Leçons sur la philosophie chimique/7

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Texte établi par Amand BineauGauthier-Villars (p. 280-315).

SEPTIÈME LEÇON.

(28 mai 1836.)
Combinaisons des gaz en volumes. — Rapports réels des volumes et des atomes. — Loi de Dulong et Petit. — Calorique spécifique des corps simples. — Calorique spécifique des composés. — Isomorphisme. — Conclusion.

Messieurs,

À l’époque où la nature de l’eau, mise au jour par les expériences de Cavendish, agitait tous les esprits, Lavoisier et Meunier cherchèrent à établir rigoureusement sa composition, et, procédant par synthèse, ils combinèrent les deux gaz dont elle est composée en les mesurant avec les plus grands soins. Les résultats de cette expérience remarquable ne s’éloignent pas beaucoup de la vérité, malgré les difficultés que présentait ce genre de travail ; car, en faisant usage de toutes les corrections alors connues, ils trouvèrent que l’eau devait être formée de 12 volumes d’oxygène et de 23 volumes d’hydrogène. Ainsi, ils obtinrent 23 volumes d’hydrogène au lieu de 24 ; l’erreur n’était donc que de de la quantité trouvée. En voyant le volume de l’hydrogène déduit de leurs observations différer si peu du double volume de l’oxygène, il eût été assez naturel de l’attribuer à une erreur d’expérience ; mais la pensée qu’il pût exister en pareil cas un rapport simple ne se présenta pas à leur esprit.

Quelque temps après, la même expérience fut répétée par Fourcroy, Vauquelin et Seguin, et sur des quantités de gaz bien plus considérables, mesurées avec des soins infinis. Ils obtinrent jusqu’à 15 onces d’eau ; et vous pouvez d’après cela vous faire une idée des volumes énormes de gaz qu’ils durent combiner. La conclusion de leur travail fut que l’eau était composée de 205 volumes d’hydrogène pour 100 volumes d’oxygène. Malgré l’approximation de ce résultat, la pensée d’admettre un rapport simple ne s’offrit pas non plus à leur esprit.

Cependant, et ceci mérite attention, la moyenne des rapports obtenus dans les deux expériences que je viens de vous citer est presque le résultat vrai. Car les nombres donnés par Lavoisier et Meunier conduisent au rapport de 100 à 192. Fourcroy, Vauquelin et Seguin adoptèrent celui de 100 a 205. Le rapport intermédiaire est donc celui de 100 à , c’est-à-dire de 100 à 198.

Enfin, en 1805, M. de Humboldt, voulant rectifier quelques erreurs qu’il craignait d’avoir commises dans ses précédentes recherches d’eudiométrie, exécuta avec M. Gay-Lussac leur travail si connu sur l’analyse de l’air ; la détermination du rapport exact des éléments de l’eau, dont la connaissance était indispensable pour leurs recherches eudiométriques, les occupa d’abord. Ils constatèrent que 100 volumes d’oxygène en exigeaient exactement 200 d’hydrogène pour leur conversion en eau, et consignèrent leurs observations dans le Mémoire dont les conséquences ont été si fécondes.

Ce n’est que trois ans plus tard cependant, et après que Dalton, dans l’intervalle, eut publié son Nouveau système, que M. Gaylussac étendit à tous les gaz l’observation faite d’abord sur l’oxygène et l’hydrogène. Il établit alors la composition exacte des sels ammoniacaux, des oxydes d’azote, de l’ammoniaque, des acides du soufre, de l’acide carbonique et de l’oxyde de carbone.

Naturellement il se trouva conduit à discuter les opinions de Proust et de Berthollet, et se rapprocha des idées du premier. Il fit voir en effet l’appui que Dalton prêtait à Proust, et montra en même temps l’appui qu’il venait lui-même prêter à Dalton. Cependant il n’adopta pas les vues de Proust sur l’affinité. Considérant les combinaisons entre les gaz, et en général entre les corps qui s’unissent en quantités qui suivent des rapports simples, comme plus fortes que les autres, il pensa qu’elles deviennent limites par ce caractère même.

En somme, il regarda les gaz comme formés d’atomes qui se combinent en proportions simples et constantes, ainsi que Dalton l’avait supposé pour les corps en général.

Lorsque M. Gay-Lussac fit connaître sa belle loi sur les combinaisons des gaz, le premier volume de la Philosophie chimique de Dalton avait seul paru. On devait s’attendre à la trouver adoptée et développée dans le second : car c’était une bonne fortune rare pour un inventeur. Eh bien, pas du tout ! Dalton la repousse avec une sorte de dédain. Il en fait l’objet d’une note, comme s’il s’agissait du fait le plus insignifiant.

« Si, dit-il, cette loi est vraie, c’est une traduction de la mienne, et une traduction moins générale. Vous ne pouvez envisager que les gaz, quand j’embrasse tous les corps. Vous nommez volume ce que j’appelle atome ; voila d’ailleurs la seule différence. » C’est ce que M. Gay-Lussac avait lui-même bien déclaré. « Mais, ajoute Dalton, vous n’avez qu’à lire mon premier volume, et vous y verrez que les atomes des gaz sont tous sphériques, et que le volume des sphères, quoique le même pour chaque gaz, varie d’un gaz à l’autre. Votre loi ne saurait donc être exacte. »

Et, au fait, Dalton s’appuie sur toutes les analyses connues et incorrectes de ce temps pour montrer que les gaz ne se combinent pas en rapport simple, que seulement les rapports ordinaires de la loi des proportions multiples se font reconnaître dans leurs combinaisons ; et Dalton n’a jamais, que je sache, fait connaître son adhésion à la loi de M. Gay-Lussac, tant les idées préconçues les plus hypothétiques sur la forme et le groupement des molécules matérielles finissent par acquérir la force et l’empire de la réalité la plus claire. Pourtant les idées de M. Gay-Lussac étaient basées sur des épreuves précises, dont il était facile à tout le monde, à Dalton comme à tout autre, de vérifier l’exactitude.

