Leçons sur le calcul des fonctions/Leçon 18

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LEÇON DIX-HUITIÈME.

Digression sur les équations aux différences finies, sur le passage de ces différences aux différentielles et sur l’invention du calcul différentiel.

Les premiers auteurs du Calcul différentiel, Barrow et Leibnitz, ont considéré les quantités variables comme croissant par des différences infiniment petites, et ont inventé les équations différentielles pour déterminer les rapports de ces différences. Comme la supposition des quantités infiniment petites répugne à la rigueur de l’Analyse, on a considéré depuis les accroissements des quantités variables comme finis, et l’on a formé, à l’imitation du Calcul différentiel, un nouveau Calcul pour les différences finies, dans lequel les résultats sont rigoureusement exacts. Ce Calcul, dont Taylor avait donné la première idée dans son Methodus incrementorum, et dont on s’est beaucoup occupé dans ces derniers temps sous le nom de Calcul aux différences finies, sert à trouver la loi des termes consécutifs d’une série ou progression dans laquelle on connaît l’expression ou la formation du terme général, et réciproquement à trouver l’expression du terme général, d’après la loi des termes consécutifs.

Mais nous observerons que, dans ces recherches, la considération des différences n’est point nécessaire comme dans le Calcul différentiel, et que leur emploi peut même être plus incommode qu’utile, parce que la suppression des termes infiniment petits, qui produit la simplification du Calcul différentiel, n’ayant point lieu dans les différences finies, il arrive souvent que les formules en différences sont plus compliquées que si elles contenaient immédiatement les termes successifs eux-mêmes.

D’ailleurs l’analogie qu’on a cru pouvoir établir entre le Calcul aux différences infiniment petites et le Calcul aux différences finies est plus apparente que réelle, malgré la conformité de quelques procédés et de quelques résultats ; car, dans celui-ci, on considère les différents termes de la progression comme représentés par une même fonction de quantités différentes d’un terme à l’autre, et les équations aux différences finies ne sont que des équations entre ces mêmes fonctions ; au lieu que les équations différentielles, ou aux différences infiniment petites, sont essentiellement entre des fonctions différentes de la même variable, mais dérivées les unes des autres par des règles fixes et uniformes.

Les équations aux différences finies ne sont autre chose qu’une suite d’équations semblables entre différentes inconnues, par lesquelles on peut toujours déterminer successivement chacune de ces inconnues.

Mais la loi uniforme qui règne entre ces équations fait qu’on peut regarder leurs inconnues comme formant une suite régulière et susceptible d’un terme général, et l’expression de ce terme donne alors la résolution générale de toutes les équations.

Ainsi le Calcul qu’on a nommé aux différences finies n’est proprement que le Calcul des suites, et ne peut être assimilé au Calcul différentiel, qui est essentiellement le Calcul des fonctions dérivées.

Mais on a pensé que la considération des différences finies pouvait conduire à celle des différences infiniment petites, et que le Calcul aux différences finies conserverait toute sa rigueur, en devenant Calcul différentiel, par l’omission des termes infiniment petits. Et de là est née la méthode des limites dans laquelle on regarde le rapport des différences infiniment petites comme la limite du rapport des différences finies, et les équations différentielles comme les limites des équations aux différences finies.

Je ne disconviens pas qu’on ne puisse, de cette manière, démontrer la légitimité des résultats du Calcul différentiel ; mais, quoique cette marche paraisse directe et naturelle, le passage du fini à l’infini exige toujours une espèce de saut, plus ou moins forcé, qui rompt la loi de continuité et change la forme des fonctions.

Ayant réduit, comme nous l’avons fait, le Calcul différentiel à ses véritables éléments, les fonctions dérivées, et l’ayant ainsi entièrement séparé du Calcul aux différences finies, nous avons cru devoir dire deux mots de la nature et des usages de celui-ci, qui n’est, à proprement parler, que l’analyse ordinaire appliquée à une suite de quantités qu’on suppose dépendre d’une même loi.

Soit une suite de quantités

qui répondent à ces quantités en progression arithmétique

Désignons, en général, un terme quelconque de la première suite par et le terme correspondant de la seconde suite par désignons de plus par les termes qui, dans la première suite, suivent le terme et qui répondent aux termes

de la seconde.

