Le 31 octobre 1870 - Récit d’un témoin

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Le 31 octobre 1870 - Récit d’un témoin
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 721-732).
LE 31 OCTOBRE 1870[1]

RÉCIT D’UN TÉMOIN


Lundi, 31 octobre.

Ce matin, le Journal des Débats contenait d’assez mauvaises nouvelles des provinces. A huit heures du matin, le Journal officiel annonçait que M. Thiers était arrivé, et qu’il apportait une proposition d’armistice faite, d’un commun accord, par la Russie, l’Autriche, l’Angleterre et l’Italie. Metz a dû capituler. A dix heures, j’ai vu arriver chez moi Paul de Rémusat ; il m’apportait une lettre de Mme d’Haussonville, datée du 25, de Broglie, et une lettre d’Angleterre de Mlle D… Toute la famille d’Harcourt et la famille de Broglie vont bien. J’ai vu M. Thiers aux Affaires étrangères vers deux heures environ. Il y avait couché, et occupait les appartemens du premier étage. Voici ce qui résulte des courtes paroles que j’ai échangées avec lui, Paul de Rémusat et les quelques personnes qui, avant moi, avaient causé avec lui. M. Thiers a été bien reçu à Londres ; on y a été sensible à sa visite,’et ses paroles ont été écoutées avec attention ; on y a paru presque contrarié de le voir repartir tout aussitôt pour Saint-Pétersbourg et pour Vienne. Mais on ne lui a rien dit de positif, ni même de bien encourageant. A Vienne, il a été très favorablement accueilli ; on y était évidemment sympathique à la France ; à Saint-Pétersbourg, même accueil et même sentiment. A Vienne, on a laissé entendre à M. Thiers qu’il vaudrait mieux qu’il ne retournât point par Moscou, parce qu’il était possible que la vieille société russe de cette ville témoignât publiquement, pour la cause française, des sentimens trop vifs qui deviendraient un embarras pour le cabinet russe. M. Thiers n’a pas eu moins à se louer, en Italie, du roi Victor-Emmanuel. Ce prince s’est montré très empressé à entrer dans les vues de M. Thiers, répétant toutefois, à plusieurs reprises, que tous ses sujets n’étaient pas aussi bien disposés. Paul de Rémusat m’a dit que la proposition d’armistice est, dans l’idée des puissances étrangères, un armistice purement militaire. Elle est donc, d’un commun accord, proposée par les quatre puissances, qui ont eu quelque peine à se décider à cette démarche. L’empereur de Russie adonné à M. Thiers une lettre pour le roi Guillaume, lettre par laquelle il lui demande positivement de laisser M. Thiers aller à Paris pour se concerter avec M. Jules Favre, avant d’entrer en conférence avec le ministre prussien, au sujet de l’armistice. M. Thiers tient beaucoup à ce que l’on sache qu’il ne propose rien de son propre chef, qu’il ne fait qu’apporter des propositions émanant des cabinets étrangers, et qu’il n’a pas d’autre but, en revenant à Paris, que de prendre à leur sujet les instructions du gouvernement français. Il désire aussi qu’on n’ignore pas qu’il a refusé de parler politique avec le roi Guillaume et M. de Bismarck. Il n’a vu celui-ci qu’en passant à Versailles, par pure courtoisie, pendant quelques minutes seulement. Ils n’ont pas échangé d’autres paroles que celles-ci : « Je ne puis vous parler, monsieur le comte, aurait dit M. Thiers, que pour vous dire que je n’ai rien à vous dire. — Je le comprends, » aurait répondu M. de Bismarck. M. Thiers n’a point l’air trop fatigué ; je l’ai quitté sur les deux heures et demie et je me suis rendu à mon Cercle.

