Le Bal des victimes/Chapitre 11
XI
Cadenet posa un doigt sur ses lèvres en voyant entrer Jacomet, et il dit à Machefer :
— Je te conterai plus tard la suite de cette histoire.
— Bonsoir, messieurs, dit Jacomet en déposant son fusil dans un coin.
— Eh bien ? fit Machefer.
— C’est fait, monsieur. J’ai remis le billet à mademoiselle Hélène.
— Tu veux dire à madame Solérol…
— Oh ! c’est tout un, monsieur, reprit le bûcheron. Mais dans le pays, voyez-vous, nous ne pouvons pas croire qu’elle soit mariée… et nous l’appelons toujours mademoiselle Hélène.
— Hélas ! mon pauvre ami, dit Cadenet, elle est mariée et bien mariée…
— C’est égal, j’ai dans l’idée, moi, qu’on pourrait peut-être…
Jacomet s’arrêta…
— Eh bien ? fit Machefer.
— Qu’on pourrait casser le mariage, acheva le bûcheron.
— Oui, si nous ne vivions pas sous la République.
— Mais, dit Jacomet, on prétend que la République permet le divorce… Du temps du roi, au contraire…
— Le divorce n’existait pas, veux-tu dire ?
— Justement.
— Eh bien ! je vais t’expliquer cela en deux mots, Jacomet.
— J’écoute, dit le bûcheron.
— Mademoiselle de Vernières, reprit Cadenet, s’est mariée à l’état civil seulement. Aucun prêtre n’a béni son union, et, pour nous royalistes, elle n’est pas mariée… Si le roi revient, son mariage sera cassé.
— Mais… en attendant… pourquoi ne divorce-t-elle pas, puisqu’elle a une si grande horreur du chef de brigade ?
— Hélas ! parce que, aujourd’hui, cet homme est encore tout puissant.
— Peuh ! fit le bûcheron, il est pourtant bien mal avec le gouvernement.
— Tu crois ?
— La preuve, c’est qu’il est toujours ici et qu’on ne le rappelle pas à l’armée. Depuis que Robespierre est mort, on ne veut plus de lui.
— Cependant, dit Machefer d’un ton railleur, je croyais qu’il occupait ses loisirs ici, et qu’il était utile au gouvernement…
— Ah ! le brigand, dit Jacomet, il a délivré le courrier de Clamecy à Auxerre, qui portait un sac de louis dont nous aurions eu bien besoin pour nos frères de la Vendée.
— Tu le vois, dit Machefer, se tournant vers Cadenet.
— Eh bien ! fit ce dernier, dis-moi au juste tout ce qui s’est fait ici.
— Je te disais donc, reprit Machefer, que nous avions essayé d’organiser des compagnons de Jehu, comme en Franche-Comté et dans la haute Bourgogne. Le centre des réunions était au château des Roches.
— Chez Henri ?
— Oui. Nous étions dix. Nous avons essayé d’enlever le directeur Gohier qui inspectait les provinces, il y a un mois. Un faux avis nous a fait manquer le coup.
— Après ?
— Une nuit, nous avons attaqué le courrier de Clamecy, au beau milieu de la forêt de Frettoye. Une brigade de gendarmerie nous est tombée dessus, avec le général à sa tête.
— Vous a-t-on tué du monde ?
— Heureusement non ; car nous n’eussions pu emporter les cadavres, et ils eussent été reconnus. Pierrefeu, seul a eu l’épaule fracassée par un coup de carabine ; mais tout blessé qu’il était, il a pu se sauver.
— Et on ne vous a pris personne ?
— Non.
— Personne n’a été reconnu ?
— Personne.
— Et vous vous en êtes tenus là ? fit Cadenet un peu dédaigneux.
— Oh ! sois tranquille, répond Machefer, si nous n’avons rien fait encore, nous ferons… Madame Solérol nous a fait des enrôlements ; et le jour où le signal viendra de Paris…
— Hé ! fit Cadenet, qui te dit que ce signal ne va pas être donné…
— Quand ?
— Dans trois jours peut-être…
— Qui le donnera ?
— Moi.
— Monsieur, dit Jacomet, madame Solérol, après avoir lu le billet que vous m’aviez donné pour elle, m’en a remis un pour vous.
— Voyons ? fit Machefer.
Et il prit des mains de Jacomet un papier chiffonné qui ressemblait fort peu à une lettre, et était couvert, en guise d’écriture, de caractères hiéroglyphiques.
Mais ces caractères, signes convenus à l’avance, n’étaient mystérieux ni pour Cadenet ni pour Machefer, car ils se passèrent le billet et le lurent tour à tour.
