Le Bachelier/16

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Charpentier (p. 171-182).

XVI

PARIS

Nous voici dans la cour Laffitte et Gaillard.

Je reconnais l’homme qui brusqua ma malle lors de ma première arrivée à Paris ; il me parla alors d’un hôtel rue des Deux-Écus, où je ne pus aller parce que je n’avais que 24 sous. Allons à cet hôtel-là maintenant que je suis riche !

« Cocher, connaissez-vous un hôtel, rue des Deux-Écus ?

— Oui, hôtel de la Monnaie. »

Mais je suis très mal à l’auberge de la Monnaie. Je n’y resterai que le temps de chercher un logement définitif.


J’ai écrit de Nantes, à Alexandrine : elle ne m’a pas donné signe de vie. J’ai prié Legrand d’y passer ; il m’a répondu qu’elle avait eu l’air de ne pas se rappeler M. Vingtras.

J’en ai souffert d’abord ! Mais peu à peu son souvenir s’est noyé tout entier dans mes colères de province.

En remettant le pied sur le sol de Paris, j’ai de nouveau pourtant un petit battement de cœur.


Je vais rue de La Harpe.

Elle est là — le père, la mère aussi. La mère me dit qu’il reste encore 25 francs de dûs ; elle les avait oubliés dans le compte.

« Les voici. »

La fille est gênée, et me reçoit froidement. Elle a un autre amoureux, elle va se marier, paraît-il.

Qu’elle se marie ! Elle fait bien. Je sens que je suis guéri. Mon compte est réglé. Son caprice est mort. N’en parlons plus !

J’ai été bien heureux avec elle tout de même, jadis, et elle était bonne fille.


Hôtel Jean-Jacques Rousseau.

J’ai lu mon Balzac, et je me rappelle que Lucien de Rubempré demeurait rue des Cordiers, hôtel Jean-Jacques Rousseau.


M’y voici.

Une vieille femme — à tête de paysanne corrigée par un bonnet à rubans verts — est assise et tricote dans le fond du bureau.

Ce bureau est une pièce noire, humide, bien triste. Cette vieille n’a pas l’air gaie non plus ; rien de la femme de roman.

Je la fais causer tout en demandant si elle a quelque chose de libre.

Causer ? — Elle cause peu ; on dirait même qu’elle redoute de montrer sa maison aux voyageurs, et qu’elle craint qu’on n’y découvre un mystère comme dans une pièce que Legrand m’a racontée : on versait du plomb fondu dans l’oreille des gens quand ils étaient couchés, puis on les coupait en morceaux, et on les donnait à manger aux cochons ! Je crois même que le voile se déchirait sur une exclamation d’un voyageur qui s’écriait : « Comme vos cochons sont gras ! » L’aubergiste se troublait, le voyageur le remarquait, et l’on remontait ainsi à la source du crime.


La vieille me montre une chambre qui est toute chaude encore du dernier locataire. Le lit est défait, la table de nuit trop ouverte. Il y a un faux-col éraillé sur le carreau.

« Combien ?

— Dix-huit francs. »

Elle reprend :

« Vous avez une malle ? Qu’est-ce que vous faites ? Vous êtes étudiant ? »

Va pour étudiant ! — J’écris « étudiant » sur le livre de garni.

Ah ! ce livre ! où il y a de toutes les écritures, où les doigts ont fait des marques de toute crasse et de toute fièvre !…

Balzac, sans doute, a choisi l’hôtel qui lui paraissait répondre le mieux à l’ambition et au caractère de son héros… — C’est à donner la chair de poule !

Je suis gelé par l’aspect misérable de cette maison. Ma fenêtre donne sur un mur. Je ne puis pas regarder Paris et le menacer du poing comme Rastignac ! Je ne vois pas Paris. Il y a ce mur en face, avec des crottes d’oiseaux dessus. Dans un coin — sur une tuile rongée — un chat qui me regarde avec des yeux verts.


Je suis installé.

On a refait le lit, mis des draps blancs, fermé la table de nuit, effacé la tache d’encre. On a même apporté sur la cheminée un vase en albâtre avec lequel j’ai envie de me frotter : il ressemble à du camphre. On a ajouté à mes gravures un Napoléon au siège de Toulon, qui a vraiment l’air d’avoir la gale. Je voulais le renvoyer d’abord, à cause de mes opinions ; mais je le garde, tout bien réfléchi — je cracherai dessus de temps en temps.


Je meurs d’ennui chez moi !

J’avais été si heureux, jadis, à ma première arrivée, hôtel Riffault. Il me restait dans un morceau de journal, un bout de côtelette que m’avait laissé Angelina, dans le cas où j’aurais faim la nuit… J’étais heureux parce que je me sentais libre !

Je me sens à peine libre aujourd’hui dans cette chambre trois fois plus grande, où je puis faire les cent pas.

C’est que je suis plus vieux, c’est que j’ai déjà été mon maître dans Paris !

Hôtel Riffault, je sortais du collège : voilà tout, aujourd’hui j’entre dans la vie.

Maintenant, c’est pour de bon, mon garçon !