En passant à la place Vendôme et dans la rue de la Paix, je vois battre le rappel. Les femmes sont sur le devant des boutiques. Je demande à la place de l’état-major de la garde nationale ce que c’est que cette alerte, et si l’on bat aussi le rappel dans mon quartier. Un officier de l’état-major m’a dit que c’est lui qui a donné des ordres pour le rappel des divers bataillons, et que le mien (le 15e) n’est pas convoqué. A peine arrivé à mon Cercle des chemins de fer, on me dit qu’il règne une grande émotion dans Paris, que les bataillons de la garde nationale de Belleville sont en train de descendre à l’Hôtel de Ville, et que les Rouges y ont déjà proclamé la Commune ; d’ailleurs, rien de précis. Il y avait au Cercle MM. de Witt et Pougny. Nous prenons une voiture pour aller aux renseignemens, en nous faisant conduire par les anciens boulevards et le boulevard de Sébastopol, à la place de l’Hôtel-de-Ville. Il fait assez mauvais temps ; il pleut même par momens ; il y a beaucoup de foule partout sur les trottoirs. Des bataillons de garde nationale et de gardes mobiles se croisent en sens contraire sur le boulevard de Sébastopol. Les gardes nationaux, qui portent la crosse en l’air, paraissent retourner dans leurs quartiers, et crient à tue-tête : « Vivent les mobiles ! » Les mobiles ne répondent rien. On entend chanter la Marseillaise, et puis de temps en temps des cris de : « Vive la Commune ! » ou bien : « La levée en masse ! » Près de l’Hôtel de Ville, on ne peut plus avancer. Nous descendons de voiture. Les personnes auxquelles nous nous adressons nous donnent les renseignemens les plus contradictoires ; les uns nous disent : « Ce n’est rien qu’une manifestation ; » les autres nous affirment qu’on a proclamé un « autre gouvernement. » Nous arrivons sur la place elle-même. La nuit est tout à fait tombée. Nous nous faufilons assez aisément parmi les lignes de la garde nationale. Nous arrivons jusqu’assez près de la grande porte. La difficulté n’est pas de circuler ; elle est plutôt de savoir quel sentiment anime la foule au milieu de laquelle nous nous trouvons. Toutes les portes de l’Hôtel de Ville sont fermées. On nous dit que les membres du gouvernement de la Défense nationale ont donné leur démission (nous avons su plus tard seulement qu’il n’en était rien), et que MM. Flourens, Blanqui, Pyat et Cie, ont été nommés à leur place. Nul enthousiasme, nulle réprobation non plus. Notre étonnement est au comble. Nous remontons la rue de Rivoli. Nous y croisons des bataillons de garde nationale qui vont à l’Hôtel de Ville. Il est cinq heures ou six heures. Impossible, à cause de l’obscurité, de voir les numéros desdits bataillons, ce qui, d’ailleurs, n’aurait pas suffi à m’indiquer dans quelle intention ils se rendent à l’Hôtel de Ville ; ces bataillons ne poussent aucun cri, et ne se livrent à aucune manifestation. La foule compacte qu’ils traversent est également muette. Nous sommes conduits à penser, MM. de Witt, Pougny et moi, que le gouvernement cède le pouvoir. Nous avons tous trois l’impression qu’il n’y a aucune passion révolutionnaire parmi cette masse de peuple, et que, si l’on avait fait appel aux honnêtes gens, il eût été très facile de résister à l’établissement d’une Commune rouge à Paris. Nous nous séparons sur la place du Châtelet. En passant devant le Louvre, l’idée me vient que, si le signal de la résistance peut venir de quelque part, il devrait être donné par l’état-major du gouvernement de Paris. Je m’y rends, et je trouve, sur le perron, le général Schmitz, entouré de beaucoup d’officiers et adressant des remontrances à un chef de bataillon ou capitaine de la garde mobile, qui n’aurait pas bien exécuta ses ordres. Je m’informe si l’on a pris des mesures pour dégager l’Hôtel de Ville. Je témoigne mon étonnement de ne pas voir des forces armées autour de l’hôtel du gouverneur. Je demande si l’on a songé à préserver de toute invasion l’Imprimerie nationale et le Journal officiel. Je reproche à haute voix, à très haute voix, à toutes les personnes qui sont là, portant des uniformes militaires, de ne pas connaître la force des moyens dont ils pourraient disposer. Il suffirait de faire battre le rappel sur la rive gauche de la Seine ; tous les gardes nationaux de ces bataillons, qui sont excellens, accourraient en masse, et l’on pourrait avec eux dégager aisément l’Hôtel de Ville. J’ai beau insister ; on ne me répond pas. Le général Schmitz rentre dans les appartemens intérieurs de l’hôtel, et quelques officiers plus jeunes, que je ne connais pas, me disent en haussant les épaules : « Vous le voyez, il n’y a rien à faire ici. » Je sors, le cœur navré. En passant à l’hôtel du ministère des Affaires étrangères, pour tâcher de parler à Jules Favre, j’apprends qu’il est à l’Hôtel de Ville, et qu’on l’y croit prisonnier. Je passe au ministère de la Guerre. On n’y a pas davantage de nouvelles de M. Leflô. On le croit également au pouvoir des insurgés. Il est arrivé à M. Beugnot, officier d’ordonnance, l’ordre de ne pas faire marcher la troupe. Il est sept heures : je rentre, de plus en plus consterné, à la maison, où je trouve mon fils, qui est venu de Belleville dîner avec nous. Il me raconte qu’il a, le matin, vers une heure, rencontré Flourens se dirigeant avec son bataillon sur l’Hôtel de Ville, qu’il était en voiture, a fait fouetter le cheval pour courir tout droit à l’hôtel du gouverneur de Paris, et avertir le général Schmitz, et qu’il l’a trouvé fort indécis et tout perplexe. Le général Schmitz, au lieu de donner lui-même ses ordres, l’a prié de passer à l’état-major de la garde nationale, à la place Vendôme, afin d’avertir ces messieurs. A la place Vendôme, mon fils a trouvé les esprits tout aussi troublés. Ces messieurs avaient déjà été avertis. Ils ont donné l’ordre de faire battre le rappel, pour réunir quelques bataillons de la garde nationale et prient mon fils de retourner à l’hôtel du gouverneur de Paris, annoncer au général Schmitz qu’on lui a déjà envoyé un bataillon de mobiles pour le garder. ; Mon fils a trouvé ce bataillon qui entrait dans la cour en même temps que lui. Le général Schmitz ne lui a pas semblé disposé à sortir de son indécision.