Il était ainsi conçu :
« Tout notre monde est prêt. Dites-le à M. de Cadenet. Mais une chose m’épouvanter, c’est cette bande d’incendiaires qui désole le pays. Ces misérables, soudoyés par la queue du parti que thermidor a fait tomber du pouvoir, ont fait répandre le bruit que c’était nous, les royalistes, qui faisions mettre le feu. Si nous soulevons la province avant que ces gens-là aient été pris et condamnés, et que notre tentative échoue, nous serons accusés de toutes ces infamies.
« Voyez… et réfléchissez… Demain soir, je serai au rendez-vous que vous me donnez…
— Elle a raison, dit Machefer.
— Oui, sans doute, répondit Cadenet ; mais le signal vient de Paris… et il faudra obéir. D’ailleurs, les mesures sont bien prises… et je crois au succès.
— Monsieur, dit encore Jacomet, si on voulait m’aider, j’aurai bientôt mis la main sur les incendiaires.
— Tu les connais donc ?
— Peut être… J’en connais un du moins.
— Ah !
— J’ai vu son visage l’espace d’une minute, pendant l’incendie de la Fringale. C’est un des chefs.
— Tu crois donc qu’il y en a plusieurs ?
— Monsieur, reprit froidement Jacomet, il est fâcheux que le gouvernement soit si près d’être renversé.
— Pourquoi ?
— Mais parce que je pourrais bien livrer toute la bande avant huit jours.
— Ah ! vraiment ?
— Et son grand chef avec elle.
— Qu’appelles-tu son grand chef.
— J’ai fait un serment, je ne puis pas m’expliquer avant cinq jours.
— Et… dans cinq jours ?
— Si le misérable n’a pas fait le coup qu’il médite, je l’enverrai à l’échafaud.
— Sais-tu, Jacomet, dit Machefer en riant, que tu deviens de plus en plus mystérieux.
— Monsieur de Cadenet, répondit le bûcheron, je vous suis dévoué.
— Oh ! je le sais.
— Mais, j’ai mes secrets aussi, ou plutôt j’ai des secrets qui ne sont pas à moi.
— Ils sont donc bien terribles ?
— La vie d’un homme et celle d’une femme dépendent de ma discrétion.
— Mais… cet homme… mais cette femme… peut-on les connaître ?
— C’est M. Henri d’abord.
— Henri !
— Et sa sœur… la dame du château des Roches.
— Ma parole d’honneur ! murmura Cadenet, si je comprends un mot à tout cela, je veux perdre mon vrai nom et m’appeler Solérol.
— Mais, dit Machefer, c’est tout ce que nous avons à nous dire ce soir, ce me semble…
— Oui, répliqua Cadenet ; tu réuniras tout notre monde la nuit prochaine.
— Aux Roches… ?
— Sans doute, puisque c’est le centre de nos opérations.
Machefer se leva, reprit sa carnassière et son fusil, et dit à Cadenet :
— Tu couches donc ici décidément ?
— Oui, je suis trop las pour te suivre.
Jacomet ajouta :
— M. de Cadenet est aussi dur que M. Henri, et un lit de pauvres gens ne l’effraye pas.
Puis le bûcheron ouvrit la porte de sa cabane, et fit un pas au dehors pour examiner le temps et juger du froid.
Mais soudain un cri lui échappa :
— Le feu ! le feu ! voyez le feu ! dit-il.
Cadenet et Machefer sortirent et aperçurent cette lueur immense, d’un rouge foncé, qui planait au-dessus des bois, et que Henri de Vernières venait d’apercevoir, lui aussi, de la fenêtre de sa cuisine.
— Qu’est-ce qui brûle donc encore ? s’écria Machefer.
— C’est la ferme de la Ravaudière, pour sûr, dit Jacomet.
— La Ravaudière ? la ferme de Brulé ?
— Oui.
— Pauvre Brulé ! dit Cadenet.
Mais Jacomet poussa un nouveau cri et dit :
— Comment, vous aussi, monsieur, vous êtes crédule comme M. Henri ?
— Que veux-tu dire ?
— Vous plaignez Brulé, n’est-ce pas ?
— Mais c’est un très-honnête homme…
— Ah ! fit Jacomet avec rage… Ils disent tout cela… tous !
— Hé ! que veux-tu donc qu’on dise ?
— Oh ! rien… rien… plus tard… on verra… je parlerai…
Et Jacomet, reprenant son fusil, s’élança de nouveau au dehors.
— Où vas-tu donc ? fît Machefer.
— Je vais à la Ravaudière, donc, fit Jacomet avec ironie. Ne faut-il pas porter secours à son prochain… surtout quand c’est un si brave homme ?
Et Jacomet se prit à courir à toutes jambes dans la direction de l’incendie.
— Mais foi, dit Cadenet à Machefer, tout le pays va être sur pied cette huit. Tu aurais tort de retourner aux Roches.
— Bah !
— Tu peux être rencontré, reconnu… Passe la nuit ici au coin du feu. Nous causerons…
— Soit, dit Machefer.
Et ils rentrèrent dans la cabane.