Enfin, désignons, pour plus de simplicité, par les caractéristiques les différences premières, secondes, des termes de la première suite, de manière que l’on ait

À l’égard de la seconde suite, il est clair qu’on aura

Cela posé, supposons d’abord que la première suite soit formée de la seconde par cette loi très simple

étant un coefficient constant pour toute la suite.

On aura donc aussi, en changeant en l’équation

et, comme les deux équations doivent avoir lieu en même temps, on pourra, si l’on veut, en éliminer la constante

Retranchant, pour cela, la première de la seconde, on aura

d’où l’on tire

donc, substituant cette valeur dans la première, elle deviendra

La première équation

donne le terme général de la suite ; l’autre équation

donne la loi entre les termes successifs ; car, puisque

on aura

Réciproquement, on voit que, cette loi des termes étant donnée, le terme général sera nécessairement

étant une constante arbitraire, et il est facile de se convaincre que cette expression de en est la plus générale qui puisse répondre à l’équation aux différences

Si la différence de la progression arithmétique devenait infiniment petite, la différence correspondante deviendrait infiniment petite aussi, et leur rapport que nous avons vu être égal à la constante arbitraire serait toujours le même. Dans l’infiniment petit, ce rapport devient égal à la fonction dérivée en regardant comme fonction de et l’équation devient alors

qui est l’équation dérivée dont

est l’équation primitive, étant la constante arbitraire.

Supposons maintenant cette loi

qui n’est guère plus compliquée que la précédente.

On aura donc aussi, en changeant en et en

retranchant la première de celle-ci et mettant pour on aura

d’où l’on tire

et, substituant cette valeur à la place de on aura

équation aux différences finies, et qui est indépendante de la constante

La première équation donne donc l’expression du terme général, et la seconde donne la loi entre les termes successifs, de manière que, cette loi étant proposée, on aura, par la première, le terme général avec une constante arbitraire

L’analyse précédente suppose que la quantité est indépendante de puisqu’elle demeure la même dans les deux équations successives mais, si elle dépendait de de manière que les deux équations eussent néanmoins la même forme que dans le cas ou elle est constante, il est clair que l’équation aux différences, qui résulte de ces deux équations par l’élimination de serait encore la même ; par conséquent on aurait plus d’une équation en et pour la même équation aux différences c’est le principe qui donne les équations primitives singulières, comme on l’a vu dans la Leçon quatorzième.

Supposons donc, en général, que la quantité qui répond à devienne lorsque devient les deux équations successives, dont l’une répond à et l’autre à seront

Or, si l’on suppose que les quantités et soient telles que l’on ait

la seconde équation deviendra

comme dans le cas ou est supposée constante ; par conséquent, on aura également, par l’élimination de l’équation aux différences

Il s’agit donc de trouver le terme général de la série dont les termes consécutifs et répondant à et ont entre eux la relation déterminée par l’équation ci-dessus, qui se réduit à cette forme

et qui est, comme on voit, du genre des équations aux différences.

Cette équation se réduit à

et se décompose, par conséquent, en ces deux-ci,

La première donne

et, par conséquent, égal à une constante quelconque ; c’est le cas que nous avons supposé d’abord.

La seconde donne une relation entre et d’après laquelle il faut trouver le terme général.

Pour simplifier cette équation, je suppose d’abord

et étant des constantes et une nouvelle variable ; j’ai

et l’équation devient, par ces substitutions,

où je peux faire disparaître les termes indépendants de

Je fais donc

ce qui donne

de sorte qu’en faisant

l’équation se réduit à cette forme plus simple

J’observe maintenant qu’en supposant

et étant des constantes, on a

et la substitution donne

équation divisible par et qui donne

d’où l’on tire

Ainsi l’expression

satisfait à l’équation avec la constante arbitraire En effet, en supposant cette équation en et pour faire disparaître la constante on prendra l’équation successive

et, éliminant on aura

équation proposée.

Donc l’expression générale de sera

et cette valeur, substituée dans l’expression de donnera un nouveau terme général avec une constante arbitraire qui satisfera également à la même équation aux différences

Pour faciliter cette substitution, je mets l’expression donnée de sous cette forme

et j’y substitue, pour la valeur qu’on vient de trouver ; il vient cette nouvelle expression de

Comme est ici une constante arbitraire, on peut aussi la faire disparaître par l’équation successive, dans laquelle devient et devient ou on aura ainsi

à cause de

Retranchant de cette équation la précédente et observant que la différence des deux carrés est le produit de la somme par la différences des racines, on aura tout de suite

d’où l’on tire

et cette valeur, substituée dans la première équation, donne l’équation aux différences

savoir

qui est la même valeur qu’on avait trouvée dans le cas où était la constante arbitraire.

