Le « Dix-Neuvième Siècle » de Ferdinand Brunetière

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Le « Dix-Neuvième Siècle » de Ferdinand Brunetière
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 883-894).
LE
« DIX-NEUVIÈME SIÈCLE »
DE
FERDINAND BRUNETIÈRE [1]

Il y a une trentaine d’années de cela, deux fois par semaine, le mardi et le samedi, un peu avant dix heures et demie, on pouvait voir passer rue d’Ulm, marchant d’un pas vif et pressé, la cigarette aux lèvres, une serviette bourrée de livres sous le bras, un petit homme maigre et nerveux, au teint bistré et fatigué par les veilles, à la figure énergique et âpre, au regard perçant derrière les verres du lorgnon. C’était Ferdinand Brunetière qui allait faire son cours à l’École normale. Il entrait, se promenait quelques minutes dans les couloirs, jetait son éternelle cigarette, et pénétrait dans la salle de conférences. Bien modeste salle, et qui contrastait avec les somptueux amphithéâtres que nous avons connus depuis, à la Nouvelle Sorbonne. Au fond, et sur les côtés, de longues tables avec quelques bancs où se pressaient une vingtaine de jeunes gens, bien décidés, par toute leur attitude, à vendre chèrement leurs admirations, et s’apprêtant à prendre des notes. Au milieu, une petite table avec un fauteuil de paille. Le « maître » s’asseyait, étalait ses livres, disposait devant lui quelques feuillets où, de sa grande écriture archaïque, il avait fixé un certain nombre de points de repère, et il commençait sa leçon. De cette voix, grave et cuivrée, qui martelait les syllabes, détaillait, lançait et enchaînait les périodes, il parlait, sans fatigue apparente, avec une précision, une abondance verbale, une ardeur de conviction, une autorité, dont je n’ai, pour ma part, jamais rencontré l’équivalent. Il parlait ainsi une heure et demie, et souvent l’heure du déjeuner était sonnée, qu’il parlait, parlait encore. Puissamment construites et savamment « orchestrées, » pleines d’idées, de vues ingénieuses, souvent profondes, parfois paradoxales, d’impressions personnelles, de faits minutieusement étudiés, de formules saisissantes et originales, nourries d’une immense lecture, d’une large expérience littéraire, philosophique et morale, chacune de ses leçons était de nature à frapper de jeunes esprits par leur valeur d’art, d’information et de suggestion. Nous les discutions, certes, et passionnément, ces leçons vigoureuses et passionnées ; elles ne laissaient personne indifférent.

De cet enseignement qui dura une quinzaine d’années, et qui fut peut-être la partie la plus active de son œuvre, Brunetière avait bien, de temps à autre, tiré la matière de quelques articles, et même de quelques livres, son Évolution des genres, son Évolution de la poésie lyrique au XIXe siècle, ses Époques du théâtre français ; mais ces articles et ces livres laissaient inutilisées, pour le grand public, mille recherches laborieusement poursuivies, toute sorte de réflexions, d’observations et de lectures, qui, sans doute, n’étaient point entièrement perdues, mais dont ses élèves de l’Ecole normale risquaient d’être les seuls bénéficiaires. Verba volent. C’est le sort de tous les professeurs de travailler pour les autres plus que pour eux-mêmes, et de ne point recueillir tout le profit personnel et extérieur de leur effort intellectuel. Constructif comme il l’était, il devait être bien tentant pour Ferdinand Brunetière de ramasser dans une œuvre d’ensemble tant de notes accumulées, tant d’études fragmentaires et, pour la plupart, déjà très poussées et fouillées. C’est de cette pensée qu’est sorti son admirable Manuel de l’Histoire de la littérature française, son chef-d’œuvre peut-être en matière de critique et d’histoire ; c’est de cette pensée également que devait sortir la grande Histoire de la littérature française classique, dont il n’a pu, — et encore incomplètement, — publier que le premier volume. C’était aussi un chef-d’œuvre qui s’annonçait. Il est infiniment regrettable que la mort ne lui ait pas permis d’y mettre la dernière main.

