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Le Bacille/11

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Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 125-137).


XI


Procas avait cru que l’on finirait par l’oublier, et voilà que, tout à coup, il sentait de nouveau la haine gronder autour de sa demeure.

Le soir, ouvrait-il une fenêtre, il voyait des gens plantés devant sa porte ; sortait-il, il apercevait des ombres qui se glissaient à sa suite, le long des maisons. Il entendait des craquements bizarres dans la petite cour, derrière son laboratoire, et, une nuit, il avait cru apercevoir un homme qui escaladait la cloison de planches donnant sur le passage. Vraiment cette vie n’était plus tenable et le malheureux, continuellement dans les transes, se demandait à chaque instant si on n’allait pas venir l’attaquer dans sa maison. Il songeait à déménager, à aller demeurer ailleurs, dans quelque coin perdu de banlieue. Mais qui voudrait de lui ? Toutes les portes se fermaient dès qu’on l’apercevait. Et puis, en admettant qu’il trouvât un local, pourrait-il y installer, comme passage Tenaille, son autoclave, son étuve et tous les objets qui garnissaient son laboratoire ?

Pour la première fois un sentiment de révolte s’empara de lui. À l’intense recueillement de cette âme douce et résignée, succéda une colère sourde contre ces gens qu’il ne connaissait point et qui prenaient une joie féroce à le torturer.

« Dire, songeait-il, que personne n’aura pitié de moi ! S’ils savaient cependant ce que je souffre ! »

Une nuit que le sommeil le fuyait, il avait ouvert la fenêtre donnant sur l’avenue, car ses crises d’étouffement le reprenaient. Accoudé à la barre d’appui, il laissait errer ses regards sur la chaussée luisante où les autos glissaient rapides, projetant devant elles un long cône lumineux. Quelques passants attardés se hâtaient vers leurs demeures. Un ivrogne monologuait assis sur un banc. Les douze coups de minuit s’envolèrent à l’église Saint-Pierre de Montrouge, et Procas s’apprêtait à refermer sa fenêtre, quand un homme se dressa, sur le trottoir éclairé par un bec de gaz, et s’avança, le poing tendu, en criant :

— Assassin !… assassin !…

Procas crut d’abord que c’était l’ivrogne qui venait à lui, mais il ne tarda pas à reconnaître son voisin, le fils du boucher.

— Oui… assassin !… si la police te protège, nous nous ferons justice nous-même !

— Voyons, mon ami, prononça Procas… est-ce bien moi que…

— Oui… oui… c’est bien toi, canaille… Ah ! je ne sais pas ce qui me retient de démolir ta vilaine figure…

Et le gros Nestor, en disant cela, cherchait à atteindre l’entablement de la fenêtre.

Procas, comprenant qu’il n’y avait pas à parlementer avec ce forcené, ramena vivement les volets à lui et en assujettit le crochet.

Le boucher, qui était pris de boisson, ne cessait point de vociférer, mais quelqu’un dut l’emmener, car il y eut un bref colloque et Procas n’entendit plus rien. Il se coucha et fut longtemps à s’endormir.

« Ce garçon était ivre, se dit-il. Mais m’appeler assassin, moi ! »

Pourtant il était inquiet. Cette scène l’avait troublé. Il se rappela la visite que lui avait faite le commissaire, la perquisition à laquelle on s’était livré chez lui, et une foule de pensées l’assaillirent. Il ignorait toujours la disparition de l’enfant de la mercière, sans quoi il eût compris. Il s’arrêta à cette idée que sa laideur seule était cause de tout, et se demanda, un moment, si on ne cherchait pas à l’effrayer pour qu’il débarrassât le quartier de sa présence.

Il n’eût pas demandé mieux, mais où aller ?

« Bah… murmura-t-il, ils finiront bien par se calmer. D’ailleurs, ils me voient si peu. Je sortirai le moins possible. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, à son réveil, il entendit des gens qui causaient devant sa porte.

— On a des preuves maintenant, disait une voix qu’il reconnut pour celle du garçon boucher. Oui, on a des preuves. On verra que nous ne nous étions pas trompés.

Procas entr’ouvrit doucement sa fenêtre, mais le groupe s’était éloigné et il ne perçut plus que quelques bribes de phrases qui, pour lui, ne signifiaient rien.

