulfate de fer, les deux sels devront se décomposer mutuellement et former du sulfate de potasse et de l’acétate de fer. Et effectivement, si l’on soumet un tel mélange à l’action de l’acide sulfhydrique, le fer se précipite à l’état de sulfure, comme d’une dissolution d’acétate, effet qui n’a jamais lieu avec le sulfate.

Mais maintenant il faut revenir sur nos pas, pour juger de la différence des deux points de vue. Si vous avez adopté le raisonnement de Berthollet, presque tous les faits de la Chimie se trouvent nettement expliqués et saisis clairement dans leur ensemble. Si, au contraire, vous venez dire : d’une part, dans une dissolution, les affinités fortes se satisfont sans partage ; et d’autre part, dans tout mélange liquide, les substances éliminables prennent naissance et entraînent une réaction totale, vous énoncez deux lois empiriques très-utiles, mais entre lesquelles on n’aperçoit plus aucun lien. Mieux vaut cependant en rester là que de se confier à des principes que l’expérience semblerait démentir.

Ainsi, quand Berthollet suppose qu’une base en présence de deux acides se partage entre eux proportionnellement au nombre de leurs atomes, il énonce une opinion difficile à démontrer. Les expériences indiquent, au contraire, que l’acide le plus fort prend toute la base, ou qu’il n’en laisse à l’autre du moins qu’une quantité si faible que nos réactifs ne l’apprécient pas.

Mais, quand il explique les effets qui résultent, dans tant de réactions chimiques, de l’intervention de l’insolubilité ou de celle de la volatilité de l’un des produits possibles, il pose une des lois les plus sûres et les plus fécondes dont la Chimie se soit enrichie.

Voila, pour s’arrêter aux faits précis, où devrait se terminer cette discussion ; mais je crois qu’il ne sera pas sans utilité de vous faire part de quelques réflexions qui m’ont frappé depuis longtemps : je veux parler des distinctions à faire entre l’affinité et la cohésion.

En y réfléchissant, on voit que l’attraction moléculaire se présente à nous sous trois formes bien distinctes ; car elle peut s’exercer :

D’abord, entre les molécules du même corps : c’est la cohésion proprement dite, la cohésion des physiciens ;

Ensuite, entre des molécules plus ou moins semblables qui se mêlent en conservant les propriétés individuelles qui les caractérisent : c’est la force de dissolution ; c’est la force opposée à cette résistance des corps à se dissoudre, que l’on appelle souvent aussi, en Chimie, cohésion ;

Enfin, entre des molécules dissemblables qui s’unissent étroitement et donnent un produit doué de propriétés qui lui sont propres : c’est l’affinité.

Vous remarquerez que la cohésion physique ne comporte aucune limite entre les molécules qu’elle réunit. Chaque cristal, chaque masse solide ou liquide homogène est susceptible de se grossir, de s’accroître par l’addition de nouvelles parties, et cet accroissement n’admet aucune borne.

Il n’en est pas tout à fait de même des dissolutions. Elles ne peuvent se faire au-dessus de certaines limites, au delà desquelles du reste on en varie indéfiniment les proportions. Ainsi, à l’eau sucrée ou salée on ne saurait ajouter du sucre ou du sel, si elle est déjà saturée ; mais on peut y introduire de l’eau en grande quantité. Se fait-il, en tout cas, un mélange indéfini, ou bien est-ce une combinaison qui se délaye ? C’est un point que je ne veux point discuter ici. Je puis dire en passant que je pencherais vers le dernier avis ; cela d’ailleurs ne fait rien ici, car il reste toujours vrai qu’à une dissolution on peut ajouter beaucoup du véhicule qui a servi à la faire, sans altérer le composé.

Enfin s’agit-il de corps fortement antagonistes, comme un acide et une base, s’agit-il, en un mot, de corps qui s’unissent étroitement et sans conserver leurs propriétés, l’action moléculaire présente des limites précises et définies ; elle se fait par sauts très-distincts.

Faut-il voir là trois forces distinctes : la cohésion, la force de dissolution et l’affinité, ou bien la même force modifiée ? Cette dernière opinion est la plus simple. N’est-ce pas aussi celle que conduit à adopter un examen attentif de la question ?