Les amis et les élèves de Brunetière ont pensé que ce livre considérable ne devait pas rester inachevé. Les plans, les notes laissés par le maître, les rédactions de ses auditeurs permettaient de reconstituer, sinon l’état définitif de sa pensée, — il se corrigeait sans cesse et n’arrêtait son expression qu’à la dernière extrémité, — tout au moins, dans leurs lignes essentielles, ses leçons d’Ecole normale. Ce délicat travail a été confié à un consciencieux et fin lettré, M. Albert Cherel, qui, après avoir guerroyé très bravement à Verdun, comme ses citations en témoignent, a recueilli récemment, à l’Université de Fribourg en Suisse, la lourde succession de Maurice Masson. Avant la guerre, M. Cherel avait publié successivement le Dix-septième[2] et le Dix-huitième Siècle. Il vient de nous donner le Dix-neuvième Siècle. Je voudrais indiquer en quelques mots le très vivant intérêt de ce dernier volume.


C’est en 1892-1893 que Brunetière avait professé, à l’Ecole normale, une soixantaine de leçons sur la littérature française du XIXe siècle. Je ne les ai pas entendues, mais on m’en avait communiqué les notes, et le cours m’avait paru l’un des plus remarquables que l’auteur des Etudes critiques eût professés à l’Ecole. J’ai retrouvé très forte cette impression d’autrefois en lisant le livre que publie M. Albert Cherel. Brunetière avait alors quarante-trois ans : il était en pleine possession de sa méthode et de son talent ; il n’avait pas encore, sur les questions morales et religieuses, pris définitivement position, comme il devait commencer à le faire deux ou trois années plus tard. Mais dans cette pensée très libre, ouverte aux quatre vents de l’esprit, on sentait un fond d’angoisse et d’inquiétude. Historien et critique, il se cantonnait, surtout en enseignant, dans ses fonctions de critique et d’historien ; mais presque à son insu, l’enquête littéraire tournait invinciblement à l’enquête morale. Au reste, — et c’était le grand charme de son enseignement, — personne n’a pris plus constamment pour devise le mot célèbre de Sainte-Beuve : « Tout ce qui est d’intelligence générale et intéresse l’esprit humain appartient de droit à la littérature. » Pour toutes ces raisons, à cette date, un cours de Brunetière sur la littérature du XIXe siècle ne pouvait manquer d’exciter au plus haut point la curiosité passionnée de ses auditeurs.

Leur attente n’a pas été déçue. Dès la première leçon, on était fixé sur la signification profonde et la haute portée de cette enquête. Brunetière commence par signaler les multiples difficultés du sujet qu’il traite et il se demande comment il pourra parvenir à les surmonter ou les tourner. En attendant les constructions définitives de l’avenir, il voudrait bâtir « un édifice provisoire, à la cartésienne, » mais qui puisse du moins servir d’abri. Et le moyen qu’il propose, « simple, radical, — et hasardeux, » avoue-t-il, est surtout d’une élégante et séduisante originalité.


Il consiste à renverser ou à inverser la méthode habituelle, et à constituer le présent juge du passé. Au lieu de commencer par le commencement, commençons par la fin : au lieu de mettre religieusement le pied dans les traces des autres, frayons-nous à nous-mêmes notre route, et ne retenons du passé, littéraire ou autre, que ce qui est nécessaire, indispensable, ou simplement utile à l’explication de l’actuel.

Si nous nous plaçons à ce point de vue, nous voyons par tout ce qui se passe autour de nous, je dis aujourd’hui même, nous sentons et comprenons par notre expérience, que dans la littérature, l’art, la politique et la morale, deux principes sont en lutte : le principe de la solidarité sociale, et le principe du droit intégral de l’individu. Il s’agit en morale de savoir si chacun de nous doit tendre principalement, ou exclusivement même, au développement des instincts qu’il trouve en lui ; ou au contraire si les conditions mêmes de la vie sociale exigent qu’il en abdique une part au profit de la communauté. Pareillement en art et en littérature, il s’agit de savoir si la littérature et l’art nous ont été donnés pour former un lien de plus entre les hommes, à la façon d’un langage plus idéal, plus général, et plus profond, ou pour nous être des instruments de volupté solitaire.

