Le Bal des victimes/Chapitre 09
IX
Revenons maintenant à la ferme de Brulé.
Le fermier et sa femme, après avoir conduit leurs hôtes à leurs logis, étaient redescendus, et, quittant le bâtiment aux fourrages, ils étaient revenus dans la cuisine.
La mère Brulé tremblait de tous ses membres, car la mine avenante du fermier avait fait place à cet air dur et brutal qu’il avait d’ordinaire, lorsqu’il se trouvait seul ou en compagnie des siens, c’est-à-dire de sa femme et de son fils.
Elle tremblait la pauvre femme, car elle n’osait avouer à son mari le retour de Lucrèce.
Et cependant il faudrait bien lui tout dire à un moment ou à un autre…
La mère et le fils avaient échangé plusieurs regards furtifs ; — regards pleins d’indécision.
— Ah ça ! s’écria Brulé qui vint se rasseoir devant la table du souper et se versa un grand verre d’eau-de-vie ; qu’est-ce que vous avez donc tous les deux ?
— Rien, le père, dit Sulpice ; je couvre le feu, crainte d’accidents.
— Pourquoi regardes-tu donc ta mère comme un chien regarde un lièvre au gîte, en ce cas ?
La mère Brulé rangeait les assiettes dans le vaisselier et ne soufflait mot.
Sulpice s’approcha de son père et lui dit tout bas :
— Ma mère est craintive, vous savez, le père… et comme elle vous voit allumé un brin…
— Hé bien ! fit Brulé d’un air dur, qu’elle aille se coucher ! et toi aussi feignant… moi, je vas fumer ma pipe !
Il tira un brûle-gueule de sa poche et le bourra, ajoutant :
— Puisque c’est chose dite que la Révolution n’a pas passé par ici, et que les nobles sont toujours les nobles, faut pas fumer devant eux !
Il eut un gros rire plein d’ironie ; puis il alla prendre un charbon dans les cendres, se servit de ses doigts calleux en guise de pincettes et alluma sa pipe.
Cela donna le temps à Sulpice de passer auprès de sa mère et de lui souffler à l’oreille :
— Il ne faut rien dire ce soir… il est de trop mauvaise humeur… il serait capable de la tuer…
La mère Brulé ôta son tablier de cuisine et dit à son mari :
— Vous n’avez besoin de rien, maître ?
— Non, la mère… va te coucher.
— Bonsoir, maître.
— Bonsoir, fit Brulé d’un ton bourru.
Il y avait au fond de la cuisine un escalier de bois qui conduisait à l’unique étage de la ferme.
La mère Brulé gravit les marches et disparut, laissant Sulpice avec le fermier. Sulpice allait s’en aller aussi.
— Hé ! fieu ! dit Brulé, attends un peu… j’ai deux mots à te dire.
Sulpice tressaillit. Il crut que son père avait deviné le retour de Lucrèce.
Mais le père Brulé continua d’un ton radouci :
— J’ai besoin de toi, mon gars. Faut que tu ailles à Mailly-le-Château.
— À cette heure, dit Sulpice. Voici qu’il est approchant minuit.
— Et il fait froid… il y a de la neige… et tu serais mieux dans ton lit, feignant ? fit Brulé d’un ton brutalement moqueur.
— S’il faut y aller, j’irai, dit Sulpice avec résignation.
— Certainement, il le faut… reprit Brulé. C’est demain que je paye mon fermage, et il me manque soixante écus, autrement dit cent quatre-vingts livres. Tu vas aller chez le maître d’école, Nicolas Berlin, il te les prêtera et tu lui feras un billet.
— Mais, père, il sera couché, le magister !
— Eh bien ! il se lèvera… Faudrait voir que ce méchant vendeur de sainte Croix ne se dérangeât pas pour moi, qui, lorsque j’étais du conseil à la commune, lui ai fait donner trente écus de plus par an.
— Mais pensez-vous, dit encore Sulpice qui tremblait en songeant qu’il allait laisser sa mère et sa sœur à la merci des brutalités du fermier, pensez-vous, père, qu’il aura soixante écus chez lui ?