Mais si Dalton, fort de ses hypothèses, niait cette belle loi de la nature, il s’est trouvé d’un autre côté bien des chimistes qui, en l’admettant, s’en sont fait une base pour se précipiter dans d’autres hypothèses, double écueil que la sagesse de l’inventeur avait su également éviter.

En effet, la plupart des chimistes qui se sont essayés aux spéculations de la théorie atomique, de même que quelques physiciens qui ont examiné ce sujet, ont cru pouvoir admettre, sans risque trop grave, que, dans les gaz, les atomes sont placés à égales distances, et qu’à volume égal il y en a, par conséquent, le même nombre dans deux gaz différents.

Cela, disait-on, paraîtra hors de doute, si l’on se rappelle que les gaz sont tous également compressibles, également dilatables, et que leurs combinaisons se font en volumes simples. Pourquoi les variations qu’éprouve un gaz dans son volume par les changements de pression ou de température sont-elles indépendantes de sa nature ? Pourquoi cette identité dans les effets produits par les forces physiques, sur tous les différents corps gazeux, identité qui n’existe plus pour les corps solides et liquides ? Ce ne peut être que le résultat d’un même mode de constitution, propre à toutes les matières gazeuses. Il faut donc que leurs atomes soient placés à la même distance, quand les circonstances sont les mêmes : car comment concevoir autrement la similitude de leurs constitution ? Enfin les observations de M. Gay-Lussac, en établissant que dans l’énoncé des lois des combinaisons qui s’effectuent entre gaz, on pouvait substituer le mot volume au mot atome, semblaient donner aux considérations précédentes le plus haut degré de probabilité.

La Physique et la Chimie paraissaient donc conduire également à cette même conséquence. Mais si les gaz renferment le même nombre d’atomes à volume égal, il faut pourtant s’expliquer : car 1 volume de chlore et 1 volume d’hydrogène en font 2 d’acide chlorhydrique ; 1 volume d’azote et 1 volume d’oxygène en font 2 de bioxyde d’azote. Par conséquent il faut que l’atome du chlore et celui de l’hydrogène puissent se couper en deux, pour donner naissance aux deux atomes de gaz chlorhydrique. Il faut de même que l’atome d’azote et l’atome d’oxygène se coupent en deux, pour former les atomes de bioxyde d’azote. Une multitude de composés gazeux nous forceraient à reconnaître des divisions analogues dans les atomes de leurs éléments.

C’est aussi ce que j’ai admis, il y a dix ans, quand j’ai commencé à écrire sur ces questions, en ayant d’ailleurs bien soin d’expliquer dans quel sens j’entendais alors le mot atome ; et je n’oserais citer ici mon opinion sur ces matières, si je n’avais été pris à partie par un chimiste anglais à ce sujet.

« Comment, dit-il, M. Dumas nous demande de partager le chlore et l’hydrogène en atomes, c’est-à-dire en petites masses indivisibles, insécables ; puis, quand à grand’peine je me suis représenté de telles masses, il ajoute : Maintenant voulez-vous faire de l’acide chlorhydrique ? Alors, coupez en deux ces masses insécables !!

» Puis, quand vous aurez coupé ces atomes, prenez la moitié d’un atome de chlore et la moitié d’un atome d’hydrogène, soudez-les et vous ferez un atome d’acide chlorhydrique.

» Si c’est là votre recette, ajoute le chimiste anglais, permettez que je vous réponde par un petit apologue.

» Je trouve dans Lewis l’histoire d’un Démon qui enlève une jeune dame, et qui, pour gagner ses bonnes grâces, s’engage à exécuter ses trois premiers ordres : « Montrez-moi, lui dit-elle, le plus sincère de tous les amants. » Cela fut fait à l’instant. « Bien, monsieur, continue-t-elle, mais montrez-m’en un plus sincère maintenant ? » Le démon fut déconcerté.

» Mais que serait-il arrivé si la dame eût été entre les mains de celui qui peut nous montrer un atome, puis le couper en deux ? Celui-la n’aurait éprouvé aucun embarras, sans doute, à faire paraître l’amant le plus sincère, puis un plus sincère encore. »

M. Griffins n’a pas compris que j’avais pris soin de distinguer des atomes relatifs aux forces physiques et des atomes relatifs aux forces chimiques ; c’est-à-dire, des masses insécables pour les premières, et d’autres masses sécables pour les secondes. Il est donc possible de couper avec les unes ce qui résiste aux autres. Dans le cas du chlore et de l’hydrogène, la Chimie coupait les atomes que la Physique ne pouvait pas couper. Voilà tout.

Quelques personnes ont voulu éviter ces distinctions et ont imaginé de restreindre la règle générale aux gaz simples. Ceux-ci, dit-on, sont tous comparables entre eux, et ne le sont plus avec les gaz composés : eux seuls renferment le même nombre d’atomes à volumes égaux.

Voici ce qui en résulterait : c’est qu’en prenant la densité de l’oxygène pour 100, celle des autres gaz simples donnerait leur poids atomique, et l’on aurait ainsi :

Oxygène 100,00
Hydrogène 6,24
Azote 88,50
Chlore 221,30

La densité de la vapeur du brome et de celle de l’iode conduirait de même aux nombres suivants :

Brome 489,10
Iode 789,70

Ces atomes, ainsi établis, satisfont non-seulement à la règle d’où ils découlent, mais encore à toutes les convenances de la Chimie. Aussi tout le monde les admet-il ; aussi a-t-on pensé que cette règle, en quelque sorte devinée, devenait un axiome incontesté en présence d’un tel accord. Voyons donc si, en effet, son application ne peut donner lieu à aucune contestation.