Conformément donc au principe que nous posions, nous ne retiendrons, pour en parler, que les œuvres et les hommes qui ont en quelque sorte répondu à cette question, et nous négligerons tous les autres. Nous ne retiendrons même que celles et ceux qui y ont répondu d’une manière vraiment originale et personnelle.


Poser ainsi la question avec cette vigoureuse netteté, avec cette hardiesse impatiente, c’était « actualiser » un sujet qui du reste, par sa nature même, avait à peine besoin de l’être. C’était surtout, si je puis dire, installer le problème moral au cœur même de l’étude littéraire. Vers le même temps, Emile Faguet poursuivait une vaste enquête, plus fragmentaire et plus capricieusement conduite, sur les Politiques et Moralistes du XIXe siècle ; il y a plus de « littérature » en bordure de celle de Brunetière ; au fond, c’est bien le même dessein ; et on l’aurait vu sans doute plus clairement encore, si Ferdinand Brunetière, après avoir professé son cours, avait pu le rédiger lui-même.

On conçoit sans peine ce qu’une pareille façon de comprendre et de traiter un tel sujet met de vie dans un enseignement. Que devons-nous croire ? Et comment devons-nous vivre ? À cette question centrale il s’agit de savoir comment ont répondu tour à tour tous les grands écrivains du XIXe siècle. Et ainsi, toute l’histoire de la littérature de ce tumultueux XIXe siècle se ramène à celle d’un vaste drame de conscience collective dont on nous retrace les péripéties successives. Et comme l’historien est engagé lui aussi dans la mêlée des idées, comme il est juge et partie, comme il cherche pour son propre compte, comme il n’a pas encore définitivement parié, presque à son insu il se mêle à son exposition je ne sais quel frémissement intérieur qui en redouble et en diversifie l’intérêt.


Dira-t-on que cet intérêt dramatique et moral nuit à l’intérêt proprement littéraire d’une enquête dont la littérature est, après tout, l’objet annoncé et avoué ? Et au nom du principe de la « distinction des genres, » opposera-t-on à la méthode employée par l’historien une sorte d’objection préalable ? On pourrait tout d’abord répondre que si le principe et la fin de l’action littéraire doivent être cherchés en dehors, — et au-dessus, — de la littérature, cela est sans doute un peu fâcheux pour les purs littérateurs à l’ancienne mode, mais qu’on ne saurait leur sacrifier les droits de la vérité. D’autre part, à suivre dans le détail l’application de la méthode proposée par Brunetière, on s’aperçoit qu’elle est remarquablement féconde, et qu’à vrai dire aucune autre ne permet un classement aussi logique, aussi satisfaisant à tous égards, des écrivains et des œuvres.

Pénétré de l’esprit classique, le XVIIIe siècle avait, dans son ensemble, très résolument maintenu les droits et donné l’exemple d’une littérature sociale : c’est Rousseau, l’ancêtre de nos romantiques, qui a le premier revendiqué âprement pour l’individu le droit de s’exprimer tout entier et sans réticences et de concevoir l’œuvre littéraire à sa propre image. De 1800 à 1830 environ, les deux principes antagonistes vont lutter à armes à peu près égales, avec des alternatives variées de succès et de revers. C’est d’abord Chateaubriand, le plus grand des disciples de Rousseau, qui commence la réaction contre l’esprit du XVIIIe siècle ; mais le XVIIIe siècle se survit et se défend dans la personne de ses derniers représentants : poètes tels que Lebrun et Parny ; savants tels que Laplace et Cabanis ; idéologues, tels que Destutt de Tracy. Entre ces deux courants vient s’en interposer un autre, celui des littératures étrangères, représenté par Mme de Staël et son école, les Sismondi et les Fauriel. La lutte, un moment suspendue par l’intervention de cette nouvelle influence, reprend bientôt de plus belle, et sous la Restauration qui favorise de tout son pouvoir les ennemis du XVIIIe siècle, « nous voyons d’une part l’esprit classique se solidariser avec l’esprit libéral, chez Casimir Delavigne, Népomucène Lemercier, Béranger, Paul-Louis Courier, et, d’autre part, l’esprit religieux se solidariser avec l’esprit romantique, chez Chateaubriand, Bonald, Joseph de Maistre, Lamennais, Lamartine. Victor Hugo. »

