Le Bachelier/22

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 248-257).

XXII

L’ÉPINGLE

Y aurait-il un Dieu pour les petits professeurs ? Un Dieu avec une longue barbe et un faux col de deux jours ?

Boulimart, un lancé, qui a des leçons dans la Haute, arrive un matin dans un atelier de peintre où je vais quelquefois, et où je suis seul pour le moment, le peintre cuisant chez la voisine.

« Dites donc, il y a une place vacante chez Joly, l’homme des Cours de dames. On cherche un garçon jeune comme il faut, bien tourné…

Eh ! eh !

— J’ai promis de trouver quelqu’un, et je ne connais personne. (Il a l’air de fouiller ses souvenirs.) Des jeunes, parbleu, il n’en manque pas ! Il suffit d’avoir vingt ans, mais comme il faut et bien tournés !… Où trouver ça ? »

Pas si loin ! Voyons ! Je sais quelqu’un qui n’est pas mal tourné — il est dans la peau d’un bon ami à moi, ce monsieur-là.

« Vous ne pourriez m’indiquer personne, reprend Boulimart, quelqu’un qui n’ait pas l’air bête comme tous ceux que je fréquente ? »

Malhonnête, va !

Il poursuit ses recherches avec conscience — « Un tel, un tel ! » — Je l’entends qui tout bas fait son énumération en se parlant à lui-même : « Thérion, Meyret, Bressler, » mais il passe outre, en secouant la tête.

— Allons, je serai forcé de prendre le premier imbécile venu !… Avez-vous du tabac, une pipe ?

— Voilà… »

Il bourre sa pipe, tire quelques bouffées, se gratte encore la tête… On voit qu’il cherche. À la fin, il se tourne vers moi.

— Je ne trouve rien, mon cher, et j’ai promis d’envoyer pour ce soir ! (Après une pause.) Dites donc, vous, voulez-vous y aller ? Si c’est le père qui vous reçoit, lui, ça lui est égal qu’on ne soit pas distingué. Vous courez chance de tomber sur le père… Qu’en pensez-vous ?

— J’ai peur de paraître trop peu comme il faut et mal tourné…

— Si c’est le père qui vous reçoit, je vous dis, vous pouvez passer. Il préfère même les gens communs, lui ! Ça y est, n’est-ce pas ? Vous y allez ?… »

Je balbutie un peu et je finis par accepter.

C’est se reconnaître mal tourné, mais il y a quelques sous à gagner et je ferais le cagneux pour 30 francs par mois.

Il faut s’habiller pour se rendre là.

Quoique le père n’exige pas qu’on soit distingué, je ne puis y aller comme je suis. — Pantalon qui a deux yeux par-derrière, redingote à reflets de tôle…, souliers à gueule de poisson mort.

J’ai un vieil habit noir ! — Il n’y aura qu’à mettre un peu d’encre sur les capsules des boutons.

Je me promène dans ma chambre, nu en habit.

Un coup d’œil dans la glace !…

Ce n’est décidément pas assez.

Il s’agit de recueillir des vêtements, comme un naufragé.


C’est le diable !

Je cours chez un ancien camarade de Nantes, Tertroud, étudiant en médecine :

« As-tu un pantalon ?

— Tiens, si j’ai un pantalon !… Regarde ça ! »

Il me fait tâter l’étoffe sur sa cuisse.

« Peux-tu me le prêter pour deux heures ?

— Mais moi !…

— Tu n’en as pas d’autres ?

— J’ai le vieux. Si tu peux t’en servir… »

On le peut, en le réparant comme une masure…

Tertroud m’aide lui-même à ma toilette avec toute la sollicitude d’une mère.

Il se place derrière moi. Son attitude me fait venir la sueur dans le dos. Je le vois qui se gratte le front, je le sens qui agace le fond… Je lui demande des nouvelles !

Tertroud n’ose pas s’avancer. Cependant il ne me décourage pas.

Il continue ses études et son travail, il tourne, examine, l’œil au guet, l’épingle aux dents.

Il finit par déclarer que cela ira — mais avec un vêtement long, pour cacher les réparations.

Il n’a pas de vêtement long.