Après que mon fils m’a eu communiqué ses impressions, qui sont tout à fait conformes aux miennes, je prends la résolution de faire tout ce qui dépendra de moi pour provoquer un mouvement de la garde nationale, de la garde mobile et de l’armée sur l’Hôtel de Ville. Mais, comment s’y prendre, et à qui s’adresser pour avoir les ordres qui mettront tout en train ? Je vais d’abord avec mon fils (il était sept heures et demie ou huit heures), au ministère de la Guerre. On m’y confirme l’absence du ministre qu’on croit toujours prisonnier à l’Hôtel de Ville. Je demande à l’officier d’ordonnance (M. Beugnot) s’il a des ordres. Il me répète qu’il vient de recevoir par le télégraphe (il ne sait de qui) celui de ne pas faire marcher les troupes. Je lui demande à qui l’on pourrait s’adresser pour faire marcher le général Ducrot sur l’Hôtel de Ville. Il me dit : « Je ne vois que Schmitz qui puisse prendre cela sur lui ; mais je doute beaucoup qu’il le veuille. » Tandis que nous sortons de son cabinet, M. Beugnot annonce à mon fils que Picard a trouvé moyen de s’échapper de l’Hôtel de Ville, et qu’il est au ministère des Finances. Nous courons rue de Rivoli. Les portes en sont fermées, et des gardes nationaux occupent l’intérieur de l’hôtel. Je monte avec mon fils au cabinet ; nous y trouvons pas mal de monde accouru dans les mêmes intentions que nous, et, entre autres, un certain nombre d’officiers de marine. M. Picard sort de son cabinet. Quelques mots, que nous échangeons à la hâte, nous suffisent pour nous entendre. Il a déjà fait ce que j’allais lui demander de faire : il a ordonné de battre le rappel ; il a envoyé des troupes à l’Imprimerie nationale et au Journal officiel ; il a fait prévenir le général Ducrot. Il me prie instamment d’aller à l’état-major du gouvernement de Paris. C’est là qu’il faut agir ; c’est sur le général Schmitz qu’il faut peser, « car nous ne sommes pas bien sûrs de sa… de sa… de sa perspicacité. » Je donne une poignée de main à Picard, et je cours à l’hôtel du gouvernement de Paris. Nous entrons tout de go, mon fils et moi, dans les appartemens du général Trochu, qui sont remplis de toutes sortes de gens, de militaires surtout, et des officiers de son état-major. Je m’adresse d’une voix assez forte aux personnes qui sont présentes ; je m’élève contre l’inertie dans laquelle on demeure. J’assure (hélas ! sans trop le savoir) que la garde nationale est prête à marcher ; mais j’ajoute que la garde nationale ne suffira pas, que la garde mobile n’est pas assez, qu’il faut de la troupe et les canons du général Ducrot, si cela est nécessaire, afin d’enfoncer les portes de l’Hôtel de Ville et de délivrer le général Trochu ; que c’est une honte, si l’on n’en vient à bout, « car il n’y a pas exemple d’un état-major se laissant enlever son chef par une bande de voyous. » Pendant que je pérorais ainsi, j’avais en face de moi un général en uniforme, auquel s’adressaient plus particulièrement mes paroles. Quel n’est pas mon étonnement de voir que c’est le général Trochu lui-même ! Il avait, en effet, été enlevé d’entre les mains des insurgés et venait à l’instant d’être ramené à son hôtel par le bataillon des mobiles bretons. A mon premier étonnement en succède un second, celui d’entendre le général Trochu entrer dans de longues explications et prendre, ou peu s’en faut, la défense des insurgés auxquels il venait à peine d’échapper : « Il