Le Bacille/15
XV
Dans tout Montrouge on attendait chaque jour le fameux coup de théâtre, mais il tardait à se produire. Quinze jours s’étaient écoulés depuis que Bezombes avait « passé la main » à Barouillet, quinze jours pendant lesquels les esprits de plus en plus surexcités étaient graduellement arrivés à un état d’exaspération tel que tout était à craindre. Prudemment, Barouillet, qui n’avait point réussi dans ses démarches, demeurait calfeutré chez lui, en proie à une maladie probablement simulée. Quant à Bezombes, il ne se montrait plus au petit café de la rue Liancourt. Seul le gros Nestor, avec sa ténacité de brute, continuait d’épier Procas, et quand le malheureux sortait, il abandonnait son étal et se mettait à « filer » le satyre. Des vauriens et des désœuvrés, ainsi que quelques mégères se joignaient à lui et emboîtaient le pas au pauvre homme.
Pour échapper à ces ennemis qui grondaient derrière lui, Procas tournait vivement le coin d’une rue et se blottissait sous quelque porche, mais il était toujours dénoncé par les grognements de Mami. Alors la foule l’entourait, menaçante, et il s’enfuyait en rasant les murailles. Dès qu’il pénétrait dans quelque boutique pour y acheter du pain ou un peu de viande, un attroupement se formait devant la porte et des voix irritées égrenaient tout un chapelet d’injures. Certains commerçants refusèrent de le servir et il fut bientôt obligé d’aller jusqu’à la rue de la Tombe-Issoire pour se procurer quelques maigres provisions.
Un soir, près du, réservoir de Montsouris, juste à l’angle de l’avenue Reille, il fut pris à partie par un groupe dans lequel se trouvait le gros Nestor. On l’empoigna brutalement, on lui déchira ses habits et on l’eût probablement écharpé si les agents n’étaient accourus.
Procas à demi-fou rentra chez lui, en courant, mais arrivé devant sa porte il n’aperçut point Mami. Il le siffla, l’appela : le chien ne répondit pas. Procas l’appela encore, et, pris d’un sinistre pressentiment, se mit à sa recherche…
Il refit le chemin qu’il avait déjà parcouru, sifflant toujours, redoutant un malheur. Le chien demeurait introuvable. Procas crut que l’animal, affolé par la scène qui s’était passée ou poursuivi à coups de pierres par les gamins avait fui du côté du parc Montsouris. Durant toute la nuit, il battit le quartier, retourna plus de dix fois devant sa porte, espérant que Mami serait peut-être revenu.
Au matin, dès le petit jour, il regagnait tristement sa demeure, conservant peu d’espoir de retrouver son cher compagnon quand, au coin de la rue Saint-Yves, il aperçut dans le ruisseau une grosse boule grise. Il s’approcha, se pencha et reconnut son chien, son pauvre Mami qui gisait, la tête écrasée, dans une mare de sang.
Procas poussa un cri déchirant, son poing se tendit dans le vide en un geste de menace, puis, il ramassa la bête et la prit dans ses bras. Ceux qui virent passer cet homme horrible avec ce cadavre de chien qu’il portait comme un enfant demeurèrent étonnés et quelques-uns s’étant permis de rire, Procas les regarda d’un air si terrible qu’ils reculèrent, médusés par ces yeux jaunes qui semblaient ceux d’un démon.
Rentré chez lui, Procas déposa le cadavre de Mami sur la table de son laboratoire et se mit à fondre en larmes.
Ainsi maintenant il était seul, bien seul. Il n’avait plus qu’un ami : ce chien, et on l’avait tué.
Pourquoi ?
Était-il responsable, le pauvre animal ? Était-il aussi l’ennemi de ces brutes ? Il ne gênait personne, cependant. C’était un pauvre chien très doux, très craintif, et si parfois il avait montré les dents, c’était plutôt pour se défendre que pour attaquer. Bien souvent les gamins l’avaient taquiné, harcelé, et jamais il n’en avait mordu aucun. Il semblait, comme son maître, résigné à souffrir. Il ne demandait qu’un peu de pitié, voilà tout. Et ils l’avaient tué, sans motif, ou plutôt si… parce qu’il était son chien à lui, Procas, le chien du maudit. Pourquoi ne s’étaient-ils pas attaqués à l’homme au lieu d’assommer une bête inoffensive ?
Et Procas sanglotait, tenant dans une de ses mains la patte froide du pauvre Mami. Longtemps, il demeura devant ce cadavre éclaboussé de sang, dont l’œil triste, voilé par la mort, conservait encore une infinie tendresse, et où il y avait, comme une expression humaine.
Tout à coup, il y eut au dehors un bruit de voix qui le fit tressaillir. Rendu au sentiment de la réalité, il leva la tête, regarda vers la fenêtre et distingua entre les rideaux mal joints des ombres mouvantes que grossissait démesurément la lueur d’un réverbère. À l’inertie et la torpeur succéda brusquement chez Procas une colère sourde. Il s’approcha de la fenêtre, l’ouvrit et s’écria d’une voix terrible :
« Allez-vous-en !… allez-vous-en, misérables !… »
Une bordée d’injures l’accueillit, mais il fit face à l’orage. Ce n’était plus le pauvre être effacé, craintif, qui cherchait, dans la rue, à passer inaperçu. C’était maintenant un homme résolu, prêt à l’attaque, un homme affolé que le désespoir et la colère rendaient capable de tout. Sous la lumière crue du bec de gaz qui le frappait en plein visage, il avait quelque chose de si terrifiant que les voix qui l’injuriaient se turent.
— Misérables !… misérables ! hurlait-il en tendant le poing.
Mais une oppression le saisit, le sang lui monta à la gorge. C’est à peine s’il eut la force de refermer la fenêtre, et il s’abattit, haletant, suffoquant, terrassé par une syncope.
Quand il revint à lui, le soleil éclairait en plein sa chambre où dansait dans un rayon conique une fine poussière d’or pareille à un essaim d’insectes minuscules. Toujours étendu sur le parquet, il éprouvait une vive sensation de froid. Il grelottait, ses dents claquaient. Il promena autour de lui un regard étonné, mais l’idée de se lever ne lui venait pas à l’esprit. Il demeurait étendu, toujours frissonnant, la gorge sèche, et les membres si las qu’il ne se sentait pas le courage de faire un mouvement. Le bruit de la rue lui arrivait atténué, à peine perceptible, tant ses oreilles bourdonnaient. Tout était vague dans son esprit… il crut un moment qu’il avait eu, durant sa crise, un affreux cauchemar, comme cela lui arrivait souvent, mais un doute affreux le saisit… Il se leva péniblement en s’arc-boutant sur les coudes et sur les genoux. Le premier objet qu’il vit fut la table sur laquelle reposait son chien, et alors il se rappela tout. Il s’approcha, titubant comme un homme ivre, passa sa main sur le pelage terne de l’animal et demeura immobile, le front plissé, l’œil fixe. Il paraissait très calme ; on devinait qu’il poursuivait une idée qui, peu à peu, prenait corps dans son esprit. Soudain, sa figure s’illumina, il se tourna vers la fenêtre d’un air de défi, comme pour menacer des êtres invisibles, puis laissa tomber ces mots :
« Pauvre Mami, ils t’ont tué, mais avant peu, tu seras vengé… et c’est toi qui serviras à ma « vengeance. »