Lui, il apporte le pantalon — Qu’un autre y aille du pardessus !

— Eudel te donnera peut-être ce qu’il te faut.


On va chez Eudel.

Eudel fait des difficultés, il a déjà prêté des paletots qu’on ne lui a pas rendus ou qu’on lui a rendus tachés et décousus — avec des allumettes dans la doublure et une drôle d’odeur dans le drap.

— Cependant, si c’est indispensable !

— Merci, à charge de revanche !

J’essaie le vêtement, qu’il a décroché de son armoire.

J’entends un petit craquement ! Je ne dis rien… Eudel me retirerait son paletot tout de suite, je le sens, si je parlais du petit craquement.


Me voilà ficelé.

Je n’arriverai jamais à pied ; c’est tout au plus si j’ai pu descendre les escaliers en sautant.

Quand il faut marcher, c’est une affaire ! Je vais me partager en deux, sûrement — payer double place, alors ?… J’ai juste six sous.

On est forcé de me mettre en omnibus, on le fait avec plaisir, on a assez de moi, on n’en veut plus.


Quel ennui pour descendre ! Je sue — tout le ventre de Tertroud est mouillé sur ma poitrine.


Je marche comme je peux — avec des airs bien équivoques ! Je finis par arriver à la maison où l’on attend un professeur, qui ait l’air comme il faut et bien tourné…

Je sonne. Oh ! je crois que la bretelle a craqué !

« Monsieur Joly.

— C’est ici.

— Y est-il ? »

Ah ! s’il pouvait ne pas y être !

Il y est : il arrive. Est-ce le fils difficile ? est-ce le père insouciant ?

C’est le fils !


« Vous venez pour la leçon ? »

Je ne réponds pas ! Quelque chose a sauté en dessous…

Le monsieur attend.

Je me contente d’un signe.

« Vous avez déjà enseigné ? »

Nouveau signe de tête très court et un « oui, monsieur », très sec. Si je parle, je gonfle — on gonfle toujours un peu en parlant. Cet homme ne se doute pas de ce qu’il est appelé à voir si le paletot craque.

Il continue à parler tout seul.

— Je voudrais, monsieur, — mais prenez donc la peine de vous asseoir, j’ai besoin de vous expliquer mon intention…

Je m’assieds tout juste ! C’est encore trop ! une épingle s’est défaite par-derrière.

Il m’expose son plan.

« Quelques mères s’adonnent à l’éducation de leurs enfants jusqu’à l’héroïsme. Elles regrettent de ne pas savoir les langues mortes pour pouvoir suivre les travaux du collège. J’ai pensé à créer un cours, où un garçon du monde — habitué aux belles manières — leur donnerait, avec grâce, des leçons de latin, même de grec. Je sais ce qu’en vaut l’aune, vous pensez bien, mais il y a là une idée qui peut séduire, pendant quelque temps, des jeunes mères amoureuses de leurs petits. »

Le sang est venu sous mon épingle, je dois avoir rougi le fauteuil…

Il faut cependant que je réponde quelque chose !…

« Sans doute… »

Je m’arrête, l’épingle s’est mise en travers — c’est affreux ! Je remue la tête, la seule chose que je puisse remuer sans trop de danger.

« Eh bien ! monsieur, vous réfléchirez… Vous me paraissez sobre de gestes et de paroles… c’est ce que j’aime. Nous pouvons nous entendre… C’est dix francs le cachet de deux heures. Les dames fixeront le jour. Mais vous avez peut-être vos jours retenus ? »

Je voudrais dire « oui » pour faire des embarras, mais la pomme d’Adam me fait trop de mal et j’ai besoin de remuer la tête en largeur pour me soulager d’un col en papier qui m’étrangle : je remue en largeur — ce qui veut dire : « non » dans toutes les pantomimes.

— Bon, c’est bien ! Veuillez revenir ou m’écrire. »

Il se lève. Je n’ai qu’à m’en aller !

Je souffrirai moins debout.

Je m’éloigne à reculons.


Le lendemain, Boulimart arrive chez moi.

