Le Bal des victimes/Chapitre 21
XXI
Au siècle dernier, c’est-à-dire trente années environ avant le drame révolutionnaire de 93, les Roches étaient devenues l’unique patrimoine des comtes de Vernières, cadets de la maison Jutault et le père de Henri, notre héros, s’y était installé avec sa famille.
Henri et sa sœur avaient continué d’y vivre après la mort de leur père.
Depuis quelques mois, le manoir des Roches était le centre mystérieux d’une vaste intrigue dont mademoiselle Diane de Vernières, la cousine d’Hélène et la sœur de Henri, semblait être l’âme.
Souvent la nuit, quand les bois étaient silencieux et qu’aucun souffle de brise n’irisait la rivière unie et calme et reflétant les rayons de la lune, un mystérieux visiteur venait frapper à la porte du manoir.
Tantôt c’était un homme à cheval qui avait passé l’Yonne à Coulanges et venait du Nivernais.
Tantôt c’était un chasseur qui sortait des grands bois, son fusil sur l’épaule.
Quelquefois les bateliers ou les flotteurs qui descendaient de Clamecy à Auxerre et passaient sous les fenêtres des Roches, apercevaient, bien avant dans la nuit, une lumière qui brillait tantôt dans une tour, tantôt dans une autre.
C’était sans doute un signal convenu dès longtemps et compris au loin.
Mais ni les paisibles habitants de la contrée, ni les flotteurs, ni les mariniers ne s’étaient jamais livrés à aucun commentaire.
L’orage révolutionnaire avait passé sur le manoir des Roches sans effleurer une ardoise de sa toiture.
Henri était aimé. Il n’était pas fier, il tirait bien. En Bourgogne et en Morvan, la terre classique du braconnier, un homme qui tire bien est sacré.
On ne s’était pas souvenu, aux plus mauvais jours de 93, que Henri était noble, qu’il était comte, qu’il avait été seigneur et qu’on lui avait payé la taille et la corvée…
Il était bon garçon, buvait sec et ne manquait jamais un lapin au débuché.
Comment aurait-on pu supposer que M. de Vernières conspirait ?
Et, de fait, Henri ne conspirait pas. Ployé, depuis le mariage de sa cousine, sous le poids d’une grande douleur, il ne se mêlait d’aucune intrigue politique et passait sa vie à la chasse.
Mais, en revanche, mademoiselle Diane conspirait contre cette République sanglante dont Robespierre avait tenu le sceptre, sceptre qui, de mains en mains, était tombé à Barras.
Mademoiselle Diane de Vernières était une femme de trente ans.
Certes, à la voir, on concevait que jamais le nom belliqueux de la déesse antique n’avait été mieux porté.
Grande, robuste, fort belle encore, elle avait de grands yeux noirs, des lèvres rouges, d’abondants cheveux d’ébène.
Elle montait à cheval comme un homme, tuait une hirondelle au vol d’un coup de pistolet, et on se souvenait dans le pays qu’un jour où elle avait rencontré un patriote en bonnet rouge qui s’était permis de l’insulter, elle lui avait administré une grêle de coups de cravache.
Tandis que Henri courait les bois et roucoulait sous les fenêtres de sa cousine, mademoiselle Diane de Vernières songeait à renverser la République et à restaurer le roi Louis XVIII sur le trône de son malheureux frère.
Quand la révolution avait éclaté, mademoiselle Diane n’était plus une toute jeune femme ; elle avait près de vingt-cinq ans, et il y en avait bien sept ou huit que, malgré son peu de fortune, elle était recherchée par tous les gentilshommes des environs.
À tous elle avait fait la même réponse :
— Je ne veux pas me marier !
Et cependant à quinze ans, c’était une belle et rieuse enfant, que mademoiselle Diane…
Il fallait la voir aux bals du gouverneur de la province du Nivernais, comme elle était folle et charmante.
Il fallait entendre ses éclats de rire perlés et moqueurs, quand un beau gentilhomme du voisinage lui baisait sentimentalement le bout de ses doigts roses.