Si maintenant on suppose que la différence devienne infiniment petite, la différence correspondante le deviendra aussi ; mais leur rapport qui, dans le premier cas, est égal à et, dans le second, est égal à demeurera fini ; ce rapport devient alors la fonction dérivée de regardée comme fonction de et l’équation aux différences devient, par conséquent,

qui est, en effet, l’équation dérivée dont la primitive es

étant la constante arbitraire.

Car, en prenant les fonctions dérivées, on a

et, substituant cette valeur, il vient

Mais que devient alors la seconde expression de qui contient la constante arbitraire  ?

Suivant les principes des infiniment petits, le terme doit être rejeté vis-à-vis du terme fini ainsi on aurait simplement

à cause de

Mais cette valeur de ne satisfait pas à l’équation dérivée, à moins qu’on ne suppose

car elle donne

Faisant la substitution, on a

et, par conséquent,

Ainsi il faut dire que le passage du fini à l’infiniment petit anéantit non seulement les quantités infiniment petites, mais encore la constante arbitraire.

Au reste, en faisant

l’expression

devient une valeur singulière ; car, en prenant les fonctions dérivées relatives à dans l’équation primitive

on a

d’où

et de là

Ainsi on peut regarder aussi la seconde expression de comme une valeur singulière du terme général ; mais, comme elle conserve la constante tant que les différences à sont finies, il est clair qu’elle a la même généralité que la première, en sorte qu’on peut supposer que la valeur de soit donnée lorsque ce qui n’a pas lieu pour les valeurs singulières des équations primitives ordinaires.

Feu Charles, de l’Académie des Sciences, est le premier qui ait fait cette remarque importante, qu’à une même équation aux différences finies peuvent répondre deux équations intégrales ou sans différences, ayant chacune une constante arbitraire. (Voyez les Mémoires de cette Académie pour l’année 1783.)

Mais les conséquences qu’il a voulu en tirer dans la suite (Mémoire de 1788), relativement aux intégrales des équations différentielles, sont tout à fait illusoires ; elles prouvent seulement qu’on ne peut pas appliquer immédiatement à l’infiniment petit proprement dit les résultats trouvés dans la supposition du fini, et que, dans le passage du fini à l’infiniment petit, il faut supprimer entièrement tous les termes qui peuvent contenir l’infiniment petit, quoique ces termes puissent n’être pas eux-mêmes infiniment petits.

Ainsi, dans la formule

le terme ne devient pas infiniment petit par la supposition de infiniment petit ; néanmoins, ce terme contenant la différence qui devient infiniment petite dans l’équation différentielle, doit être supprimé pour avoir un résultat exact. En effet, en effaçant tout ce qui contient dans l’équation précédente, on a simplement

comme cela doit être pour satisfaire à l’équation dérivée.

La raison en est que, dans le passage supposé du fini à l’infiniment petit, les fonctions changent réellement de nature, et que le qu’on emploie dans le Calcul différentiel, est essentiellement une fonction différente de la fonction tandis que tant que la différence a une valeur quelconque, aussi petite qu’on voudra, cette quantité n’est que la différence de deux fonctions de la même forme ; d’où l’on voit que, si le passage du fini à l’infiniment petit peut être admis comme moyen mécanique de calcul, il ne peut servir à faire connaître la nature des équations différentielles, qui consiste en ce qu’elles donnent des rapports entre les fonctions primitives et leurs dérivées.

On peut trouver d’une autre manière les mêmes expressions de qui satisfont à l’équation aux différences

En prenant l’équation successive qui répond à on a aussi

mais

donc, retranchant la première équation de la seconde, on aura

savoir, en multipliant par et réduisant,

équation qui se décompose, comme l’on voit, en deux,

La première donne tout de suite

faisant cette constante on obtiendra

substituant cette valeur dans l’équation aux différences, on aura, comme plus haut,

Retenons maintenant la supposition

mais en regardant comme une variable dépendante de on aura

donc l’autre équation deviendra

qui est la même que nous avons trouvée plus haut, et d’où nous avons tiré

On aura donc

et, comme l’équation aux différences peut se mettre sous la forme

la substitution de cette valeur de donnera

comme plus haut.