— S’il ne les a pas, il les empruntera, dit Brulé d’une voix qui n’admettait pas de réplique.
Sulpice se dirigea vers la porte.
— Prends la Grise, dit encore le fermier, elle trotte un bon train ; et fais en sorte d’être ici avant le jour.
Quand Sulpice fut sortit, le père Brulé s’approcha de la fenêtre et regarda dans la cour. Il n’y avait plus de lumière à la croisée de la chambre où couchait le capitaine Victor Bernier.
Par contre, celle de M. Henri, comme on le nommait partout dans le pays, était entr’ouverte.
— Bon ! murmura le fermier, le maître avait raison… Tu ne coucheras pas à la ferme toi, monsieur le comte.
Sulpice avait sellé la jument grise en un tour de main.
Brulé le vit se mettre à cheval et sortir de la cour.
— Me voilà débarrassé de lui ! se dit-il avec un soupir de satisfaction.
Il éteignit la chandelle qui brûlait sur la table, et, demeurant auprès de sa fenêtre, il continua à fumer, bien qu’on prétende qu’il n’y a aucun plaisir à fumer dans les ténèbres.
Mais si la cuisine était désormais plongée dans l’ombre, au dehors il faisait un clair de lune superbe, et Brulé, immobile, regardait toujours à travers la fenêtre, celle de M. Henri.
Enfin, cette fenêtre s’ouvrit toute grande, et le jeune homme s’y montra.
Brulé le vit sauter lestement dans la cour, la traverser en courant et gagner le potager.
— Je sais où tu vas, dit le fermier ; au bout du potager il y a un sentier qui mène à l’allée des Dines, et l’allée des Dines conduit aux Saulayes, et peut-être jusqu’à la place d’Auxerre et à la place des Fontaines, où on dresse la guillotine pour les incendiaires !
Cette sinistre prédiction prononcée à voix basse, Brulé se leva et alla soulever la trappe de la cave.
Dans presque toutes les habitations bourguignonnes, fermes ou maisons de maître, la cave est un vaste sous-sol qui a deux entrées, — une au dehors, l’autre au dedans. Celle du dehors réunit, par une pente rapide et un boyau assez large, le sol extérieur au sol intérieur.
C’est par là qu’on introduit les futailles et les pièces de vendange.
Elle est recouverte par une large plaque en tôle, à deux battants, fermant avec un cadenas, et le plus souvent avec une énorme pierre.
L’autre entrée est plus étroite, aboutit dans la cuisine par un escalier de pierre et quelquefois une simple échelle de meunier, et se trouve fermée par une trappe en bois, au milieu de laquelle est fixé un gros anneau de fer.
La cave de la Ravaudière, c’était le nom de la ferme, était donc semblable à toutes les autres, avec cette différence peut-être qu’il y avait beaucoup plus de vin que partout ailleurs, le vignoble qui en dépendait étant le plus considérable du pays.
À l’intérieur, elle était divisée en plusieurs compartiments ou caveaux, dont seul, Brulé avait les clefs.
Brulé souleva donc la trappe et descendit à la cave sans lumière, marchant d’un pas sûr et allant droit devant lui.
Au bout d’une trentaine de pas, il atteignit une porte derrière laquelle il vit, sans étonnement, briller un mince filet de lumière, et il poussa cette porte qui céda.
Le fermier se trouva alors au seuil d’un caveau assez large, garni de futailles à droite et à gauche.
Une lanterne était placée sur un tonneau et projetait une lueur indécise sur trois hommes qui étaient occupés à jouer tranquillement aux cartes, sur une futaille renversée.
Ces trois hommes avaient le visage noirci, et il était impossible de les reconnaître.
Ils avaient chacun un fusil à la portée de la main.
— Eh bien, les enfants, êtes-vous prêts ? demanda le fermier.
— Voici deux heures que nous attendons…
— Où est le Bouquin ?
— Il est parti… mais il a dit qu’il reviendrait bientôt…
Un cri de chouette se fit entendre en ce moment.
Ce cri paraissait sortir des profondeurs de la muraille.