S’il avait pu entendre ce qui se disait il eût été terrifié, le pauvre Procas !

En effet, depuis leur visite chez le commissaire de police, le gros Nestor et Barouillet, secondés par un ancien agent d’affaires qui faisait de la police par dilettantisme, avaient épié sournoisement Procas. Chaque soir ces trois hommes se réunissaient dans un petit café situé à l’angle de la rue Liancourt et de l’avenue du Maine, et se communiquaient les renseignements qu’ils avaient pu recueillir de côté et d’autre.

Bezombes (c’était le nom de l’agent d’affaires) apportait dans cette collaboration l’acquis de vingt ans de police privée et se faisait fort de pincer le « coupable », car, disait-il, il avait mené des enquêtes autrement difficiles. En réalité, Bezombes était un présomptueux, un homme à l’esprit étroit, mais qui avait beaucoup lu les romans policiers et se figurait avoir les talents d’un détective.

Un soir que Nestor et Barouillet se montraient un peu sceptiques sur le résultat de ses recherches, il leur dit d’un ton de confidence :

— Demain, il y aura du nouveau…

Et, en effet, le lendemain, il alla les retrouver au café.

— Nous voulions des preuves, leur dit-il, eh bien, j’en ai. Vous pensez bien qu’un vieux limier comme moi sait suivre une piste. Suivre une piste, c’est l’enfance de l’art, mais il ne faut jamais l’abandonner. Souvent, elle ne conduit à rien ; c’est alors qu’intervient ce que l’on nomme communément le flair et que moi j’appelle la déduction. On s’engage sur une route, on croit que c’est la bonne, et, tout à coup, on arrive à un carrefour où s’ouvrent plusieurs chemins. Lequel choisir ? Il faut souvent reprendre toute l’enquête, procéder pour ainsi dire mathématiquement, dégager l’inconnue, et c’est là qu’est la difficulté. Les policiers ordinaires, lorsqu’ils arrivent à pincer un malfaiteur, ont été, la plupart du temps, secondés par des indicateurs bénévoles, mais moi, je fais fi de ces dénonciations souvent intéressées, qui n’ont souvent d’autre résultat que de tout embrouiller. Je vais droit au but, armé seulement des renseignements que j’ai recueillis, et j’obtiens presque toujours un indice. Vous allez peut-être dire que c’est là une question de veine ? Non… La veine est un mot qui n’a pas de sens. Pour moi, c’est la conséquence logique d’une longue méditation et d’une suite de déductions.

Ici, Bezombes s’interrompit pour siroter lentement son apéritif. Le gros Nestor et Barouillet le regardaient, surpris ; ils ne savaient pas encore ce qu’il allait leur révéler, mais ils s’attendaient à un coup de théâtre.

— De déduction en déduction, reprit Bezombes en caressant sa barbiche grisonnante, je suis arrivé au but, c’est-à-dire à la preuve. Jusqu’alors nous n’avions que des présomptions, graves, il est vrai, mais insuffisantes pour motiver l’arrestation du coupable. Aujourd’hui, j’ai une certitude.

— Ah ! enfin ! fit le gros Nestor, nous allons donc prouver au commissaire que nous ne sommes pas des imbéciles.

— Grâce à moi, fit modestement Bezombes.

— Oh ! certes, grâce à vous.

— Et cette certitude ?… demanda Barouillet un peu vexé de ne plus jouer le principal rôle dans cette enquête.

— Je vais, répondit emphatiquement Bezombes, vous la faire toucher du doigt, si vous le désirez.

— Mais comment donc ! s’écria le gros Nestor, sans se demander comment il est possible de toucher du doigt une certitude.

— Eh bien ! venez.

— Où ça ? Loin d’ici ?

— Vous allez voir.

Tous trois se levèrent et Nestor régla les consommations. C’était toujours lui qui payait, mais il ne regrettait pas son argent, heureux qu’il était de se trouver mêlé à une affaire sensationnelle.

Le patron du café arrêta Bezombes sur le pas de la porte. Il n’avait pas osé se mêler à la conversation des trois hommes, mais, en prêtant l’oreille, il avait entendu quelques mots qui l’avaient intrigué.

Il eut, à l’adresse de l’agent d’affaires, un petit coup d’œil interrogateur.

— Ça va, répondit Bezombes ; ça va même très bien.