Dans l’ammoniaque on trouve 3 volumes d’hydrogène pour 1 volume d’azote. Or l’hydrogène phosphoré lui ressemble beaucoup. Ce sont deux composés correspondants de deux corps simples dont les propriétés chimiques présentent la plus grande analogie ; ce sont deux gaz susceptibles de jouer le rôle de base, et qui renferment l’hydrogène au même état de condensation. On devait donc admettre que dans l’hydrogène phosphoré l’azote de l’ammoniaque se trouvait remplacé par le phosphore, volume pour volume ; on devait croire que, pour 3 volumes d’hydrogène, il y avait 1 volume de phosphore gazeux ; auquel cas, la densité de la vapeur du phosphore eût été exprimée, en la rapportant à celle de l’oxygène prise égale à 100, par le nombre 196 ; mais l’expérience donne 392, c’est-à-dire le double.

L’arsenic va nous conduire à une observation toute pareille. Il est absolument dans le même cas ; car, en partant de l’hydrogène arsénique, et le comparant à l’ammoniaque, ou trouvera 470 pour la densité de la vapeur d’arsenic, tandis que la densité de sa vapeur observée donnerait le nombre 940.

Ainsi donc, point de milieu : il faut ou renoncer aux plus belles analogies de la Chimie et à des lois que nous discuterons tout à l’heure et qui sont pleines d’intérêt, ou convenir qu’à volume égal le phosphore, l’arsenic et l’azote ne contiennent pas le même nombre d’atomes.

On fera peut-être quelques difficultés, en s’appuyant sur la nature problématique de l’azote. Des chimistes très-distingués, et M. Berzélius en particulier, ont en effet présenté des considérations qui tendraient à faire envisager ce gaz comme un corps composé. Mais que dire dans le cas de l’oxygène et du soufre ? Ne sont-ce pas des corps qui se ressemblent en tous points, et bien connus tous les deux ? Et cependant, si, partant de la composition de l’eau qui renferme 2 volumes d’hydrogène et 1 volume d’oxygène, vous dites que l’hydrogène sulfuré doit contenir aussi 2 volumes d’hydrogène et 1 volume de vapeur de soufre, vous trouverez pour la densité du soufre en vapeur 201, en prenant 100 pour celle de l’oxygène. Or l’expérience fait voir qu’elle est réellement représentée par 603 ; d’où l’on voit qu’ici le poids atomique déduit de la règle, qui ferait admettre des nombres égaux d’atomes dans les corps simples gazeux, à volumes égaux, est triple de celui qu’auraient fait adopter les analogies si frappantes que le soufre et l’oxygène présentent dans leurs combinaisons avec l’hydrogène ou les métaux.

Il ne peut donc rester aucun doute à ce sujet : la conséquence que l’on pouvait se permettre de tirer des densités des quatre corps simples naturellement gazeux et des densités observées dans le brome et l’iode en vapeur se trouve ouvertement et incontestablement démentie par les observations dont le phosphore, l’arsenic et le soufre ont été l’objet. Ainsi, il faut le déclarer nettement, les gaz, même quand ils sont simples, ne renferment pas, à volume égal, le même nombre d’atomes, du moins le même nombre d’atomes chimiques.

Vous remarquerez que, dans les trois exemples qui nous ont servi à le prouver, les atomes chimiques semblent s’être groupés ; qu’ainsi les particules gazeuses de phosphore ou d’arsenic en contiennent deux fois autant que celles d’azote ; que les particules gazeuses du soufre renferment trois fois autant d’atones chimiques qu’il y en a dans les particules du gaz oxygène. Vous direz donc à l’égard de ces corps que l’action chimique produit une division plus grande que l’action de la chaleur, et vous ne pourrez rien affirmer de plus.

Je dois vous faire observer que le contraire paraissait d’abord avoir lieu à l’égard du mercure. Ce métal constitue des composés que l’on a tout lieu de regarder comme analogues à ceux du plomb ou de l’argent. L’oxyde rouge de mercure devrait donc renfermer 1 volume de mercure uni à 1 volume d’oxygène, ainsi que l’a depuis longtemps supposé M. Gay-Lussac. Par suite, l’oxygène étant 100, on aurait 1264 pour le poids atomique du mercure. Or l’expérience donne 632 pour la densité de la vapeur de ce métal. Dans le cas actuel, la chaleur diviserait donc les particules du corps plus que l’action chimique, et il faudrait dire que les atomes chimiques du mercure se divisent en deux pour constituer les particules du mercure gazeux.

Mais tout porte à croire que c’est aux formules généralement admises et données par M. Berzélius qu’il faut s’en prendre et non point à la densité de la vapeur du mercure, s’il y a là une anomalie aussi choquante. En effet, il y a toute apparence que le véritable atome du mercure est représenté par 632, comme l’indique la densité de sa vapeur ; et que, si le mercure est analogue à l’argent, ce que je suis loin de nier, c’est l’atome de l’argent qu’il faut modifier et réduire à moitié, ainsi que les observations de M. Rose l’ont conduit à le faire.

Ainsi, en admettant que la Chimie ait quelque moyen de définir les poids atomiques, on peut dire qu’en prenant des volumes égaux de gaz, on a tantôt le même nombre d’atomes chimiques, tantôt le double ou le triple de ce nombre, mais jamais moins. En conséquence, on ne peut éviter de convenir que la considération des gaz ne nous apprend rien d’absolu à ce sujet.

Que l’on admette, si l’on veut, dans les gaz des groupes moléculaires ou des groupes atomiques en nombres égaux, à volume égal, on contentera tout le monde ; mais on ne donnera rien d’utile à personne jusqu’à présent. Ce ne sera après tout qu’une hypothèse, et sur ce sujet on n’en a déjà que trop fait.