J’ai de l’argent, heureusement ! — Courons après les camarades !

Nous irons à Ramponneau prendre des portions à dix sous, boire du vin à douze… je demanderai le cabinet qui donnait sur le jardin et où l’on met des nappes sur la table. Tant pis si les purs se fâchent !

Nous appellerons par la fenêtre la marchande de noix et la marchande de moules. Nous mangerons des moules tant que nous voudrons.

Je m’étais toujours dit : — « Dès que tu auras de l’argent, il faudra que tu te paies des moules jusqu’à ce que tu gonfles ! »

Nous allons tous gonfler, si ça nous fait plaisir.

Ohé ! la marchande de moules !

Je demanderai du veau braisé — je n’ai jamais mangé mon content de veau braisé.

Nous filerons vers Montrouge sous le hangar où l’on buvait le vin à quatre sous. Nous en boirons pour cinq francs ! On invitera les carriers du voisinage !…


Je tombe dans la rue sur un de nos anciens condisciples qui venait quelquefois fumer une pipe avec nous. Il est tout étonné de me revoir.

« On disait que tu étais parti pour les Indes !

— Où sont les amis ? Quel est le café où l’on va ?

— On ne va pas au café, mais il y a le restaurant de la mère Petray, rue Taranne, où l’on dîne en bande le soir. »

Je cours rue Taranne au restaurant Petray.

Ce n’est pas le chand de vin du quartier. Ce n’est pas la crémerie non plus. Il n’y a ni la fumée des pipes d’étudiants, ni l’odeur de plâtre des maçons ; ils n’y viennent pas à midi faire tremper la soupe.

Au comptoir se tient madame Petray ; elle a les cheveux blonds, le teint fade, elle ressemble à un pain qui a gardé de la farine sur sa croûte.

Je n’ai jamais été à pareille fête, dans une salle à manger si claire.

Il y a un bouquet sur une table du milieu, qui domine l’odeur des sauces. Cela sent bon, si bon !…


Il me semble que je suis à Nantes, aux jours calmes, quand on avait un grand dîner, lorsque ma mère rendait d’un seul coup ses invitations de trois ans.

C’était presque toujours aux vacances de Pâques quand renaissaient le printemps, les lilas, et j’étais chargé d’aller chercher des fleurs en plein champ.

On en décorait la grande chambre qui reluisait de fraîcheur et avait un grand parfum de campagne.

Par le soleil d’aujourd’hui, avec ce linge blanc et ce bouquet, le petit restaurant, où je viens d’entrer, a l’air de gaieté honnête qu’avait par exception tous les trois ou quatre ans la maison Vingtras !

Les joies du foyer, mais les voilà ! Je n’ai pas besoin de ma famille pour les savourer ; madame Petray peut me servir un bon dîner sans m’avoir donné le jour ; le père Petray a l’air plus aimable que mon père : il a une toque aussi et un uniforme, mais c’est beaucoup plus joli que le costume de professeur, son costume de cuisinier.


« Garçon, l’addition !

— Vingt-quatre sous ! »

J’ai eu une julienne, une côtelette Soubise, un artichaut barigoule, un pot de crème, mon café.

Les puissants ne dînent pas mieux, voyons !

Quelle demi-heure exquise je viens de passer !

Je m’essuie la bouche en lisant un journal, le dos contre le mur, un pied sur une chaise ; je fais claquer entre mes dents de marbre le bout de mon cure-dent.


L’égoïsme m’empoigne !

Si je gardais pour moi, si je caressais, encore une heure, cette sensation du premier repas fait sans autre convive que ma liberté ?

Je retrouverai les camarades demain, rien que demain.

Le ciel est si clair et il fera si bon marcher dans les rues ! Oui, sortons !


« Garçon, payez-vous ! »

Payez-vous : avec de l’argent qui n’est ni à la famille, ni à la communauté, ni à la maison Vingtras, ni à l’hôtel Lisbonne, avec cette belle pièce de cinq francs qui a de grosses sœurs blanches et de petites sœurs jaunes.

Il y a encore des roues de derrière par ici et dans cet autre coin quelques louis. Je suis sûr qu’ils y sont, car je tâte à chaque instant la place où dort ma fortune.

« Payez-vous, et gardez ces trois sous pour vous ! »

J’en ai une petite larme d’orgueil au bout des cils.


Un salut à madame Petray ; un dernier coup d’œil — jeté par pose — sur le journal, de l’air d’un homme qui regarde le cours de la rente ; un signe de tête au garçon ; et je m’esquive de peur d’incidents qui couperaient ma sensation dans sa fleur.


Tous les bonheurs !

J’achète un trois sous : blond, bien roulé, et qui donne une fumée bleue…

— La bouquetière ! Vite un bouquet !

Mes bottes reluisent et sonnent comme des bottes d’officier ; mon habit me va bien, on dirait.

Je vois dans une glace un garçon brun, large d’épaules, mince de taille, qui a l’air heureux et fort. Je connais cette tête, ce teint de cuivre et ces yeux noirs. Ils appartiennent à un évadé qui s’appelle Vingtras.