ne fallait pas s’y méprendre. Ce n’avait pas été un sentiment mauvais qui les avait conduits à l’Hôtel de Ville. C’était plutôt l’explosion de la grande douleur patriotique qu’ils avaient ressentie en apprenant la chute de Metz. Dans les masses populaires, tous les sentimens violens prennent naturellement, à Paris surtout, la forme révolutionnaire. De la méchanceté, des intentions coupables et sanguinaires, il n’en avait pas vu la moindre trace dans les paroles des hommes exaltés qui l’avaient retenu prisonnier. Il fallait, avant tout, prendre garde d’exaspérer les passions de ces gens-là, en paraissant les traiter comme s’ils étaient des scélérats. Il n’y avait donc pas lieu de faire marcher l’armée contre eux ; l’emploi de la garde mobile avait peut-être lui-même quelques inconvéniens ; il valait mieux ne recourir qu’à la garde nationale. » J’avoue que ces paroles étaient loin de me convaincre. Elles n’étaient pas plus goûtées, à ce qu’il m’a semblé, par les personnes présentes. J’ai entendu un général de très grande taille, ayant la figure très mâle, et que je suppose être le général Ducrot, s’écrier : « Si l’on ne fait pas fusiller ces gaillards-là, dans les vingt-quatre heures, c’est de la faiblesse et de la lâcheté. » Telle ne paraissait pas être la disposition du général Trochu. Il a recommencé de plus belle à développer son thème, à raconter comment les choses s’étaient passées à l’Hôtel de Ville, excusant toujours les meneurs du mouvement insurrectionnel. Quant à des résolutions, je n’en voyais prendre aucune. Mon fils avait été écarté de moi par la foule qui remplissait de plus en plus le salon : je n’avais personne pour me seconder, et qui pût me mettre au fait de ce qui se passait ; j’allais prendre la porte et m’en aller, me sentant inutile, lorsque, dans la cour, j’ai rencontré M. Roger du Nord. Je suis alors rentré avec lui. Roger était dans les mêmes sentimens que moi ; il arrivait pour tâcher d’arracher des ordres au général Trochu, et comme il est colonel de l’état-major de la garde nationale, il avait caractère pour cela ; je me suis attaché à ses pas. Nous nous sommes vite entendus. « Restez ici, je vous prie, m’a-t-il dit ; n’en bougez pas ; tâchez de remettre la tête à ces gens-là. » Pendant que Trochu continuait à pérorer, Roger a ramassé, de droite à gauche, des officiers de l’état-major de bonne volonté. J’ai de nouveau insisté pour qu’on fit battre le rappel partout où l’on croyait avoir des bataillons bien disposés. J’ai donné les numéros de ceux de la rive gauche qui passent pour les meilleurs. Gaston de Béarn[2] en a pris note, et j’ai su plus tard, par mon fils, qu’il était parti avec lui pour aller à l’état-major de la place Vendôme donner les instructions nécessaires : Roger du Nord, qui avait reçu une sorte de délégation tacite du général Trochu et des officiers d’état-major présens, est entré dans un bureau pour expédier des ordres semblables. L’impulsion était maintenant donnée et, ne retrouvant plus mon fils, il m’a semblé que ma présence n’était plus nécessaire ; je ne voulus interroger personne, chacun ayant autre chose à faire qu’à me répondre, et je me suis retiré, persuadé que tous les membres du gouvernement de la Défense nationale avaient recouvré leur liberté, ainsi que le général Trochu, et qu’il ne s’agissait plus que de prendre matériellement possession, de l’Hôtel de Ville contre les insurgés