L’individualisme littéraire l’emporte, — le talent et le génie même sont d’ailleurs de son côté, — et de 1830 à 1840 s’ouvre une nouvelle période où nous le voyons triompher bruyamment et renouveler simultanément tous les genres : la poésie, avec Lamartine, Victor Hugo, Sainte-Beuve, Alfred de Vigny, Alfred de Musset et Théophile Gautier ; le théâtre, avec Vigny, Victor Hugo et Alexandre Dumas ; le roman, avec Hugo, George Sand et Sainte-Beuve ; l’histoire, avec Augustin Thierry et Michelet ; la critique, avec Sainte-Beuve ; la philosophie enfin, avec Cousin et Jouffroy. Tous ces écrivains, chacun à leur manière, prêchent l’affranchissement, l’exaltation du moi, ce moi que les classiques déclaraient « haïssable, » et qu’ils s’efforçaient de « couvrir, » de dissimuler, de dissoudre dans l’impersonnalité des règles esthétiques et des convenances sociales.

Mais cet individualisme exaspéré ne pouvait vivre qu’un temps, surtout dans un pays épris de sociabilité comme la France. Le lyrisme continu peut bien convenir à la jeunesse d’une race ou d’une littérature ; il ne saurait suffire au sens rassis, à la sagesse apaisée et lucide de la maturité. Ceux-là seuls qui n’ont pas beaucoup vécu, ni longuement réfléchi peuvent croire que l’individu isolé puisse vivre et se développer en dehors et sans l’appui des autres hommes. Compromis par ses excès mêmes, le romantisme ne tarde pas à être battu en brèche de toutes parts et à tomber en décadence. C’est le spectacle auquel nous assistons entre 1840 et 1850, et auquel collaborent d’ailleurs d’authentiques représentants convertis du romantisme. Sainte-Beuve en critique ; Mérimée, Stendhal et Balzac dans le roman ; Thiers et Guizot en histoire ; Auguste Comte et Lamennais en philosophie ; Proudhon en sociologie sont les principaux ouvriers de cette transformation collective, que les événements politiques contemporains, bien loin de la contrarier, favorisent singulièrement. Quand s’ouvre le second Empire, le romantisme est mort, comme, il y a vingt ans, le classicisme.

Sur les ruines du classicisme et du romantisme une nouvelle école va se constituer, le réalisme, qui, profondément éprise d’objectivité et d’impersonnalité, s’efforcera, de 1850 à 1880, de manifester dans tous les genres la fécondité de ses principes. Tandis que, pour correspondre à des besoins nouveaux, d’anciens écrivains se renouvellent, comme Victor Hugo, Sainte-Beuve, Théophile Gautier et George Sand, de nouveaux venus, pleins d’ardeur et parfois de génie, multiplient les œuvres originales et durables : Taine en critique et en philosophie, Renan en histoire, Emile Augier, Sardou et Alexandre Dumas fils au théâtre, Flaubert dans le roman, Leconte de Liste et Heredia en poésie. Les événements de 1878 encouragent et précisent ces nouvelles tendances, dont le triomphe paraît alors définitivement assuré.

Cependant, il semble, aux environs de 1880, que la lutte entre les deux principes opposés va redevenir plus âpre. « L’individualisme, disait Brunetière, rassemble toutes ses forces pour livrer un dernier combat. Quand on pénètre au-delà de la surface des choses, l’agitation qu’il se donne ressemble aux convulsions de l’agonie ; et ce que l’on commence à craindre en vérité, c’est que sa défaite ne soit trop profonde. Car il en est des principes adverses qui maintiennent l’équilibre social comme de la force centripète et de la force centrifuge qui maintiennent l’équilibre de l’univers. » Pour un adversaire déterminé de l’individualisme, pour un homme qui devait, plus tard, à Bordeaux, prononcer une conférence contre l’individualisme, il faut avouer que voilà une observation, d’ailleurs très juste, et qui dénote un rare esprit d’impartialité.