Résumons les faits. Les gaz sont tous également compressibles ; ils sont de même également dilatables. Ils se combinent en rapports constants, et simples en volumes : la contraction qu’ils éprouvent en se combinant est nulle ou de nature à s’exprimer par un rapport simple. Voilà des propositions qu’on peut énoncer en toute confiance, parce qu’elles ne sont que l’expression des résultats de l’expérience.

Si l’on veut aller plus loin, on peut ajouter que les raz paraissent formés de groupes moléculaires plus ou moins condensés, que ces groupes contiendraient tantôt un même nombre de ces autres groupes qui constituent les atomes chimiques, tantôt un nombre double ou triple ; car on doit supposer non-seulement que les atomes physiques des gaz sont des réunions de masses petites, distinctes les unes des autres, mais qu’il en est encore de même des atomes chimiques.

Voilà où nous en sommes sur ce point, et si maintenant j’ajoute qu’au lieu de creuser plus à fond ces hypothèses il vaudrait bien mieux chercher des bases certaines pour appuyer des théories plus solides, vous serez très-probablement de mon avis. Vous penserez comme moi, sans nul doute, qu’il sera plus rationnel et plus utile de s’attacher à déterminer les densités des vapeurs qui nous sont inconnues par les méthodes que nous possédons, quand elles peuvent s’y appliquer, ou bien d’imaginer de nouvelles méthodes pour les cas où celles-ci sont inapplicables, sans dédaigner la recherche des densités des corps composés ; car, bien que moins utiles en apparence, elles nous apprennent néanmoins des lois de condensation d’un très-haut intérêt. Voilà, sans contredit, la seule direction profitable pour les esprits qui veulent s’occuper de ces questions ; voilà la seule voie qui puisse actuellement mener à éclaircir nos vues sur ces matières.

N’allez pas vous imaginer, en effet, que je nie l’importance des découvertes faites sur les gaz ou les vapeurs. Je me borne à dire que le sujet n’est point achevé, et que par suite il a été jusqu’ici impossible d’établir aucune loi absolue, mais que l’on a trouvé seulement des rapports variables, quoique toujours simples.

C’est il y a bientôt vingt ans que la théorie atomique eut son beau moment. On croyait alors à l’efficacité des notions puisées dans les considérations relatives aux gaz, et MM. Petit et Dulong firent connaître une loi qui, pouvant embrasser tous les corps et particulièrement les corps solides, semblait destinée à combler le vide que ne pouvaient remplir les notions précédentes, à l’égard des corps fixes ou trop difficiles à volatiliser ; mais malheureusement cette loi nouvelle, appliquée à la détermination des atomes chimiques, va nous offrir non moins d’exceptions que la loi de l’égalité du nombre d’atomes, à volume gazeux égal. Elle consiste à dire que, pour échauffer d’un degré un atome de chaque corps simple, il faut une égale quantité de chaleur.

Les quantités de chaleur nécessaire pour échauffer d’un degré les différents corps, pris à poids égaux, varient suivant leur nature, ce dont il est facile de s’assurer par l’expérience. Si, par exemple, vous prenez 1 kilogramme d’eau à 20 degrés et 1 kilogramme d’eau à 10 degrés, après le mélange, vous trouverez dans la masse une température qui sera réellement la moyenne des températures observées auparavant dans chacune des parties, et vous aurez ainsi 2 kilogrammes d’eau à 15 degrés. Mais, au lieu d’opérer sur deux masses d’une même nature, prenez-en deux de natures différentes ; prenez, si vous voulez, 1 kilogramme d’eau à 14 degrés et 1 kilogramme de mercure à 100 degrés. La température moyenne serait 57 degrés. Eh bien, ce ne sera point celle que vous remarquerez dans les deux kilogrammes mélangés ; bien loin de là, le thermomètre y indiquera seulement 17 degrés. Ainsi le mercure perd 83 degrés quand l’eau en gagne 3 ; ainsi une même quantité de chaleur produit sur des masses égales de mercure et d’eau des variations de température qui sont dans le rapport de 83 à 3 ; par conséquent, le mercure n’exigera, pour s’échauffer d’un certain nombre de degrés, que les ou le de la quantité de chaleur que fera subir à l’eau la même élévation de température. Ce nombre est ce qu’on appelle la chaleur spécifique du mercure, ou sa capacité pour la chaleur.

Si vous cherchez ainsi les chaleurs spécifiques des divers corps simples, vous trouverez des nombres très-différents, qui ne vous paraîtront assujettis à aucune loi. Mais, au lieu de comparer les corps simples sous le même poids, prenez-en des poids proportionnels à leurs poids atomiques ; prenez, par exemple, 201 parties de soufre, 339 parties de fer, 1243 parties de platine, et vous trouverez qu’en prenant d’égales quantités de chaleur, ces corps éprouveront un égal changement de température.

Rien de plus facile que de vérifier ce fait, en connaissant les chaleurs spécifiques obtenues à l’aide des moyens dont la Physique permet de disposer. Elles nous font connaître d’une manière relative les quantités de chaleur absorbées par un même poids des différents corps, pour subir une même variation de température. Multiplions-les par les poids atomiques : nous aurons l’expression relative des quantités de chaleur absorbées par des poids qui représentent le même nombre d’atomes ; ce qui donnera par conséquent les rapports des quantités de chaleur prises par les atomes eux-mêmes, pour une égale élévation de température. Évidemment, cette vérification ne peut se faire qu’avec des poids atomiques admis déjà sur d’autres bases ; mais, la loi une fois établie, on pourra s’en servir pour déterminer des poids d’atomes que d’autres considérations ne permettraient pas de fixer. En effet, puisque le produit du poids atomique par la chaleur spécifique devra toujours donner un nombre constant et connu, il suffira de diviser ce nombre constant par la chaleur spécifique d’un corps pour en avoir le poids atomique.