Cette manière de trouver la seconde expression de revient à la méthode que nous avons exposée dans la Leçon XVI, pour les équations primitives singulières.

En supposant infiniment petit, les valeurs de et qui répondent à et ne doivent différer l’une de l’autre que d’une quantité infiniment petite ; par conséquent, par le principe des infiniment petits, l’équation

se réduit à

ce qui donne

d’où l’on tire

comme dans le cas de

En effet, l’expression de

donne, relativement à

où l’on voit que, dans le cas de infiniment petit, la différence entre et demeure finie tant que la constante n’est pas nulle.

En général, soit

l’équation par laquelle le terme général est déterminé en fonction de étant une constante quelconque.

Cette équation est censée avoir lieu également pour les termes successifs qui répondent aux valeurs successives de ainsi on aura

et l’on pourra, par la combinaison de ces deux équations, éliminer la constante

On aura, de cette manière, une équation sans mais qui sera en et et, si à la place de on substitue l’équation sera en et ce sera alors proprement une équation aux différences premières.

De même, si l’équation du terme général renferme deux constantes et comme

on pourra faire évanouir ces deux constantes par le moyen des deux équations successives

L’équation résultante sera alors entre et ou bien entre les quantités et en substituant pour et pour ce sera donc une équation aux différences secondes, et ainsi de suite.

Donc, réciproquement, toute équation aux différences premières, ou entre deux termes successifs, comportera une constante arbitraire dans l’équation du terme général ; toute équation aux différences secondes, ou entre trois termes successifs, comportera deux constantes arbitraires dans l’équation du terme général, et ainsi de suite.

On peut, en effet, se convaincre que cela doit être, par la nature même de ces équations.

Considérons, par exemple, une équation quelconque aux différences premières entre et et supposons qu’ayant tiré la valeur de on ait

Comme la même équation doit avoir lieu dans toute l’étendue de la série, en faisant successivement

la variable deviendra et deviendra en même temps

Ainsi l’équation proposée donnera cette suite d’équations

Donc, substituant successivement les valeurs précédentes, tous les termes seront donnés par le premier terme et un terme quelconque répondant à sera donné en et

Ainsi l’expression du terme général contiendra nécessairement la valeur arbitraire et constante du premier terme

Si l’équation proposée était aux différences secondes ou entre les termes successifs on pourrait en tirer la valeur de et l’on aurait

Donc, faisant successivement

on aurait

de sorte qu’en substituant toujours les valeurs précédentes on aurait les termes donnés en et par conséquent le terme général répondant à serait exprimé en et dans lequel et ont des valeurs arbitraires et constantes.

Et ainsi pour les équations aux différences plus hautes.

On voit par là que le nombre de constantes arbitraires qui doivent entrer dans l’expression complète du terme général est nécessairement égal à l’exposant de la plus haute différence qui entre dans l’équation proposée ; d’où l’on doit conclure que toute expression du terme général qui satisfera à une équation aux différences, et qui aura autant de constantes arbitraires que cette équation en admet en raison de l’ordre de ces différences, devra être regardée comme complète, de quelque manière qu’on y soit parvenu.

Mais la même équation pourra encore être susceptible d’une autre expression générale, qui répondra à l’équation primitive singulière, et qu’on pourra trouver par les mêmes principes.

Car, si

est l’équation qui donne l’expression générale de en avec la constante arbitraire on aura l’équation entre les termes successifs et ou et en éliminant des deux équations

et le résultat de cette élimination, qui sera l’équation aux différences,

sera la même, soit que la quantité soit une constante ou une quantité dépendante de pourvu que, dans ce cas, elle soit telle que l’on ait

Cette équation, étant délivrée des fractions et des radicaux, sera toujours divisible par puisqu’en effet satisfait ; et il est clair que cette racine donne égal à une constante, comme on l’avait supposé d’abord.

Si l’équation ne contient les quantités et qu’à la première dimension, le résultat de la division ne contiendra plus ces quantités ; ainsi.

sera la seule racine, et il n’y aura alors qu’une seule expression du terme général.