C’est ce vaste programme, à la fois très ample et très précis, que Brunetière, dans son cours de 1892-1893, avait essayé de remplir. Dirons-nous qu’il l’a complètement rempli ? Bien qu’il soit difficile de le juger sur un cours qu’il n’a pas rédigé lui-même, qu’il se proposait de reprendre et d’améliorer, et dont certains « raccourcis » peuvent ne pas lui être entièrement imputables, on entrevoit çà et là quelques points où, en présence d’un texte définitivement arrêté par son auteur, on formulerait volontiers certaines critiques. Mais quand ces éventuelles objections de détail, — sur lesquelles, en bonne justice, il y aurait quelque impertinence à appuyer, — seraient à la fois plus abondantes et plus graves qu’elles ne le sont en réalité, il n’en resterait pas moins que cette Histoire des lettres françaises au XIXe siècle est la plus complète, le plus fortement ordonnée, la plus claire, la plus suggestive que nous possédions encore. Brunetière n’avait voulu construire qu’un édifice tout provisoire : il est à croire que cet édifice abritera pendant de longues années nombre d’historiens et de critiques, même distingués. Ses idées générales, ses jugements, ses formules même passeront dans l’enseignement, dans la critique courante. Et ceux qui voudront refaire à leur manière cette œuvre inachevée s’en inspireront longuement, nous pouvons le prédire, et lui emprunteront de copieux matériaux.

Par exemple, il me semble assez difficile qu’ils n’adoptent pas, quitte à en modifier certains détails d’application, l’idée maîtresse et centrale du livre, cette définition du Romantisme par l’individualisme littéraire et moral que Brunetière avait déjà donnée et développée dans plusieurs articles[3] et dans plusieurs ouvrages, notamment dans son Évolution de la Poésie lyrique, mais qu’il n’avait pas encore publiquement présentée et justifiée avec tout le luxe de preuves et d’exemples que comporte l’étude de tout un grand siècle littéraire. Cette définition, on pouvait jusqu’alors la trouver plus ingénieuse et plus spécieuse que véritablement fondée en raison et en fait ; on pouvait penser que la démonstration qu’en avait fournie Brunetière était trop systématique, qu’elle faisait plus d’honneur à sa virtuosité dialectique, à son goût des généralisations qu’à son observation patiente des faits, à son étude minutieuse et désintéressée des textes. Quand on aura lu les différents chapitres de son Histoire où il caractérise la personne et l’œuvre de Châteaubriand, de Lamartine, de Hugo, de Musset, de George Sand, de Sainte-Beuve et de Michelet, il faudra bien reconnaître que la formule rend très exactement compte de ce qui distingue la littérature romantique des autres périodes de notre histoire littéraire.

Une autre idée, chère à Brunetière, et qui, grâce à lui, va, selon toute vraisemblance, devenir l’un des lieux communs de la critique, c’est celle de la parenté qui existe entre notre école réaliste ou naturaliste et notre littérature classique du XVIIe siècle. Dès 1883, dans une conférence faite à la Sorbonne[4], Brunetière avait esquissé cette idée, très juste et très féconde, et il y était revenu souvent dans la suite, la précisant de plus en plus, et en tirant chaque fois de nouvelles conséquences. Il l’a reprise dans son Dix-neuvième Siècle, et il l’a illustrée des principaux faits et des principaux textes que l’histoire toute contemporaine lui fournissait en abondance. Cette théorie, connexe de la précédente, est l’une de celles qui, à mon gré, éclairent le plus profondément la nature propre du génie français. Si brillante qu’ait été notre littérature romantique, elle n’a été qu’une exception, qu’une parenthèse dans notre histoire. Livré à lui-même, n’obéissant qu’aux instincts profonds de la race, et sans rien répudier d’ailleurs des légitimes acquisitions antérieures, c’est vers une sorte de naturalisme classique que, tout naturellement, s’oriente l’esprit français.