Voici, du reste, le tableau des poids d’atomes déduits des chaleurs spécifiques observées par MM. Dulong et Petit. Vous voyez que le produit des poids atomiques par les capacités pour la chaleur est toujours environ 37,5, de sorte qu’en supposant que la loi fût vraie, il suffirait de diviser ce nombre par la capacité calorifique d’un corps simple pour en avoir le poids atomique.

Capacités
pour la chaleur
Poids
atomiques.
Produits
de la capacité par le
poids atomique.
Bismuth 0,0288 1330 38,30
Plomb 0,0293 1294 37,94
Or 0,0298 1243 37,04
Platine 0,0314 1233 38,71
Étain 0,0514 0735 37,79
Argent 0,0557 0675 37,59
Zinc 0,0927 0403 37,36
Tellure 0,0912 0401 36,57
Cuivre 0,0949 0395 37,55
Nickel 0,1035 0369 38,19
Fer 0,1100 0339 37,31
Cobalt 0,1498 0246 36,85
Soufre 0,1880 0201 37,80

Mais les particules matérielles auxquelles cette loi s’applique sont-elles les mêmes que les atomes chimiques ? C’est là maintenant ce qu’il faut voir.

Considérons d’abord les gaz élémentaires. Nous n’y trouverons matière à aucune objection. La capacité pour la chaleur de l’oxygène, de l’azote et de l’hydrogène a été déterminée par M. Dulong, et il s’est assuré qu’à volumes égaux elle était la même pour ces trois gaz. En leur appliquant la loi de MM. Petit et Dulong, on serait donc conduit à y reconnaître un nombre égal d’atomes à volume égal : ce qui s’accorde à la fois avec les vues de la Chimie, et la supposition anciennement faite sur la constitution des corps gazeux.

Prenons ensuite le soufre, dont la densité à l’état gazeux nous a offert une anomalie si inattendue. La chaleur spécifique du soufre, ainsi que vous le voyez dans le tableau, conduit au poids atomique 201, qui est précisément celui que tous les chimistes ont adopté. Ici, par conséquent, se manifeste une opposition inévitable entre la théorie qui supposerait un même nombre d’atomes dans des volumes égaux de corps simples gazeux, et celle qui supposerait à ces atomes une même capacité pour la chaleur. L’adoption de l’une nécessite le rejet de l’autre, puisque l’atome du soufre donné par la vapeur serait égal à 603 et qu’il n’est que 201, quand on le prend par les chaleurs spécifiques. Mais nous avons déjà fait le sacrifice de la première hypothèse comme moyen de nous donner les atomes de la Chimie. La seconde nous mène à choisir pour le soufre l’atome déduit des considérations fournies par la Chimie elle-même. Jusque-la, rien de mieux.

Mais si, remontant le tableau, nous passons au cobalt, nous rencontrons alors un poids d’atome qui n’est que les ⅔ de celui que la Chimie exige. Effectivement, comparé avec le fer, le nickel, le zinc, etc., le cobalt est l’un des corps dont l’atome chimique est le mieux fixé par ses analogies. Il faut que les composés du cobalt soient représentés par des formules semblables à celles des composés correspondants de nickel, de zinc, etc. Il faut, par conséquent, que l’atome de cobalt pèse 369 : autrement cette condition ne pourrait être remplie. Mais la chaleur spécifique du cobalt donnerait 246, c’est-à-dire les deux tiers du nombre précédent. À l’égard de ce métal, voilà donc la règle tirée des capacités pour la chaleur qui se trouve elle-même en défaut.

Si cette exception était la seule, peut-être quelques personnes seraient-elles portées à attribuer cette anomalie à la présence de quelques impuretés dans le cobalt sur lequel on a opéré pour en chercher la chaleur spécifique, et à croire qu’il se trouvait combiné avec une certaine quantité de carbone, qui aurait changé complètement les résultats. Je dois dire même que tel est mon avis, le cobalt employé provenant de la distillation de l’oxalate et le carbone ayant une chaleur spécifique si forte qu’une quantité très-faible de ce corps suffirait pour modifier tout à fait la chaleur spécifique du cobalt.

Mais nous allons trouver un exemple qui, je le crains, ne laisse plus rien à répliquer, dans le tellure, lequel, comparé au soufre, s’en rapproche de toutes les manières sous le point de vue chimique, et s’en éloigne tout à fait sous le point de vue des capacités pour la chaleur ; car, tandis que, pour représenter les combinaisons correspondantes que forment le soufre et le tellure, il faut prendre 802 pour le poids atomique de ce dernier corps, sa chaleur spécifique lui en assignerait un qui pèserait seulement 401, c’est-à-dire moitié moins.

Enfin j’arrive à l’argent, et je vois que, pour satisfaire à la loi des capacités calorifiques, il faudrait lui donner 676 pour poids atomique, nombre qui est encore moitié trop faible ; car les chimistes ont adopté généralement 1352.

En vous rappelant la réduction à moitié que la densité de la vapeur du mercure semble exiger dans le poids atomique admis pour ce métal, vous allez peut-être dire : Eh bien, il est tout simple que la chaleur spécifique de l’argent réclame pour son poids atomique une pareille réduction ; car les poids atomiques des deux métaux étant ainsi l’un et l’autre pareillement réduits, leurs combinaisons ne cesseront pas d’être d’accord. Mais alors, prenez-y garde, car la chaleur spécifique du mercure, celle que lui assignent les expériences qui méritent le plus de confiance, s’accorde sensiblement avec le poids atomique ordinaire que les chimistes ont jusqu’ici adopté pour ce métal.

Conséquemment, pour fixer les poids atomiques du mercure et de l’argent, admettra-t-on la chaleur spécifique du premier, celle du second ne vaudra rien, et alors il en sera de même de la densité de la vapeur du mercure. Voudra-t-on s’appuyer sur la chaleur spécifique de l’argent, ce qui permettra d’invoquer pour le mercure la densité de sa vapeur, on sera forcé de repousser la chaleur spécifique de ce dernier métal. Ainsi, dans l’un et l’autre cas, il faudra rejeter une des données fournies par les chaleurs spécifiques. Avouons que l’état liquide du mercure peut rendre sa chaleur spécifique tout autre que celle qu’il aurait à l’état solide.