— Vous le « tenez » ?

— Parbleu !

— C’est pas trop tôt. Ah ! sacré monsieur Bezombes, va ! les assassins n’ont qu’à bien se garder avec lui.

— Bah ! ça ne serait pas la peine d’avoir été vingt ans dans le métier.

— Oh ! c’est pas une raison. Y a des gens qui font de la police depuis longtemps et qui n’arrivent jamais à pincer un criminel. Exemple : notre commissaire de police, M. Morisseau.

— On va lui en boucher une surface à M. Morisseau, lança le gros Nestor.

Ils sortirent. Bezombes marchait en tête, comme il sied à un chef. Mais Nestor et Barouillet l’encadrèrent bientôt pour rétablir entre eux l’égalité.

Quelques instants après ils pénétraient dans la cour du marchand de fourrages, dont la maison, nous l’avons dit, était voisine de celle de Procas.

Le marchand, un gros Auvergnat que, dans le quartier, on appelait le « Grinchu », était dans le petit appentis qui lui servait de bureau. En reconnaissant Bezombes, il ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur.

— Encore vous ! dit-il.

— Oui, monsieur, encore moi. Je regrette de vous déranger, mais dans l’Intérêt de la justice…

— C’est bon, c’est bon, qu’est-ce que vous désirez ?… Vous voulez encore pénétrer dans la petite cour de mon voisin ? Mais laissez-le donc ce pauvre diable, il est bien assez malheureux comme ça.

— Monsieur, vous ignorez ce qu’est votre locataire, si vous le saviez…

— Je sais que c’est un pauvre homme, voilà tout, et qu’il ne faut pas avoir de cœur pour s’acharner ainsi contre un être inoffensif.

— Inoffensif ?… Ah ! vous croyez cela ?

— Bien sûr que je le crois.

— Vous ne le croirez pas longtemps, et lorsqu’il sera arrêté, que les journaux raconteront ce qu’il a fait, vous ne tiendrez pas le même langage.

— C’est que vous ne savez pas de quoi on l’accuse, hasarda Barouillet.

— C’est toujours facile d’accuser.

— Aujourd’hui, nous pouvons prouver.

Le marchand de fourrages eut un haussement d’épaules :

— Ah ! tenez, laissez-moi donc tranquille avec toutes vos histoires. Êtes-vous envoyés par le commissaire de police ? Non, n’est-ce pas ? eh bien décampez.

— Mais monsieur… fit Bezombes…

— Il n’y a pas de monsieur qui tienne.

— Vous refusez de nous laisser pénétrer dans la cour de votre locataire ?

— Qu’est-ce que vous voulez y faire dans cette cour ? Vous l’avez vue hier, n’est-ce pas ? Eh bien cela suffit.

— Je voulais montrer à ces messieurs…

— Ces messieurs ne sont pas de la police, je suppose ?…

— Non, mais ils ont intérêt, comme moi, à découvrir et confondre un assassin.

— Un assassin !… Ah ! laissez-moi rire. Je crois, ma parole, que vous êtes tous fous. Rentrez chez vous, cela vaudra mieux…

— Alors, vous refusez ?…

— Oui…

— Vous n’avez pas le droit, quand il s’agit de…

— Pas le droit ?… pas le droit ?… Qu’est-ce que vous me chantez ? Suis-je le maître chez moi, oui ou non ?…

— Cependant hier vous aviez consenti à me laisser…

— Possible, mais aujourd’hui, je ne veux pas… Est-ce compris ? Ça deviendrait une procession ici, à la fin…

— Monsieur, fit Barouillet, d’une voix de père noble, l’intérêt supérieur de la justice, la sécurité…

— Vous, allez brailler dans vos réunions publiques et f…-moi la paix.

Il n’y avait rien à faire. Le père Grinchu était de ces vieux bonshommes entêtés et coléreux qui ne craignent pas au besoin de se flanquer un coup de torchon. Et il était solide, l’Auvergnat. Il commençait à perdre patience et devenait violet comme une aubergine. Bezombes et ses deux amis jugèrent prudent de battre en retraite.

— Quelle brute ! dit Barouillet, lorsqu’ils furent dans la rue.

— J’avais envie de sauter d’sus, grogna le gros Nestor, qui parlait toujours d’étriper les gens, mais était, au fond, poltron comme un lièvre.