— Savez-vous que vous avez plu comme tout à M. Joly ? Il vous a trouvé une distinction !… — un peu de raideur — trop la manière anglaise — pas desserré les dents… assis comme sur un trotteur dur… des gestes un peu secs… — mais il ne déteste pas cette froideur, à ce qu’il a dit.

Bref, mon cher, l’affaire est dans le sac si vous voulez. Mais montrez-moi donc comment vous vous êtes présenté !

— Eh ! eh ! maître Boulimart, vous m’envoyiez comme pis-aller… Vous voyez qu’ils se connaissent mieux que vous en distinction… Et qu’aurait-ce été si je n’avais pas eu d’épingles ?

— Quelles épingles ?

— N’insistez pas ! ou je vous mets en face d’un affreux spectacle — et je fais (à moitié) un geste qui le déconcerte. »


« Revenez ou écrivez-moi, » m’a dit le monsieur qui me trouve la raideur anglaise.

J’écris. — Je ne puis apparaître encore. Je n’ai toujours comme habits de visite que le pantalon de Tertroud et le paletot d’Eudel, si seulement ils veulent me les prêter de nouveau. J’ai cela — et les épingles…

J’aurais encore l’air distingué, c’est possible, si je m’assieds sur la pointe, mais je préfère avoir l’air plus commun et ne plus souffrir comme j’ai souffert. La place est encore si sensible !

M. Joly me fait savoir que j’ai à ouvrir mon cours le lundi suivant.


Quelles luttes tous les lundis !

Dès le vendredi, l’inquiétude me prend, et je tremble de ne pas pouvoir arriver !

Je vais emprunter des habits comme il faut chez l’un, chez l’autre.

Je me lie avec des gens qui ne sont ni de mon éducation, ni de ma race, mais qui sont de ma grosseur et de ma taille. Il faut être de ma grosseur maintenant, avoir ma ceinture, pour devenir mon ami.

— Que pensez-vous d’un tel, me demande-t-on quelquefois ?

— Un tel ? — Ses pantalons pourront-ils m’aller ? »

Moi, si difficile comme opinions, moi, le pur, je porte des vêtements appartenant à des nuances bizarres comme couleurs, ce qui n’est rien, mais dissemblables aussi comme opinion ! — ce qui est grave !

Des vêtements de républicains modérés, que j’aurais fait fusiller si j’avais été vainqueur, et qui me tiennent maintenant par là : ils me tiennent par le revers de leur paletot ou le fond de leur culotte.


Je parviens tout de même à être à peu près proprement vêtu, à force de me boutonner haut — parce que je suis souple, que je puis me crisper pendant deux heures, et ne pas respirer beaucoup, comme si je voulais faire passer le hoquet.

Mais c’est dur ; il faut que je me surveille bien !


On n’aime pas mon caractère. « Drôle d’homme, nature si peu ouverte, trop boutonnée. » Voilà les bruits qui se répandent. Mais je ne puis pas m’ouvrir, ni me déboutonner !

Je n’ai déjà plus personne qui veuille m’habiller, c’est trop long, — il me faudrait une femme de chambre, tous les camarades y ont renoncé.

Les camarades !… C’est tout feu au début, ça vous mettrait des épingles partout, si on les laissait faire ; puis, peu à peu, l’indifférence arrive — l’indifférence, la fatigue — je ne sais quoi ! et ils ne sont plus là quand on a besoin d’eux, — on ne les trouve plus pour remonter la boucle, replier le fond — ils sont loin, les camarades !…


Il me faudrait un tailleur, même au prix d’un crime.

Je l’AURAI.


Je ne rêve plus que toilette ! Je voudrais toujours maintenant avoir une culotte qui ne tirebouchonne pas, et qui ne me fasse pas mal entre les jambes.

Où cela me mènera-t-il ?

N’ai-je pas le vertige ? Icare, Icare, Masaniello, Masaniello !…


C’est Eudel qui, pour se débarrasser de mes emprunts de frusques, a préféré me présenter à son tailleur M. Caumont.

Mais il m’a demandé l’épingle qui s’était mise en travers de mon avenir, en m’entrant dans la pelote.

« Je la vendrai à des Anglais, le jour où tu seras célèbre.

— Ce jour-là je te la rachèterai et la mettrai dans mon blason. »