Rappelons que la capacité calorifique du tellure ne conduit pas plus à son atome chimique que la densité de la vapeur du soufre à l’atome chimique de celui-ci. En face de ce fait, il faut nécessairement conclure en disant que, si les densités des corps simples, à l’état gazeux, ne peuvent pas nous fournir leurs atomes chimiques, leurs chaleurs spécifiques ne sauraient non plus nous l’enseigner d’une manière absolue.

Me demanderez-vous comment je conçois les particules matérielles qui ont la même capacité pour la chaleur ? Je vous répondrai que dans l’état actuel il est impossible de rien affirmer de précis sur cette question. Que si l’on veut se laisser aller aux suppositions, on sera disposé à penser que la chaleur spécifique se rapporte aux vrais atomes, aux dernières particules des corps. Cela admis, on conçoit très-bien comment les atomes chimiques pourront être exprimés par des nombres quelquefois égaux à ceux qui représenteraient ces dernières particules, et d’autres fois par des nombres plus forts ou plus petits, selon l’unité adoptée.

Pour me faire facilement comprendre, je supposerai pour un moment qu’il y ait, par exemple dans un atome chimique de soufre, de cuivre, de zinc, etc., 1000 atomes du dernier ordre ; qu’il y en ait 2000 dans un atome chimique de tellure et 250 dans un atome chimique de carbone. Supposons d’ailleurs que les atomes chimiques du soufre, du fer, du cuivre, du zinc, soient exprimés chacun par le même nombre que l’atome vrai, déduit de la capacité calorifique.

Ne faudra-t-il pas que l’atome chimique du tellure, qui renfermera deux fois plus de véritables atomes que ceux des corps précédents, soit représenté par un poids double ? Le poids atomique des chimistes ne sera donc plus alors égal au poids tiré de la chaleur spécifique : il sera exprimé par un nombre double. L’atome chimique du carbone, au contraire, pèsera quatre fois moins.

L’exemple du tellure et du soufre paraît tout à fait concluant, en particulier, pour permettre de croire à des arrangements de cette nature.

Au surplus, il reste beaucoup à faire sur ces matières. Avant de bâtir avec quelque confiance un système sur ce terrain, il faut qu’un grand nombre d’expériences précises soient venues l’éclairer. C’est ainsi qu’il serait de la plus haute importance d’étudier les corps composés sous le rapport de leurs capacités pour la chaleur ; car il ne faut pas s’imaginer que la relation des capacités calorifiques aux poids d’atomes n’existe que pour les corps simples : elle se retrouve aussi dans les composés du même ordre. On aurait donc tort d’y chercher une preuve de la justesse de l’idée que nous nous faisons des corps qui nous paraissent élémentaires, et l’on peut dire que la capacité de leurs atomes chimiques tend vers l’égalité, parce que ce sont des corps du même ordre, et sans que la simplicité de leur composition en découle nécessairement.

Jetez les yeux sur le tableau où sont inscrits les résultats de M. Neumann sur la chaleur spécifique d’un certain nombre de carbonates et de sulfates. Vous y voyez que les carbonates de chaux, de baryte, de strontiane, de protoxyde de fer, de zinc et de magnésie doivent avoir à nombre égal d’atomes des capacités pour la chaleur égales ; car les produits de leurs poids atomiques par leur capacité à poids égal donnent toujours à peu près le même nombre, et ne diffèrent que de quantités qui, sans aucun doute, doivent être attribuées aux erreurs d’expériences qu’il est impossible d’éviter dans des recherches si délicates. Les sulfates de baryte, de strontiane, de chaux, de plomb, donnent lieu de faire une semblable remarque. En multipliant leurs poids atomiques par leurs chaleurs spécifiques, on obtient pour tous environ 155.

Capacités
pour la chaleur
Poids
atomiques.
Produits
de la capacité
par le poids
atomique.
Carbonate de chaux 0,2044 0632 129,2
Carbonate de baryte 0,1089 1231 132,9
Carbonate de fer 0,1810 0715 130,0
Carbonate de plomb 0,0810 1668 135,0
Carbonate de zinc 0,1712 0779 133,5
Carbonate de strontiane 0,1445 0923 133,2
Carbonate double de chaux
Magnésie 0,2161 1167 126,1
Moyenne 131,4
Sulfate de baryte 0,1068 1458 155,7
Sulfate de chaux 0,1854 0857 158,9
Sulfate de strontiane 0,1300 1148 149,2
Sulfate de plomb 0,0830 1895 151,3
Moyenne 154,6

Pour les autres corps composés, nous manquons de données assez précises pour nous permettre de faire de semblables comparaisons ; cependant ce sont des points qui sont du plus haut intérêt pour la philosophie de la Chimie. Déterminez donc un grand nombre de chaleurs spécifiques, et certainement leur discussion attentive jettera la plus vive lumière sur cet important sujet.

Dans l’état actuel des choses, il paraît assez vraisemblable que l’égale capacité pour la chaleur appartient aux vrais atomes, mais que la Chimie met en mouvement des groupes de ceux-ci, dans lesquels le nombre des atomes varie suivant la nature des corps, quoique toujours en rapport simple, et que d’ailleurs il ne faut pas s’attendre à retrouver constamment dans des volumes égaux de gaz un nombre égal des plus petites particules matérielles, ni même un nombre égal des groupes de ces particules sur lesquels la Chimie opère.