Mardi, 1er novembre 1870.

Cette nuit, mon portier est venu me réveiller en m’annonçant qu’on battait le rappel. Je me suis rendu place Bourbon. Nous nous sommes trouvés une dizaine de gardes. Points d’officiers. Après une heure d’attente, j’ai été chez M. de Narcillac avec une personne de la compagnie. Déjà le lieutenant que j’avais été réveiller m’avait assuré que l’on n’avait point battu pour notre bataillon. M. de Narcillac me l’a de même affirmé. Un officier, qu’il avait envoyé à la place, lui a de nouveau répété qu’on lui avait positivement dit que le 15e bataillon n’était pas commandé et qu’on le laissait reposer. J’ai appris par M. de Narcillac qu’il ne faisait que de rentrer de l’Hôtel de Ville. C’étaient ses hommes qui, avec le 17e et le 106e, avaient pénétré des premiers dans la cour de l’hôtel et arrêté Blanqui et Tibaldi ; mais tous deux lui avaient échappé à la suite d’une bagarre occasionnée par la décharge d’un revolver. Le 15e bataillon avait ensuite reçu, vers les neuf heures, l’ordre de se retirer. M. de Narcillac croyait donc que tout était fini, et, tout au plus, demandait-on de nouveaux bataillons pour garder la place de l’Hôtel de Ville et s’opposer à un retour des insurgés ; je l’ai cru comme lui. Cependant un vague instinct m’avertissait qu’il eût mieux valu s’en assurer sur place. J’ai demandé si quelque garde national de la compagnie voulait venir avec moi : personne ne s’en souciait ; et comme, avec ma difficulté d’entendre et de répondre au « Qui-vive ! » il eût été trop hasardeux de me rendre, seul et armé, de la place Bourbon à la place de l’Hôtel de Ville, je suis rentré me coucher.

J’ai appris vers neuf heures et demie par les journaux, en me rendant au poste des Affaires étrangères, où j’étais de garde, que les membres du gouvernement de la Défense nationale n’ont été définitivement délivrés qu’à trois heures du matin.

J’entends les hommes de ma compagnie se plaindre qu’on n’eût pas arrêté Flourens, Blanqui, Pyat et tous les factieux qui se sont portés à l’Hôtel de Ville. En arrivant au poste des Affaires étrangères, notre compagnie en trouve les portes fermées. Nous apprenons que les membres du gouvernement de la Défense nationale y sont réunis pour délibérer. Leurs voitures sont dans la cour. M. de Bonnechose vient, de la part de notre commandant, M. de Narcillac, me demander de tâcher de lui faire donner des ordres pour occuper le ministère des Affaires étrangères, avec son bataillon, car, dit-il, avec beaucoup de raison, il ne peut répondre de la sûreté des membres du gouvernement avec dix-huit hommes qui sont de garde au poste. M. de Bonnechose me fait également remarquer qu’il serait indispensable d’envoyer de la garde nationale à la mairie du VIIe arrondissement ; car le maire et son entourage sont des hommes fort exaltés, et capables de faire voter, ce matin, la constitution de la Commune de Paris, suivant la promesse qui en a été faite hier aux insurgés. Ces avertissemens me semblent utiles à faire parvenir aux membres du gouvernement. Je monte donc au premier étage de l’hôtel du ministre.

