Le 15 aout à Laruns

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Le Roman du LièvreMercure de France (p. 297-302).
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LE 15 AOÛT À LARUNS

LE BRANLE

À Auguste Brunet.



Au milieu de cette coupe d’émeraude taillée dans les montagnes de Laruns, le son aigu du flageolet de buis prélude sur une note unique, extraordinairement prolongée — qui se continue, émise sans un essoufflement, jusqu’à devenir la seule chose que l’on entende, jusqu’à ne devenir que le chant de cette solitude plus verte et bleue qu’une plume de paon.

Alors, comme un remous de gave, lentement, qui charrierait des fleurs, on voit hésiter et naître le rhythme du branle.

… La note du pipeau se traîne encore, semblable au cri de détresse de quelque oiseau de sommet, à quoi tout à coup s’allient l’entêté frappement du tambourin et le grincement du violon.

Le rondeau s’ordonne, se déploie en cercles concentriques, frémissants de couleurs. On ne pense point, tout d’abord, que ce soient là des danseurs et des danseuses, mais un amas éclatant et confus de corolles géantes et renversées, un chatoiement d’élytres de feu et d’ailes de colibris.

Chaque bergère alterne avec chaque berger qui la tient par la main, coiffée d’un capulet sanglant dont la doublure relevée forme une large bande d’un grenat mat qui retombe sur les épaules et les drape comme celles d’un sphinx. À peine sous le rebord de ce capulet et sur le front, distingue-t-on le liseré d’un bonnet blanc que l’on devine pareil à un bol. Deux petits bouts de tresses, nouées d’un ruban, pendent sur la taille.

Mais la merveille est le châle ossalois.

Il est mystérieux et paré de fleurs comme un autel. Des générations l’ont porté et se le sont transmis. Il contient l’angoisse de la montagne, l’effroi des pelouses vertigineuses, la couleur des végétaux qui hantent les sommets, les prismes invraisemblables, l’éclat des minerais brisés par les torrents. L’iris d’azur s’y harmonise avec le mica de glace ; la digitale avec la teinte des calcaires rougis par le soleil couchant ; l’edelweïss s’y fond aux cristaux de givre ; la gentiane à l’épouvante bleue des lacs.

Il tombe, croisé au-dessous du col où pendent les bijoux et la croix, et retombe en arrière de la robe, très bas, imitant les ailes aiguës d’un insecte au repos.

Par la main, ai-je dit, le danseur conduit sa danseuse. Il porte une chemise aux manches plissées et, jetée négligemment sur l’épaule, la veste dont la couleur se marie à celle du capulet. Son gilet et ses guêtres — elles montent jusqu’aux genoux — sont d’un tricot neigeux. Le béret large est marron. De sous le gilet on voit saillir une poche carrée destinée à contenir le sel que l’on donne aux brebis.

… Le rondeau s’élargit encore, ondule, et, lorsque le rhythme de la flûte, à de certains moments, vacille, le rondeau tout entier vacille aussi comme un indécis remous, comme une vague de vent.

Le pas du branle n’est pas un saut, ni un mouvement précipité, mais simplement un pas savant, le pas avisé et prudent des pâtres. Celui qui précède sa danseuse ne lui fait pas absolument face. Tous sont obliques l’un à l’autre dans cette promenade rêveuse dont la lenteur excessive émeut et étonne.

La disposition de cette chaîne vivante, quatre ou cinq fois enroulée sur elle-même avec un art infini, crée ainsi des rondeaux qui tournent les uns dans les autres ; de telle façon que, de la circonférence au centre, on voit, alignés sous un même rayon visuel, quatre ou cinq capulets processionnant ensemble.

Tous et toutes semblent ainsi accomplir un pèlerinage vers un but jamais atteint. Pas un tressaillement dans les physionomies qui revêtent une gravité déconcertante, une attention soucieuse et méditative ; une sorte de catalepsie qui tient de l’amour et de la mort.

Et c’est la beauté de ces femmes, cette expression à la fois passive et recueillie dans ce visage rond, coloré et duveté comme une pêche. Et c’est le mystère de cette danse, cette évocation des origines où elle retourne : le tournoiement des neiges et des écumes ; la giration des fleurs dans les cyclones de vent — tandis que la brume du soir enveloppe peu à peu les cataclysmes des torrents et des rochers, se suspend aux sapinières qu’elle déchiquète, se traîne au flanc des pelouses — tandis que la flûte qui conduisait le branle crie comme un oiseau en détresse, agonise longtemps encore, et puis se meurt seule, déchirante, blessée, éperdue, aiguë…