Mais, si ces mêmes quantités forment plusieurs dimensions dans l’équation dont il s’agit, elles s’y trouveront encore après la division par et l’on aura une nouvelle équation entre et qui sera, par conséquent, aux différences premières par rapport à la variable et qui pourra donner encore une ou plusieurs valeurs de avec de nouvelles constantes arbitraires. C’est le cas de l’équation que nous avons considérée ci-dessus.

En regardant comme une fonction de qui répond à deviendra, par le développement,

et la fonction deviendra aussi

par conséquent, l’équation en et deviendra

Lorsque devient infiniment petit, les termes qui contiennent devant être négligés vis-à-vis de ceux qui ne contiennent que l’équation précédente se réduit à

laquelle donne

et, par conséquent, constante, ou

d’où l’on tire en fonction de c’est le cas des équations primitives singulières.

Dans ce cas donc, l’expression de ne peut plus contenir de constante arbitraire ni dépendre de la quantité par conséquent, il faut que les termes qui renfermeraient dans l’expression générale de tirée de l’équation en et disparaissent absolument dans le cas de infiniment petit, quand même ces termes ne deviendraient pas alors infiniment petits, comme nous l’avons vu dans l’exemple précédent.

La plupart des formules qu’on a trouvées par la considération des différences finies, et qu’on a ensuite traduites en Calcul différentiel, présentent des difficultés analogues dans le passage du fini à l’infiniment petit, et qu’on ne peut lever que par le même principe de rejeter indistinctement des formules finies tous les termes qui contiendraient des différences infiniment petites, de quelque manière que ces différences s’y trouvent contenues.

Ainsi, par exemple, on a, en employant les différences successives,

et, en général,

c’est l’expression du terme ième qui répond au terme de la série

Si donc on fait

le terme répondant à sera, par la substitution de au lieu de

Cette formule, donnée d’abord par Newton à la fin des Principes, pour l’interpolation des lieux des comètes, a été ensuite appliquée par Taylor au cas où, les différences devenant infiniment petites et égales à les différences deviennent

Alors, en négligeant les termes vis-à-vis de on a la formule

qui exprime la valeur de ce que devient lorsque devient

C’est la formule connue sous le nom de théorème de Taylor.

Cependant, comme les coefficients de dans les facteurs successifs de la première formule vont en augmentant continuellement, il est visible que, quelque petit que soit il se trouvera à la fin multiplié par un coefficient si grand, que sa valeur pourra devenir comparable à celle de et ne pourra plus être, sans erreur, négligée vis-à-vis de celle-ci. Mais la suppression de tous les multiples de quelque grands qu’ils soient, est néanmoins commandée par la nature de la chose, afin que les quantités cessent d’être exprimées par les différences finies des quantités qui sont des fonctions semblablesde et deviennent simplement les fonctions dérivées de la même fonction

En effet, la quantité étant regardée comme une fonction de la formule dont il s’agit doit donner la même fonction de et nous avons démontré, d’une manière directe et rigoureuse, que cette fonction, développée suivant les puissances de est exactement égale à la série

La formule des sinus des arcs multiples s’applique de la même manière au développement des sinus par l’arc et est sujette aux mêmes difficultés.

En effet, on a, comme on l’a vu dans la Leçon X,

Supposons infiniment petit et infini, en sorte que ait une valeur finie donc et les coefficients

deviendront, en rejetant vis-à-vis de tous les multiples de quelque grands qu’ils puissent être,

D’un autre côté se réduit à et à donc, faisant ces substitutions, on a

formule exacte et rigoureuse, comme nous l’avons trouvé par les méthodes directes.

Ce n’est pas seulement dans le passage des différences finies aux différentielles que les-fonctions changent de forme ; cela a lieu aussi dans plusieurs autres circonstances, et nous allons faire voir, par différents exemples, que l’analyse indique toujours et opère ce changement par des expressions qui deviennent alors zéro divisé par zéro.

Considérons d’abord la différentielle Suivant les principes rigoureux du Calcul des différences, on a

et par conséquent,

Cette valeur de devient lorsque pour savoir ce qu’elle doit être dans ce cas-là, on suivra la règle exposée à la fin de la Leçon VIII, et que nous avons déduite de principes indépendants du Calcul différentiel.