Les membres du gouvernement de la Défense nationale siègent dans le salon qu’occupait hier M. Thiers. Il y a plusieurs personnes dans la pièce qui précède, entre autres MM.  Calmon, Henri Didier, Hervé et le prince Bibesco, officier d’ordonnance du général Trochu. Je m’adresse à M. Bibesco, qui témoigne quelque hésitation et ne paraît pas se soucier d’aller prendre les ordres de son général. M. Pelletan, M. Hérold sortent de la chambre où l’on délibère. Je les entretiens de la demande faite par le commandant du 15e bataillon, de recevoir des ordres pour protéger l’hôtel du ministère où siège présentement le gouvernement, et la mairie du VIIe arrondissement, qui peut devenir un centre d’action pour les hommes de désordre de nos quartiers. Point de réponse. Après s’être laissé prendre hier comme dans une souricière, à l’Hôtel de Ville, ces messieurs trouvent simple de n’ordonner, ce matin, aucune mesure pour leur sûreté personnelle et contre le retour des scènes qui ont épouvanté tout Paris. Il semble qu’on leur soit incommode en montrant plus de prévoyance qu’eux. Le général Trochu sort, à plusieurs reprises, de la salle où le gouvernement délibère. Soit qu’il ne me reconnaisse point, à cause de ma tenue de garde national, soit qu’il ne lui convienne pas de me reconnaître, il cause avec plusieurs autres personnes et ne me donne pas signe de vie. De mon côté, je me garde bien de m’imposer à son attention ; notre commandant, M. de Narcillac, étant entré dans le salon à peu près en ce moment, je l’ai mené à M. Bibesco et je lui ai dit : « Voici l’aide de camp du général Trochu, et voilà le général ; tâchez de vous faire donner des ordres. » M. de Narcillac, s’étant approché du général, a été autorisé par lui à faire occuper la cour du ministère des Affaires étrangères par son bataillon tout entier, et le 17e a reçu l’ordre d’envoyer plusieurs compagnies à la mairie du VIIe arrondissement.

Je suis encore resté quelque temps dans la salle d’attente. J’ai appris, par M. Hérold et par un jeune secrétaire de M Picard, que l’on délibérait sur la question de savoir si l’on ferait ou si l’on ne ferait pas les élections municipales à Paris. A midi, on nous dit que l’on était arrivé à cette conclusion : de faire voter, par oui ou par non, la population de Paris, sur la question de savoir si elle entendait faire maintenant ou plus tard les élections municipales. Je n’ai pu m’empêcher de hausser les épaules, et de dire aux personnes présentes que cette décision serait, non seulement une preuve inconcevable de faiblesse, mais qu’elle était aussi dangereuse que grotesque. C’était jouer à la fois le jeu des communards et celui des Prussiens. Je me suis retiré, désolé de tant d’impéritie de la part de ceux qui nous gouvernent. A deux heures, on a donné lecture, dans la cour du ministère où étaient réunis les gardes nationaux de mon bataillon, d’une proclamation ainsi conçue :

« L’affiche publiée hier, pendant que les membres du gouvernement étaient gardés à vue, annonce des élections matériellement impossibles pour aujourd’hui, et sur l’opportunité desquelles le gouvernement veut connaître l’opinion de la majorité des citoyens. En conséquence, il est interdit aux maires, sous leur responsabilité, d’ouvrir le scrutin. La population de Paris votera jeudi prochain, par oui ou par non, sur la question de savoir si l’élection de la municipalité et du gouvernement aura lieu à bref délai. Jusqu’après le vote, le gouvernement conserve le pouvoir, et maintiendra l’ordre avec énergie. »

Cette proclamation a été bien accueillie dans nos rangs, mais surtout à cause de la dernière phrase sur l’ordre. Il est pourtant impossible qu’on ne s’aperçoive pas plus tard combien il est absurde d’aller consulter une population sur la question de savoir si elle veut, oui ou non, qu’on la consulte à plus ou moins bref délai sur une question qui agite si profondément les passions. Cela est tout simplement ridicule. Il y a une autre énormité dans cette proclamation : celle de confondre dans un même vote deux choses aussi différentes que l’élection d’une municipalité pour Paris, et le choix d’un gouvernement pour la France. Cette confusion ne peut tarder à choquer1 les bons esprits. Que penseront de tout cela les départemens ? Quoi qu’il en soit, je suis obligé de convenir que, parmi les gardes nationaux de mon bataillon, la proclamation du gouvernement n’a pas mal réussi.