Je me dandine sur mes jambes comme sur des tiges d’acier.

Il me semble que j’essaie un tremplin : j’ai de l’élasticité plein les muscles, et je bondirais comme une panthère.

Je donne à tous les aveugles ; la monnaie qu’on m’a rendue chez Mme Petray y passe.

Je préférerais un autre genre d’infirmes, soit des sourds ou des amputés qui pourraient voir au moins la mine que j’ai quand je suis habillé à ma manière, et que je marche sans peur de faire craquer ma culotte.


Les Tuileries ! Ah ! voilà le SANGLIER ! — C’est là qu’on faisait les parties de barres, au temps du collège.

Je déteste ce sanglier de marbre, truffé de taches noires faites par la pluie. Legnagna, mon maître de pension, avec son nez rouge, ses joues bleues, ses jambes cagneuses, son air de sacristain, me revient à la mémoire et va me gâter ma journée !…

J’aime mieux passer de côté où le pion défendait d’aller et où étaient les femmes.

Oh ! ces remous de jupe, ces ondulations de hanches, ces mains gantées de long, ces éclairs de chair blanche, que laisse voir le corsage échancré !… Il n’y a ni ces hanches, ni ces remous en province… Au quartier latin non plus !

Et dire que je ne suis jamais venu m’asseoir sur un de ces bancs pendant tout le temps que j’ai habité autour du Panthéon ! Je regardais sauter, au Prado, des filles de vingt ans ; les promeneuses d’ici en ont trente. Je préfère leurs trente ans, et leurs reins souples, leur corsage plein et leur peau dorée.

Elles s’en vont une à une. Il y en a qui s’attardent un moment avec des hommes à tête de capitaines, après avoir dit à leur enfant : — « Va, va, fais aller ton cerceau. »

Les femmes de chambre aussi disent à leurs ouailles : « Faites à celui qui sera le plus tôt à la grille ! » — et tandis que les gamins courent, elles se retournent pour embrasser des moustachus.

Tout ce monde a l’air heureux et amoureux ! Oh ! je reviendrai et je tâcherai de retenir en arrière, moi aussi, une de ces robes de soie ou d’indienne…


J’ai dîné au café !

Un bifteck avec des pommes soufflées roulées autour, comme des boucles de cheveux blonds autour d’une tête brune.

Ici encore je retrouve des femmes qui parlent plus haut, qui rient plus fort que celles des Tuileries, qui ressemblent davantage aux filles du quartier latin, mais, dans cet éclat de lumières dorées, dans ce poudroiement du gaz et dans ce scintillement de vaisselle d’argent, le criard de la voix ou de la robe ne fait point trop vilain effet.

Elles ont de la poudre de riz sur les joues, comme il y a du sucre sur les fraises.


Mon dîner m’a coûté trente-cinq sous — sans vin. Je n’ai pas bu de vin ce matin non plus ; je veux prendre l’habitude de n’en pas boire. J’aime mieux pour le prix acheter des bouquets, et m’étendre sur une chaise verte près du Philopœmen.

Je n’ai pas besoin — comme jadis, quand je cherchais Torchonette — de me donner du courage.

Je pris un canon sur le comptoir, ce jour-là… J’ai de quoi me payer une bouteille aujourd’hui. — Mais pourquoi ?

J’ai eu mon ivresse, je me suis grisé à respirer cet air, à voir ces femmes, à lécher les fourchettes d’argent !… Cela vaut mieux que dix canons de la bouteille.

Je vois passer tout Paris ! Il ne me fait plus peur comme jadis !

Peur ?…

J’ai appelé aux armes sur ce boulevard même. C’est sur ce banc, en face, devant le passage des Panoramas, que je montai et criai, le 3 décembre : « Mort à Napoléon ! »

Encore ce souvenir ! — Faiblesse !… Regret d’enfant !…

« Garçon ! le Journal pour rire !… »

Où irai-je finir ma journée ?

On donne Paillasse à l’Ambigu. Va pour Paillasse !


Sacrebleu, c’est beau, la scène où Paillasse dit, en s’évanouissant : j’ai faim ! — C’est beau, l’acte de la maison vide, la femme partie, les enfants qu’il faut faire souper, le coup de couteau dans le cœur, le coup de couteau dans le gros pain !

En sortant, je suis allé m’asseoir à l’Estaminet des Mousquetaires, plein d’hommes de lettres, plein de comédiens, plein de femmes encore !


J’emporte avec moi, rue des Cordiers, un monde de sensations douces et fortes.

Est-ce le vent de la nuit qui secoue mes cheveux sur mon cou ? Est-ce l’émotion de ces heures si saines ?

Je ne sais ! — mais j’ai un frisson qui me va jusqu’au cœur : frisson de froid ou frisson d’orgueil.

Le ciel est clair et dur comme une plaque d’acier…

Quelques jupons éclairent de blanc les trottoirs ; on voit à cent pas devant soi… mon ombre s’allonge aux rayons de la lune et emplit toute la chaussée…

Il s’agit de me faire une place aussi large au soleil !