Le Baiser de Narcisse/02

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L. Michaud (p. 5-8).


CHAPITRE II



De ce jour-là, l’influence de Lidda avait définitivement prévalu sur celle des autres femmes. Elle était séparée de son enfant, mais elle régnait. Elul, pour la rendre plus belle et plus désirable, descendit dans les caves secrètes que les vieilles esclaves disaient remplies de trésors, et remonta chargé de ces colliers ouvragés qu’on fait en Thrace, avec des perles de Mytilène et des pierres bleues d’Alexandrie. Lidda s’en parait, évoquant ainsi les statues d’Aphrodite couvertes de joyaux par leurs adorateurs. Et désormais, symbole de sa prison dorée, le bruit des petites chaînes et des mailles précieuses accompagnèrent le glissement soyeux de ses pieds blancs. Quant à Milès, on le mit sous la garde d’un homme qui vivait depuis dix ans dans le servage d’Elul. Nul n’aurait pu dire de quel pays du Sud il venait. Séir parlait un patois inintelligible où des mots grecs s’enchevêtraient d’exclamations gutturales comme en poussent les barbares. Taillé en athlète, la peau couleur de la terre, sous laquelle saillaient, pareils à de soudaines vagues, les muscles gonflés, on ne voyait de sa face obscure que deux gros yeux dont les prunelles se confondaient dans l’ombre du visage. Ces orbites semblaient contenir des œufs cuits dont on aurait vidé le jaune. Parfois se dessinait une autre large coupure blanche. Séir riait. Car il était doux et confiant comme l’enfant qu’on lui donnait en garde, mais il aurait étranglé le chacal qui hurle sur les lointaines montagnes — avec le seul effort d’une main.

Aussi Milès s’attacha-t-il très vite à ce rustique éducateur. Lidda à certaines heures entrait, caressant son fils d’une main distraite et sonore d’annelures. Pour Milès, dont l’esprit s’éveillait et qui regardait le monde autour de lui comme des images, Lidda semblait trop belle, trop hautaine. Elle lui faisait peur avec ses étoffes brodées. Les petits doigts du gamin préféraient s’agripper à la tunique rude de Séir ou à ses paumes, calleuses comme des pattes de chien.

Elul, dont l’existence, si recluse jusque-là, changeait, appelait le petit presque chaque jour après le repas des heures méridiennes. Et voyant qu’il comprenait, qu’une intelligence précoce illuminait de vie les yeux de Milès, le père lui contait des légendes, des histoires ; autour du front clair, Elul fit vibrer l’aile des génies, le cri des héros, la musique des dieux. Quelquefois, la voix du maître chantait des vers d’Homère. Milès, tressaillant, poursuivait sur la mer idéale la flotte qui s’en allait vers Troie, offrait l’ambroisie en place de Ganymède, se penchait sur l’eau livide pour savoir si Narcisse était mort. Quelquefois aussi, Elul abandonnait les poètes pour raconter sa jeunesse. Il prenait Milès, l’alanguissait dans ses chlamydes comme dans un rêve, et lui disait ses aventures. Car le maître avait voyagé dans tous les pays, en Phénicie, en Cappadoce, en Galilée, en Égypte au delà des cataractes, en Judée, en Grèce, et une fois était allé jusqu’à Rome, lors de son dernier départ, en l’an II du règne de César Auguste.

Et s’il avait rapporté de ses expéditions lointaines la fortune pesante du métal, son esprit gardait des souvenirs sans nombre qu’il déployait devant son fils comme des fresques rares.

Cependant Milès grandissait en taille et en beauté. La tête charmante de Lidda ressuscitait, animée, et paraissait jaillir du cou tiède et blanc comme d’une tige sublime. Lorsque Milès passait avec Séir par les voies dallées de Byblos et que la pierre plate résonnait sous le sabot de l’âne qui portait l’enfant, les marchands accroupis, les riches en litière, les légionnaires romains, les prophètes et les mendiants se détournaient pour voir cette radieuse apparition. Car c’était au temps où le monde adorait la Beauté, où le peuple absolvait Phryné pour la splendeur de ses formes, où l’Antinoüs allait naître pour le caprice d’un Empereur, et tous s’exclamaient : « Celui-ci sera aimé de Zeus ! » Et ils prêtaient aux dieux du ciel l’admiration des hommes de la terre…

Elul aurait voulu faire de son fils un marchand, un guerrier ou un athlète. Le marchand aurait conservé et fait fructifier les richesses endormies : il récoltait des fortunes. Le guerrier aurait dépouillé et rapporté en triomphant butin les merveilles étrangères : il récoltait des épées. L’athlète enfin, image active de la force humaine, aurait lutté pour la suprématie de sa vigueur : il récoltait le laurier noir. Milès, malgré tous les efforts, ne semblait pas s’enorgueillir de ces destins. Son corps aimable unissait l’harmonieuse jeunesse à la fragilité. Il était un chef-d’œuvre puéril, la virilité en demeurant absente ; son corps était joli comme les préludes d’un pipeau en avril ; son âme née de l’âme de Lidda se révélait contemplatrice et planerait sur la vie, comme l’oiseau du matin. Alors comprenant ces choses, pour ne pas polluer ou meurtrir tant de grâce, Elul songea que Milès serait prêtre.