Les renseignemens qui m’arrivent, sur ce qui s’est passé Pendant la nuit d’hier à l’Hôtel de Ville, m’expliquent très bien pourquoi le gouvernement de la Défense nationale n’a pas fait arrêter les fauteurs de l’insurrection, lorsqu’il s’est enfin trouvé le plus fort ; pourquoi Trochu tenait, après sa délivrance, le langage qui m’a tant choqué, et pourquoi ces messieurs étaient encore si indécis et si mous ce matin. La vérité est qu’Étienne Arago et les vingt maires de Paris, réunis à l’Hôtel de Ville, MM. Dorian, Rochefort et bien d’autres, ont plus ou moins pactisé avec les hommes qui demandaient des élections immédiates pour la municipalité de Paris. Le général Trochu, une fois délivré par les bataillons de la garde nationale, n’a plus songé qu’à libérer également et sans coup férir les autres membres du gouvernement restés au pouvoir des émeutiers. D’un côté, les mobiles bretons, qui avaient pénétré par un souterrain dans l’Hôtel de Ville, menaçaient de faire usage de leurs armes contre les émeutiers ; ils étaient appuyés au dehors par de nombreux bataillons de la garde nationale de Paris, qui occupaient la place, ayant M. J. Ferry à leur tête, tandis que dans d’autres pièces de l’Hôtel de Ville, les tirailleurs de Flourens gardaient encore prisonniers MM. Jules Favre, Simon, Tamisier et Leflô. Alors on est entré en pourparlers et l’on a transigé ! M. Ferry a promis de laisser MM. Flourens, Blanqui, Pyat et consorts sortir sains et saufs de l’Hôtel de Ville, à la condition que les tirailleurs de Flourens relâcheraient de leur côté MM. Jules Favre, Simon, Tamisier et Leflô. Je trouve cela naturel. Évidemment, il valait beaucoup mieux préserver la vie de ces messieurs que de s’assurer de quelques misérables sur lesquels on pourra toujours remettre la main, le jour où l’on en aura le courage ; mais il eût été plus franc et plus digne d’avouer ingénument ce compromis, que de nous faire, comme le général Trochu, de belles phrases sur l’innocence et le patriotisme des misérables qui se sont, à ce moment, emparés de l’Hôtel de Ville. À ce jeu-là, on ne trompe personne et l’on se discrédite. Il y a, je le crains, du Lamartine dans M. Trochu, et ces messieurs de la République de 1870 me semblent reprendre à peu près les erremens de leurs prédécesseurs de 1848 ; ils se laissent, à grand’peine, sauver par les hommes d’ordre ; puis, une fois sauvés, ils ne songent plus qu’à rentrer en grâce avec les exaltés du parti, et à leur sacrifier, pour cela, ceux-là mêmes qui les ont tirés du péril. La préoccupation principale des membres du gouvernement de la Défense nationale, pendant qu’ils délibéraient ce matin au ministère des Affaires étrangères, était de rester unanimes ; et, comme il arrive toujours en pareil cas, la majorité raisonnable n’a pas manqué de s’incliner devant les exigences d’une minorité turbulente. Cette fois encore, ils ont voulu couvrir M. Dorian, M. Arago, M. Rochefort, et les vingt maires de Paris ; c’est pourquoi ils ont rédigé la proclamation qui a paru cet après-midi.


Mercredi, 2 novembre.

La nuit a porté conseil. Une note insérée ce matin au Journal officiel modifie considérablement l’état des choses. Le gouvernement de la Défense nationale demande aux habitans de Paris, et à tous les citoyens français enfermés dans ses murs, de répondre demain jeudi, par oui ou par non, à la question de savoir s’il possède encore leur confiance. La même note annonce que les élections municipales, c’est-à-dire celles des maires et des adjoints des différens arrondissemens de Paris, auront lieu samedi prochain. Cette note a le mérite d’être claire et de ne pas confondre deux choses aussi différentes que le choix d’un gouvernement pour la France, et celui d’une municipalité pour la ville de Paris. A mon sens, il est fâcheux de nous faire tant voter, lorsqu’il vaudrait mieux nous faire nous battre un peu plus contre les Prussiens. En outre, il est à craindre que le choix des maires et des adjoints ne devienne une occasion de division entre les habitans de Paris, qu’il y a tant d’intérêt à tenir unis contre l’ennemi. Quant à faire consacrer à nouveau son pouvoir, par la voie plébiscitaire, le gouvernement n’en avait pas besoin. Les événemens d’avant-hier lui avaient donné toute l’autorité et toute la force nécessaire, s’il avait su en user. J’estime qu’il a tort de se mettre lui-même en question. Somme toute, il aura une très grande majorité au scrutin de demain. Puisse-t-il, du moins, y puiser quelque fixité dans ses desseins et un peu d’énergie ! C’est ce qui lui a manqué le plus jusqu’à présent.


HAUSSONVILLE.

  1. Ce récit du 31 octobre est extrait d’un Journal que mon père a tenu depuis la déclaration de guerre jusqu’à la capitulation de Paris, et que je me propose de faire paraître prochainement. — HAUSSONVILLE.
  2. Officier d’ordonnance à la place de Paris.