La cohésion s’exerce entre des particules similaires ; elle est faible et sans limite apparente. La force de dissolution s’exerce de préférence sur des particules analogues ; elle est plus forte que la cohésion, et si elle s’exerce d’une manière indéfinie, c’est seulement entre certaines limites. L’affinité s’exerce surtout entre des particules très-dissemblables ; elle est très-énergique, présente des limites tranchées et donne des produits toujours définis.

N’êtes-vous pas surpris de voir la force accroître d’intensité, et ses effets devenir de plus en plus définis à mesure que les propriétés des molécules s’éloignent ? Ainsi, prenez un bloc de cristal ; rien n’est plus facile que d’en séparer les particules similaires : il suffit d’un choc pour le rompre. Demande-t-on la séparation des deux silicates qui le constituent essentiellement, c’est chose plus délicate ; cependant une fusion tranquille peut la produire en partie. Voulez-vous isoler la silice des oxydes, il faut avoir recours à des réactions plus puissantes ; néanmoins les acides forts mettront la silice en liberté, en s’emparant des bases. Mais, si vous demandez la décomposition de la silice elle-même, s’il faut surmonter la force qui réunit l’oxygène et le silicium, alors il devient nécessaire de mettre en jeu tout ce que la Chimie a de plus énergique.

À ces principes se rattachent des généralités frappantes de vérité : tels sont ces deux résultats, bien connus, que les corps se combinent avec d’autant plus de force que leurs propriétés sont plus opposées, et qu’ils se dissolvent d’autant mieux qu’ils se ressemblent davantage. Par exemple, c’est avec les corps non métalliques que se combinent de préférence les métaux ; c’est par les alcalis que les acides sont attirés avec le plus de force, et ainsi de suite. S’agit-il, au contraire, de trouver des dissolvants, il faut chercher les substances qui se rapprochent le plus de celles que l’on veut dissoudre. Avez-vous des métaux à dissoudre, pour cela, prenez d’autres métaux : le mercure, par exemple, conviendra le plus souvent. Sont-ce des corps très-oxydés, recourez, en général, aux dissolvants très-oxydés ; des corps très-hydrogénés, ce sont ordinairement des dissolvants très-hydrogénés que vous devrez choisir. Une huile dissout facilement une graisse, une résine : eh bien, consultez la composition de ces corps, elle est toute semblable.

D’où l’on voit aisément que l’affinité de Barchusen se rapportait surtout à la force de dissolution, qui jouit en effet de la propriété d’unir des corps qui se ressemblent, et de les unir souvent d’une manière presque inextricable.

Bref, et pour résumer, une seule attraction moléculaire pourrait fort bien suffire pour expliquer les variations que l’on observe dans les faits, puisqu’elle s’exercerait sur des particules, tantôt identiques, tantôt analogues, tantôt dissemblables. Si la forme des particules doit être prise en considération, leur action réciproque devrait varier dans le même sens que la dissemblance des particules, et c’est aussi ce qui a lieu. Laissons à l’expérience ultérieure le soin de préciser la nature de cette force, et de déterminer les lois de ses effets divers, si ces vues, qu’on ne peut aujourd’hui présenter que comme probables, se trouvent vérifiées par la suite.

Voilà les réflexions les plus générales que j’avais à vous présenter sur l’affinité, sur l’attraction chimique, considérée comme un fait dont on cherche à démêler les conséquences, sans prétendre remonter à la cause. Mais nous n’avons traité que la première partie de la question ; et pour reprendre la figure de Boërhaave, dans ce mariage des particules, nous avons examiné la convenance des conjoints ; nous avons cherché à deviner les qualités des enfants. Or les noces ne se passent pas en silence et sans appareil. Il y a mouvement, bruit, tumulte, comme le disait Boërhaave ; il y a, comme nous le disons aujourd’hui, souvent apparition de lumière, ordinairement production de chaleur, toujours, à ce qu’il paraît, dégagement d’électricité. En étudiant ces accidents passagers, on a cru pouvoir démêler la cause de l’affinité : c’est ce que nous discuterons dans notre prochaine séance, par laquelle je compte terminer ce cours.



  1. Les leçons de M. Dumas étaient dans ce moment recueillies et publiées par une personne évidemment étrangère aux connaissances chimiques.