On prendra donc les fonctions dérivées du numérateur et du dénominateur relatives à la variable et l’on y fera ensuite

On aura ainsi et, faisant on trouvera pour la valeur de lorsque

Cette valeur est, comme l’on voit, la même que celle que donne le Calcul différentiel, comme nous l’avons observé à la fin de la Leçon II.

Si l’on considère de même les différences secondes, on a d’abord rigoureusement

donc

En faisant

cette valeur de devient on prendra donc alors les fonctions dérivées du numérateur et du dénominateur relativement à la variable ce qui donnera

Cette expression devient de nouveau lorsqu’on y fait

c’est pourquoi il faudra prendre encore les fonctions dérivées du numérateur et du dénominateur relativement à la même variable on

aura

En faisant ici

on a enfin pour la valeur de lorsque

C’est, en effet, la valeur de la différentielle seconde de divisée par

On doit conclure de là, en général, que les expressions employées dans le Calcul différentiel, ne peuvent être prises que pour des symboles des fonctions dérivées

Nous avons observé plus haut que Taylor n’était parvenu à la formule qui porte son nom que d’une manière peu exacte. On peut, par les principes précédents, donner à son procédé toute la rigueur que l’Analyse exige.

Si, dans la formule générale d’interpolation donnée ci-dessus, on fait

elle devient

dans laquelle

Cette formule est générale, quel que soit mais, en faisant

les valeurs des expressions deviennent

Or ces expressions sont les mêmes que celles que nous avons considérées ci-dessus, en changeant en et en

Ainsi elles deviennent dans le cas de

On a donc alors

comme nous l’avons trouvé dans la Leçon deuxième, d’une manière rigoureuse et directe.

On peut conclure de ce que nous venons d’exposer que ceux qui, d’après Euler, regardent les différentielles comme de véritables zéros, et, par conséquent, leur rapport comme celui de zéro à zéro, sont dans toute la rigueur de l’Analyse, parce qu’une fonction qui satisfait en général aux conditions d’une question ne saurait changer de forme pour un cas particulier, qu’en passant par l’état de comme on peut le prouver par plusieurs exemples.

On sait que la somme des premiers termes de la progression géométrique

est exprimée par

En regardant cette expression comme une fonction de on voit que cette fonction est de la forme exponentielle.

Cependant, lorsque

la série devient

et la somme de termes est

Ainsi, dans ce cas, il faut que la fonction exponentielle change de forme et devienne une simple fonction algébrique, ce qui ne peut se faire que par une espèce de saut que l’Analyse indique alors par l’expression

En effet, en faisant

la formule devient pour en trouver la valeur, il faut prendre les fonctions dérivées dunumérateur et du dénominateur relativement à la variable ce qui donne et par conséquent en faisant

La fonction primitive de ou l’intégrale de est, en général,

Pour qu’elle commence au point où

il faut en retrancher la constante et l’on a alors la fonction

Cette fonction de est toujours algébrique ; mais, dans le cas où

elle devient ce qui indique qu’elle doit alors changer de forme.

Pour trouver la nouvelle fonction, on prendra les fonctions dérivées du numérateur et du dénominateur de l’expression précédente relativement à la variable on aura ainsi, par les formules données dans la Leçon IV,

En faisant

on a ou pour la fonction primitive de comme on l’a trouvé dans la même Leçon par d’autres principes.

La série

est représentée généralement par la fonction en sinus comme on le voit par la formule rapportée plus haut.

Cette fonction devient lorsque

auquel cas la série se réduit à

Cela indique que la fonction doit changer de forme dans ce cas ; en effet, si l’on prend, suivant la règle, les fonctions dérivées du numérateur et du dénominateur, relativement à la variable la fonction devient et se réduit à la fonction circulaire en faisant

C’est, comme l’on sait, la valeur rigoureuse de la série

On voit clairement, par ces différents exemples, qu’il serait aisé de multiplier s’il était nécessaire, que l’expression est toujours le symptôme d’un changement de fonction, ce qu’il me semble qu’on n’avait pas encore remarqué.