— Eh bien ! reprit Machefer, qui jeta une brassée de bois mort dans l’âtre, vas-tu me dire maintenant cette sombre histoire ?
— Laquelle ?
— Celle du mariage de mademoiselle de Vernières.
— Oui.
— Parle donc, j’écoute.
— Te souviens-tu de la conspiration des chevaliers du poignard ?
— Oui, certes, mais je n’ai jamais connu cette affaire dans tous ses détails.
— La voici : les chevaliers du poignard, pour la plupart anciens gardes du corps, avaient projeté d’enlever la reine du Temple.
— Je sais cela.
— La conspiration fut bien ourdie, les mesures sagement prises devaient conduire au succès. Quatre des chevaliers étaient parvenus à se faire admettre dans les municipaux, et ces quatre-là devaient être de service au Temple durant la nuit de l’enlèvement.
Tout avait été prévu, combiné, calculé. Une trahison seule pouvait faire échouer l’entreprise.
— Et cette trahison eut lieu ?
— Sans doute, puisque les vingt-quatre chevaliers du poignard montèrent sur l’échafaud huit jours avant la reine.
— Mais, dit Machefer, ils étaient plus de vingt-quatre.
— Non.
— Et tous périrent ?…
— Oui.
— Alors, il n’y avait pas de traître parmi eux ?…
— Au contraire.
— Voilà que je ne comprends plus…
— Il y avait un traître, poursuivit Cadenet, et ce traître se nommait le marquis Charles-Gontran Robert de Jutault.
— Le cousin d’Hélène !
— Oui.
— Lui… un traître ?…
— Il écrivit, la veille du jour où on devait enlever la reine, un mot à la Commune et, dans la nuit, les vingt-quatre chevaliers du poignard furent arrêtés.
— Lui aussi, alors ?
— Oui… mais on devait le sauver…
— Je ne puis m’expliquer cela, dit Machefer que par un excès de folie, un transport au cerveau, une aberration mentale quelconque.
Cadenet secoua la tête.
— Tu te trompes, dit-il. Le marquis Jutault avait toute sa raison.
— Mais cet homme était donc un monstre ?
— À coup sûr.
— Et quel mobile le poussait… lui gentilhomme… lui garde-du-corps ?
— Écoute, dit Cadenet, te souviens-tu de Marion ?
— La bouquetière de Tivoli ?… parbleu !
— Si tu la revois, demande-lui des nouvelles d’une pauvre fille qui a vécu avec elle, qu’elle a aimée comme sa sœur, et qui se nommait Lucrétia dans le monde galant.
— Eh bien ?
— Tu iras trouver la Lucrétia.
— Bien. Après ?
— Et tu lui demanderas de te conter l’histoire du capitaine Solérol, car il n’était que capitaine alors, du sergent Bernier.
— Bernier ! s’écria Machefer. Victor Bernier !
— Oui.
— Aujourd’hui capitaine ?
— Peut-être… il a dû faire son chemin.
— Mais il est ici.
— Ici, dis-tu ?
— Oui, aux Roches… C’est un ami de Henri, et il est chez lui depuis huit jours.
Cadenet était devenu pâle.
— Allons donc !… dit-il enfin, c’est impossible !…Cela ne peut être… Tu te trompes !
— Je te jure qu’il est aux Roches.
— Et il t’a vu ?
— Non, mais je l’ai vu, moi.
— Et il est l’ami de Henri ?
— Sans doute.
— Oh ! fit Cadenet avec rage, si cet homme est ici, nous sommes tous perdus.
— Pourquoi ? demanda Machefer ému.
— Parce qu’il est l’homme de Barras, et qu’il n’est pas venu sans raison.
— Mais Henri en répond… et d’ailleurs, il ne sait rien, absolument rien de nos réunions.
Cadenet prit son front à deux mains :
— Mais qu’est-il donc venu faire ici ? murmura-t-il.
Puis, tout à coup, il eut comme une inspiration subite.
— Oh ! dit-il, je le sais.
— Eh bien ?
— Plus tard… plus tard… Mais laisse-moi d’abord te finir l’histoire du marquis de Jutault.
— Ah ! c’est juste.
— Je te disais donc que si tu voulais savoir l’histoire de la trahison du marquis, la Lucrétia te la dirait, et te parlerait du capitaine Solérol, du sergent Bernier et d’elle-même, car elle a joué un terrible rôle dans cette affaire.
— Elle aussi ?
— Oui, mais puisque Bernier est aux Roches, il te le dira peut-être… Maintenant, laisse-moi te raconter ce qui arriva lorsque les chevaliers du poignard eurent été arrêtés.
— Voyons, fît Machefer.
Mais Cadenet fut interrompu par un léger bruit, la porte de la chambre occupée par Myette s’ouvrit, et la jeune fille montra aux deux amis sa blonde tête encore ensommeillée.