Voici donc, relativement à l’état présent de nos connaissances, la conséquence la plus probable à laquelle on arrive, ce me semble, en essayant de rendre compte de la constitution intime des corps. La matière est formée d’atomes. Les chaleurs spécifiques nous enseignent les poids relatifs des atomes des diverses sortes. La Chimie opère sur des groupes d’atomes de matière. Ce sont ces groupes qui, en s’unissant dans différents rapports, produisent les combinaisons en suivant la loi des proportions multiples ; ce sont eux dont le déplacement mutuel donne lieu de remarquer la règle des équivalents dans les réactions. Enfin la conversion en gaz ou en vapeur crée encore d’autres groupes moléculaires, dont dépendent les lois observées par M. Gay-Lussac.

Ainsi les densités à l’état gazeux et les chaleurs spécifiques sont loin de nous suffire pour fixer le poids des atomes chimiques, et ne sauraient d’ailleurs s’appliquer à tous les corps. Cherchons, s’il est possible, une méthode plus sûre et plus générale. Or il en est une troisième due à M. Mitscherlich, et dont la première base a été signalée par M. Gay-Lussac.

M. Gay-Lussac observa, il y a déjà longtemps, qu’un cristal d’alun à base de potasse, transporté dans une dissolution d’alun à base d’ammoniaque, y grossissait, sans que sa forme se modifiât, et pouvait ainsi se recouvrir de couches alternatives des deux aluns, en conservant sa régularité et son type cristallin. Cette expérience fut ensuite répétée par M. Beudant, qui remarqua pareillement d’autres faits analogues.

Dans ces derniers temps, M. Mitscherlich approfondit ces observations et précisa les conditions dans lesquelles deux substances peuvent se substituer l’une à l’autre dans un cristal, sans en altérer la forme. Il fit voir qu’elle n’avait lieu qu’entre les corps dont la forme cristalline est la même ou du moins ne diffère que par de légères modifications dans les angles. Il établit de plus que tous les sels, et, en général, tous les composés, qui se correspondent par leur composition, qui se représentent par des formules atomiques similaires, sont susceptibles de cette substitution mutuelle dans un même cristal, précisément parce que leurs cristaux appartiennent au même type, propriété qu’il a désignée sous le nom d’isomorphisme.

Comme le nom l’indique, les corps isomorphes sont donc ceux qui cristallisent de la même manière et qui par suite sont capables de se mêler ou de se superposer dans un cristal sans en changer la forme. Comme conséquence de ces observations, M. Mitscherlich a admis qu’en général les corps isomorphes devaient être formés d’un même nombre d’atomes unis de la même manière.

À l’aide de cette loi, rien de plus facile que de déterminer les poids atomiques d’un grand nombre de corps simples. Il ne s’agit que de fixer une unité, en quelque sorte, c’est-à-dire une formule qui serve de point de départ. Tout le reste s’en déduit ensuite immédiatement.

Admettez, par exemple, que la chaleur spécifique du fer vous donne son poids atomique, qui sera 339. Pour satisfaire à ce poids d’atome, il faudra que le protoxyde de fer ait pour formule FeO, et le peroxyde Fe2O3. Le manganèse, l’un des corps qui se rapproche le plus du fer par ses propriétés, aura son atome doublement fixé par l’isomorphisme ; car son protoxyde étant isomorphe avec celui du fer, et son sesquioxyde avec le peroxyde de fer, il faudra assigner à ces deux oxydes les formules MnO et Mn2O3, qui conduisent l’une et l’autre au nombre 346, comme poids de l’atome de manganèse.

Mais les conséquences déduites de l’isomorphisme et basées sur le poids atomique adopté pour le fer ne vont pas s’arrêter là ; il s’en faut de beau coup.

D’abord, comme le bioxyde de cuivre, les protoxydes de nickel, de cobalt, de zinc, de cadmium, etc., sont isomorphes avec les protoxydes de manganèse et de fer, leurs métaux ont leurs atomes fixés en même temps que celui du manganèse. Il en est de même pour le chrome, l’aluminium, le glucinium, etc., car leurs oxydes sont isomorphes avec les sesquioxydes de fer et de manganèse.

Mais, de plus, voilà les formules des composés oxygénés du manganèse arrêtées, de la manière suivante :

MnO pour le protoxyde,
Mn2O3 pour le sesquioxyde,
MnO2 pour le bioxyde,
MnO3 pour l’acide manganique,
Mn2O7 pour l’acide permanganique.

Et les formules de ces deux acides vont nous servir à reconnaître les atomes d’autres corps simples. L’acide manganique, en raison de l’isomorphisme des sels qu’il forme avec les sulfates, les séléniates, les chromates, etc., nous donne le moyen d’en déduire les poids atomiques du soufre, du sélénium, du tellure, du chrome, etc. L’acide permanganique, étant de même isomorphe avec l’acide perchlorique, nous apprendra à connaître le poids atomique du chlore et par suite ceux de ses isomorphes, tels que le fluor, le brome, etc. ; de telle sorte que de cette manière presque tous les corps de la Chimie se rattacheront l’un à l’autre.

L’application de l’isomorphisme à la recherche des poids d’atomes se fait donc avec la plus grande facilité. Vient-on ensuite à se servir des atomes ainsi établis, on trouve qu’ils satisfont très-bien aux besoins de la Chimie. Avec eux, on réunit tous les corps qui se ressemblent chimiquement, ceux qui peuvent se remplacer, et qui cristallisent de la même manière aux angles près, et on leur assigne des formules qui rappellent toutes ces propriétés.

En résumé, l’étude des densités des gaz ou des vapeurs, des chaleurs spécifiques des formes cristallines, fournissent, quand on fait intervenir l’idée d’atomes, des notions du plus haut intérêt, quoique encore incomplètes. Par cela seul, on peut le dire, l’existence des atomes a paru très-probable, et peut-être s’est-on trop pressé de l’admettre si l’on entend le mot atome à la manière des anciens.