A côté de ces grandes idées générales qui constituent comme une sorte de philosophie de l’histoire littéraire, on en trouvera, dans le Dix-neuvième Siècle de Brunetière, beaucoup d’autres, de moindre portée assurément, mais qui frappent et retiennent l’attention par leur justesse piquante, et leur originalité. Que dites-vous, par exemple, de cette définition de Joseph de Maistre ?


S’il était permis de faire une supposition presque sacrilège, et d’ailleurs contradictoire au fond ; si l’on pouvait se représenter Bossuet grand seigneur, aristocrate ou patricien jusque dans les moelles ; si l’on pouvait un moment le dépouiller de son bon sens, et lui prêter, à lui qu’on a nommé « le sublime orateur des idées communes, » je ne sais quel goût du paradoxe et de la mystification ; si l’on pouvait en lui distinguer le Français du chrétien, et le laver ainsi du reproche, — ou lui enlever l’honneur, car tout dépend ici du point de vue, — d’avoir été trop gallican ; enfin, si l’on supposait que son éducation, commencée dans la paix de son collège de province, se fût complétée par la lecture et la méditation de Platon, de Vico, de Bonnet, et par le spectacle troublant des événements de la Révolution et de l’Empire, on aurait Joseph de Maistre, l’auteur des Considérations sur la France, du Pape, et des Soirées de Saint-Pétersbourg. Car je viens d’énumérer tous les traits, ou à peu près, par lesquels ils diffèrent, mais on va voir combien il y en a, de quelle nature, de quelle importance, par lesquels ils se ressemblent. Et, en vérité, ce n’est pas un « Voltaire retourné » qu’il faut qu’on appelle Joseph de Maistre, mais plutôt un « Bossuet Corrompu. »


Le mot est bien joli, et il mérite de faire fortune, au moins autant que celui de Scherer.

Qu’il juge d’ailleurs les idées ou le style, les écrivains ou les œuvres, Brunetière, surtout dans ce livre qui nous rend assez fidèlement les heureuses rencontres de son improvisation, se laisse volontiers aller à des vivacités, à des familiarités de pensée et d’expression qui sont des plus savoureuses. Les hommes ne lui en imposent pas, ni les livres ; il les juge de plain-pied, pour ainsi dire. C’est un homme de lettres qui, parmi ses contemporains et ses pairs, s’exprime sur chacun d’eux avec la plus vivante liberté. Et s’il n’est pas dupe de leurs défauts, il sait rendre pleinement hommage à leurs réelles qualités. Témoin ces quelques lignes, si justes et si finement senties, sur le style de Renan, dont il vient de citer une fort belle page :


Cela est d’un érudit, d’un philosophe, d’un poète. Cela est abstrait et concret à la fois, plein de choses et de charme. Ce style a je ne sais quoi tout ensemble de grave et de voluptueux, de rapide et de pénétrant, de vivant et de métaphysique, de personnel et d’universel, de savant et de naturel. Il a surtout quelque chose de pieux ; l’ironie s’y mêlera plus tard ; elle ne s’y glisse pas encore. Aussi l’a-t-on préféré quelquefois dans ses premiers essais à tout ce qu’il a fait depuis. Point de rhétorique non plus : une simplicité sereine et douce.

Si maintenant nous rassemblons tous ces traits, nous pourrons dire que le style de Renan offre quelque analogie avec celui de saint François de Sales


La comparaison est originale, et elle n’eût pas déplu à Renan lui-même. Brunetière, qui avait beaucoup d’idées et qui s’y tenait, avait aussi, au contact des textes, de ces vives intuitions littéraires, sans lesquelles il peut bien y avoir des historiens érudits et philosophes, mais non pas de critiques complets.