C’est par les principes exposés dans cette Leçon qu’on peut résoudre, d’une manière satisfaisante, les difficultés qu’on a toujours rencontrées lorsqu’on a voulu appliquer à un nombre infini d’éléments les formules qu’on avait trouvées pour un nombre fini quelconque. Le fameux problème des cordes vibrantes en fournit un exemple remarquable, et l’on peut voir, dans les Opuscules mathématigues (t. I et IV), les objections que d’Alembert a faites contre la solution de ce problème, donnée dans le premier Volume des Mémoires de l’Académie de Turin[1], et déduite de la formule générale du mouvement d’un fil chargé d’un nombre quelconque de poids, en supposant ce nombre infini et chaque poids infiniment petit. Dans la réponse à ces objections, qu’on trouve dans le second Volume des mêmes Mémoires[2], je me suis contenté de faire voir, par l’exactitude des résultats, la légitimité des suppositions que j’avais employées dans le passage du fini à l’infini ; mais la vraie métaphysique de ces suppositions dépend des mêmes principes que celle du Calcul des infiniment petits, sur laquelle il ne peut plus rester maintenant d’incertitude ni d’obscurité.

Nous allons terminer cette Leçon par quelques remarques sur l’invention du Calcul différentiel.

On peut regarder Fermat comme le premier inventeur des nouveaux calculs. Dans sa méthode de maximis et minimis, il égale l’expression de la quantité dont on recherche le maximum ou le minimum à l’expression de la même quantité, dans laquelle l’inconnue est augmentée d’une quantité indéterminée. Il fait disparaître dans cette équation les radicaux et les fractions s’il y en et, après avoir effacé les termes communs dans les deux membres, il divise tous les autres par la quantité indéterminée par laquelle ils se trouvent multipliés ; ensuite il fait cette quantité nulle, et il a une équation qui sert à déterminer l’inconnue de la question. En voici un exemple très simple, donné par Fermat.

Soit proposé de diviser une ligne donnée en deux parties, de manière que le rectangle de ces deux parties soit un maximum.

Nommant la longueur de la ligne donnée et une de ses parties, sera l’autre, et l’expression dont on cherche le maximum sera Ajoutant la quantité arbitraire à l’inconnue on aura cette nouvelle expression

Égalant ces deux expressions, on a l’équation

savoir, en développant le carré

Effaçant de part et d’autre les termes communs et divisant les autres par on a

où il faut maintenant supposer nul, ce qui réduit l’équation à

d’où l’on tire

ce qui montre que la ligne donnée doit être partagée par le milieu, comme on le sait d’ailleurs.

Il est facile de voir, au premier coup d’œil, que la règle déduite du Calcul différentiel, qui consiste à égaler à zéro la différentielles de l’express ion qu’on veut rendre un maximum ou un minimum, prise en faisant varier ’inconnue de cette expression, donne le même résultat, parce que le fond est le même, et que les termes qu’on néglige comme infiniment petits dans le Calcul différentiel sont ceux qu’on doit supprimer comme nuls dans la méthode de Fermat.

Sa méthode des tangentes dépend du même principe. Dans l’équation entre l’abscisse et l’ordonnée, que Fermat appelle la propriété spécifique de la courbe, il augmente ou diminue l’abscisse d’une quantité indéterminée, et il regarde la nouvelle ordonnée comme appartenant à la fois à la courbe et à la tangente, ce qui fournit une équation qu’il traite comme celle de la méthode de maximis et minimis.

Ainsi, étant l’abscisse et l’ordonnée, si est la sous-tangente au point de la courbe qui répond à et il est facile de voir que les triangles semblables donnent pour l’ordonnée à la tangente, relativement à l’abscisse et cette ordonnée doit être égalée à celle de la courbe pour la même abscisse On aura donc l’équation dont il s’agit en mettant dans l’équation de la courbe à la place de et à la place de Cette équation, après les réductions, sera donc divisible par on divisera donc tous les termes par et l’on supprimera ensuite comme nuls tous ceux où l’indéterminée e se trouvera, parce qu’on doit supposer cette indéterminée nulle. L’équation restante donnera la valeur de en et

Ainsi, dans la parabole, par exemple, dont l’équation est

en mettant à la place de et à la place de l’équation devient

Mais

donc, effaçant ces termes et divisant les autres par on aura

et, effaçant encore le terme qui s’évanouit en faisant nul, on aura simplement l’équation

d’où l’on tire

On voit encore ici l’analogie de la méthode de Fermat avec celle du Calcul différentiel ; car la quantité indéterminée dont on augmente l’abscisse répond à la différentielle et la quantité qui est l’augmentation correspondante de répond à sa différentielle

Et il est même remarquable que, dans l’écrit qui contient la découverte du Calcul différentiel, imprimé dans les Actes de Leipzig du mois d’octobre 1684, sous le titre Nova methodus pro maximis et minimis, etc., Leibnitz appelle une ligne qui soit à la ligne arbitraire comme l’ordonnée à la sous-tangente, ce qui rapproche l’analyse de Leibnitz de celle de Fermat.