Mais comment définir leur nombre, même relatif, dans les volumes gazeux, leurs poids dans les masses soumises aux expériences de capacités calorifiques, les rapports suivants avec lesquels ils sont réunis dans les cristaux ? En un mot, quelle confiance méritent les poids atomiques adoptés et la marche suivie pour les déterminer ?

Voici ma réponse. S’agit-il de la Chimie, prenez l’isomorphisme ; il rend sensible mille notions pleines d’intérêt. Que faire ensuite des autres propriétés physiques des corps, telles que les densités à l’état gazeux et les chaleurs spécifiques ? Il faut en faire des caractères dont on pourra tirer parfois un parti fort avantageux, mais dont il ne faut pas oublier que la valeur n’a rien d’absolu. Il faut y voir des caractères dont l’importance peut varier, comme on le remarque souvent dans ceux qui servent à classer les êtres organisés. Ainsi, par exemple, passez-moi cette comparaison : dans les animaux, la couleur du sang est très-importante ; pourtant les annélides ont le sang rouge, et ils ne se rapprochent que des familles dans lesquelles le sang est blanc. Le nombre et la position des mamelles sont aussi certainement très-importants. Irez-vous toutefois placer la chauve-souris à côté de l’homme, parce qu’elle lui ressemble sous ce rapport ? Eh bien, serait-il impossible que les trois grands caractères dont il s’agit eussent des valeurs différentes selon les familles des corps simples ? C’est ce que l’avenir et l’expérience peuvent seuls nous apprendre.

Je terminerai par une dernière considération, par celle qui, si j’en étais le maître, se graverait le plus profondément dans vos esprits.

Nous avons vu par les résultats de Wenzel, de Richter, qu’il existe en Chimie des équivalents que l’on découvre facilement par la voie de l’expérience, quand il s’agit de corps acides, alcalins ou neutres.

J’ai eu l’honneur de vous dire en même temps qu’à l’égard des composés binaires nous étions fort embarrassés, et que nous n’avions aucun réactif propre à remplacer la teinture de tournesol à leur égard, s’il s’agissait de les classer selon leur état de saturation respectif.

Nous pouvons dire d’une manière certaine combien il faut de tel ou tel acide pour équilibrer chimiquement 501 parties d’acide sulfurique, combien il faut de telle ou telle base pour équilibrer 590 parties de potasse.

Mais, quand on a voulu étendre ce genre de calcul à la Chimie entière, on n’a pu le faire sans abandonner la voie de l’expérience, qui ne suffisait plus lorsqu’il a fallu comparer entre eux les composés binaires, et par suite les éléments eux-mêmes.

Combien faut-il de sulfure de plomb pour équivaloir une quantité connue de chlorure de soufre d’eau ou d’oxyde de carbone ? Ce sont là des questions auxquelles on a d’abord répondu par des analogies, par de simples analogies plus ou moins contestables.

Tant que les Tables atomiques ont été formées ainsi en partie d’après les lois de Wenzel et de Richter, et en grande partie par de simples tâtonnements, elles ont laissé bien des doutes dans les meilleurs esprits.

C’est pour sortir de cette situation que l’on a essayé de tirer les poids atomiques de la densité des corps élémentaires ou de leur chaleur spécifique. En effet, si les poids atomiques des éléments étaient donnés, ceux des composés en découleraient nécessairement. L’inverse n’est pas également vrai, on le conçoit, et c’est pourtant cette marche inverse qu’on avait d’abord été obligé de prendre.

Il est certain que la densité des gaz ne donne pas leurs poids atomique ; il est probable que la capacité calorifique des corps ne la donne pas non plus ; les équivalents des acides, bases ou sels, ne peuvent nous faire connaître les atomes élémentaires ; et, tout considéré, la théorie atomique serait une science purement conjecturale, si elle ne s’appuyait sur l’isomorphisme.

Mais l’isomorphisme est un caractère observable non-seulement dans les sels, les acides, les bases, mais aussi dans les composés binaires ou les éléments. Entre deux corps binaires analogues, il peut servir à décider quels sont ceux qui s’équivalent. Ainsi, par exemple, quand vous trouvez que les sulfures de cuivre et d’argent Cu2S et AgS sont isomorphes, il faut de toute nécessité que l’un des deux métaux ait été mal formulé. Comme Cu2 paraît l’être bien par divers motifs, il faut écrire Ag2, et admettre que l’ancien atome de l’argent en représentait réellement 2.

Ainsi l’isomorphisme vient contrôler et compléter ce que la neutralité, les doubles décompositions avaient commencé. Il nous apprend à découvrir les composés binaires équivalents, les éléments équivalents, et, à ce titre, sa découverte constitue l’un des plus grands services qu’on ait jamais rendus à la Chimie, à la Philosophie naturelle.

Mais, vous le voyez, messieurs, que nous reste-t-il de l’ambitieuse excursion que nous nous sommes permise dans la région des atomes ? Rien, rien de nécessaire du moins.

Ce qui nous reste, c’est la conviction que la Chimie s’est égarée là, comme toujours, quand, abandonnant l’expérience, elle a voulu marcher sans guide au travers des ténèbres.

L’expérience à la main, vous trouverez les équivalents de Wenzel, les équivalents de Mitscherlich, mais vous chercherez vainement les atomes tels que votre imagination a pu les rêver, en accordant à ce mot, consacré malheureusement dans la langue des chimistes, une confiance qu’il ne mérite pas.

Ma conviction, c’est que les équivalents des chimistes, ceux de Wenzel, de Mitscherlich, ce que nous appelons atomes, ne sont autre chose que des groupes moléculaires. Si j’en étais le maître, j’effacerais le mot atome de la science, persuadé qu’il va plus loin que l’expérience ; et jamais en Chimie nous ne devons aller plus loin que l’expérience.

Les forces de la nature ont des bornes sans doute, mais quand nous sera-t-il permis de dire avec certitude : c’est là que sont les bornes assignées par une sagesse infinie aux forces de la nature ?