Tel est, bien sommairement feuilleté, cet ouvrage qui n’est assurément ni complet, — il y manque une conclusion[5], — ni parfait, et qui n’eût point satisfait son auteur, mais qu’on a tout de même bien fait de nous donner. Il n’est pas en dissonance avec nos préoccupations d’aujourd’hui. On y sent circuler un si noble goût de l’action, un si ardent amour pour les grandes œuvres du génie français, un sentiment si vif des dangers de l’individualisme, que ce livre, pensé et parlé il y a un quart de siècle, se raccorde sans effort avec nos pensées les plus constantes. « Peut-être, — écrit M. Cherel dans son Avant-propos, — peut-être est-il malaisé de dire avec exactitude de quelle manière la pensée de Brunetière eût reçu l’impression des événements actuels. » Non, cela n’est pas très malaisé. Il n’en eût d’abord pas été surpris. L’orateur des Discours de combat n’était pas dupe des illusions de l’idéologie humanitaire et, un an avant sa mort, il écrivait cet article sur le Mensonge du Pacifisme, qui devait, dans certains milieux, soulever des discussions à la fois si naïves et si passionnées. Bien longtemps auparavant, ici même, dans un article sur Un manuel allemand de géographie, il avait fortement dénoncé les convoitises du pangermanisme naissant, « toute une théorie naïve d’impudence, tout un système d’ambition qu’on dirait que, dès à présent, l’Allemagne s’exerce à justifier dans l’avenir. » Et tel que nous le connaissons, Brunetière ne se serait pas contenté d’avoir été trop bon prophète. Il eût mis, comme tant d’autres, généreusement sa plume au service de la Patrie ; il eût prêché l’union sacrée ; il eût éloquemment développé « nos raisons de croire » et « nos motifs d’espérer ; » il eût opposé sans relâche le traditionnel idéal français au brutal idéal germanique, notre civilisation si généreusement humaine à la barbare « culture » tudesque. Et nous avons, dans ce livre posthume, comme un avant-goût de l’inspiration qu’il eût apportée à cette œuvre patriotique : « Les événements de 1870, y disait-il, nous ont obligés douloureusement à reconnaître qu’il y a du réel, de l’objectif et de l’absolu au moins dans les affaires humaines ; que la mort, que la défaite, que l’humiliation ne sont point choses subjectives, qu’elles ne sont point des formes de l’illusion et des espèces du relatif ; et qu’autant que de sa vie propre et individuelle, chacun de nous vit de la vie aussi de tous ceux qui sont avec lui fils de la même patrie, de la même race, de la même humanité. » L’homme qui pensait ainsi en 1892 aurait, en 1914 et en 1918, combattu de tout son cœur et de toutes ses forces le bon combat de la défense nationale.


VICTOR GIRAUD.

  1. Ferdinand Brunetière. Histoire de la Littérature française, t. IV. Le Dix-neuvième Siècle, 1 vol. in-8 ; Delagrave.
  2. Voyez sur le Dix-septième Siècle, dans la Revue du 15 août 1912, l’article de M. Doumic.
  3. L’idée et la formule font, si je ne me trompe, pour la première fois leur apparition dans un article du 15 Octobre 1889 sur le Mouvement littéraire au XIXe siècle. Elles n’apparaissent pas encore dans l’article Classiques et Romantiques (15 janvier 1883), écrit à propos du livre d’Emile Deschanel sur le Romantisme des classiques. Et voici en quels termes, dans l’article sur le Mouvement littéraire du XIXe siècle, Brunetière, parlant de Rousseau, amorçait sa définition du Romantisme : « Et c’est ici, disait-il, dans cette renaissance de l’individualisme, avec tout ce qu’elle comportait de nouveautés et aussi d’erreurs, qu’il faut voir le commencement du Romantisme et le premier élément de sa définition.
  4. Le Naturalisme au XVIIe siècle, dans les Etudes critiques sur l’histoire de la littérature française, première série, deuxième édition et suivantes.
  5. Si l’on voulait cette conclusion, on n’aurait qu’à se reporter, pour la trouver, aux dernières pages du Manuel de l’histoire de la littérature française.