On voit que Fermat a ouvert la carrière par une idée très originale, mais un peu obscure, qui consiste à introduire dans l’équation une indéterminée qui doit être nulle par la nature de la question, mais qu’on ne fait évanouir qu’après avoir divisé toute l’équation par cette même quantité.

Cette idée est devenue le germe des nouveaux calculs qui ont fait faire tant de progrès à la Géométrie et à la Mécanique ; mais on peut dire qu’elle a porté aussi son obscurité sur les principes de ces calculs.

Maintenant qu’on a une métaphysique bien claire de ces principes, on voit que la quantité indéterminée que Fermat ajoutait à l’inconnue ne servait qu’à former la fonction dérivée qui doit être nulle dans le cas du maximum : ou minimum, et qui sert en général à déterminer la position des tangentes des courbes.

Mais les géomètres contemporains de Fermat ne saisirent point l’esprit de ce nouveau genre de calcul ; ils ne le regardèrent que comme un artifice particulier, applicable seulement à quelques cas et sujet à beaucoup de difficultés. On peut voir, dans le troisième Tome des Lettres de Descartes, sa longue dispute avec Fermat sur ce sujet. Aussi cette invention, qui avait paru un peu avant la Géométrie de Descartes, demeura-t-elle stérile et presque dans l’oubli pendant près de quarante ans ; car, si l’on excepte la règle de Sluze pour trouver les tangentes, qui paraît déduite de la méthode de Fermat, et la méthode donnée par Wallis pour le même objet, laquelle n’est que celle de Fermat présentée d’une manière moins abstraite, cet espace de temps n’offre rien qui ait rapport à la découverte de Fermat.

Enfin Barrow imagina de substituer aux quantités qui doivent être supposées nulles, suivant Fermat, des quantités réelles, mais infiniment petites, et il donna en 1674 sa Méthode des tangentes, qui n’est que la construction de celle de Fermat, par le moyen du triangle infiniment petit, formé des côtés et et du côté infiniment petit de la courbe, regardée comme un polygone. Il donna ainsi naissance au système des infiniment petits et au Calcul différentiel. Mais ce calcul n’était encore qu’ébauché, car il ne s’appliquait qu’aux expressions rationnelles, et exigeait le développement des termes, pour qu’on pût négliger ceux qui contiendraient le carré et les puissances supérieures des quantités infiniment petites.

Il restait donc à trouver un algorithme simple et général, applicable à toutes sortes d’expressions, par lequel on pût passer, directement et sans aucune réduction, des formules algébriques à leurs différentielles. C’est ce que Leibnitz a donné dix ans après dans l’écrit cité ci-dessus, qui renferme les éléments du Calcul différentiel proprement dit. Il paraît que Newton était parvenu, dans le même temps, ou un peu auparavant, aux mêmes abrégés de calcul pour les différentiations. Mais c’est dans la formation des équations différentielles et dans leur intégration que consiste le grand mérite et la force principale des nouveaux calculs ; et, sur ce point, il me semble que la gloire de l’invention est presque uniquement due à Leibnitz et surtout aux Bernoulli.

Mais, tandis que cet édifice s’élevait à une hauteur immense, l’entrée en demeurait toujours mal éclairée. L’emploi de quantités qui doivent s’évanouir d’elles-mêmes, ou qui doivent être négligées en raison de leur petitesse, n’offre à l’esprit des commençants que des idées peu satisfaisantes et, par conséquent, peu propres à servir de base à la partie la plus importante des Mathématiques. Pour lever tous les scrupules et dissiper tous les nuages, il ne faut rien faire évanouir ni rien négliger ; c’est ce qu’on obtient par la considération des fonctions dérivées.


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  1. Œuvres de Lagrange, t. I, p. 39.
  2. Œuvres de Lagrange, t. I, p. 319.