Le vieux comte de Vernières, son père, qui avait été un compagnon des folies du maréchal de Richelieu, avait dit bien souvent :
— L’homme qui épousera ma belle Diane sera un heureux coquin.
Mais un jour, un soir peut-être, la gaieté contagieuse de la jeune fille s’éteignit, son œil moqueur brilla d’un feu sombre, on ne la vit plus au bal, elle ne parut plus dans les fêtes ; pendant plusieurs années, on n’entendit plus parler d’elle.
Il fallut la grande catastrophe de 93 pour l’arracher à une torpeur étrange qui, depuis près de dix ans, semblait s’être emparée d’elle.
Quel mystérieux événement avait brusquement opéré cette métamorphose ? Quelle douleur sans nom avait brisé ce jeune cœur ? Quel messager de mort, quel ange de désolation avait, en passant, courbé cette tête de jeune fille vers la terre, alors que naguère elle contemplait le ciel ?
Mystère !
Et cela était arrivé bien avant le drame sanglant joué par Robespierre et les siens, et bien avant le premier rugissement de l’orage, alors que la Bourgogne était calme et que de nombreux jours heureux semblaient promis à la race des Jutault de Vernières.
Depuis près de quinze ans, à l’heure où notre récit commence, mademoiselle Diane n’avait point quitté les vêtements noirs.
Et de qui était-elle en deuil, alors que son père vivait ?
Autre mystère !
On l’avait vue se réfugier tout à coup dans une dévotion austère, dans une piété ardente qui l’avait absorbée tout entière.
Ange consolateur des pauvres gens, elle répandait les aumônes autour d’elle ; femme d’énergie, elle avait songé à renverser le Directoire.
On l’aimait et on la vénérait comme une sainte ; mais nul peut-être, depuis bien longtemps, paysan du voisinage ou serviteur du château, n’aurait pu affirmer l’avoir vue souvent.
Et pourtant, il y avait de par le monde, un être dont la vue opérait en elle un changement, en présence de qui son front se déridait, et qu’elle prenait dans ses bras et pressait sur son cœur avec effusion.
Cet être-là, c’était cette petite créature blonde et mignonne comme une bergère de Watteau, ce lutin avec ongles roses et aux lèvres cerise que Jacomet appelait sa fille.
Myette était la filleule de mademoiselle Diane.
Quand Myette venait aux Roches, le front assombri de la châtelaine s’éclairait, ses lèvres s’entrouvraient pour sourire.
Et lorsque l’enfant s’en allait, Diane se mettait à la fenêtre et la suivait du regard longtemps, bien longtemps jusqu’à ce qu’elle eût disparu à l’angle de l’allée forestière qui conduisait chez Jacomet.
Puis elle fermait brusquement la croisée et, souvent, une larme roulait silencieuse sur sa joue pâlie.
D’où venait cette affection si grande pour l’enfant ?
Un homme aurait pu le dire : c’était Jacomet.
Et Jacomet savait bien autre chose encore.
Jacomet aurait pu raconter l’histoire suivante :
Il y avait alors vingt-sept ou vingt-huit ans, et au lieu de vivre de son métier de bûcheron, il était braconnier.
On le voyait souvent au château des Roches, où il rendait quelques menus services.
C’était lui qui fournissait la cuisine de gibier ; lui qui avait le premier conduit M. Henri, dès l’âge de dix ans, à l’affût du sanglier et à la chasse du loup.
Jacomet était le fils d’un maquignon de Mailly-la-ville ; il avait été élevé dans les chevaux, comme on dit, et mai demoiselle Diane, alors cette enfant rieuse et charmante dont nous avons parlé, l’avait chargé du soin de lui dresser une belle pouliche noire appartenant à cette vaillante petite race berrichonne qu’on appelait la race charbonnière.
Jacomet accompagnait donc souvent mademoiselle Diane dans ses promenades à cheval.
Un soir, en été, tous deux chevauchaient côte à côte sur les bords de l’Yonne, en amont, du côté de Chastel-Censoir. Le temps était orageux, et quelques gouttes de pluie commençaient à se dégager d’un ciel couvert de gros nuages noirs.
— Jacomet, dit la jeune fille, mets ton cheval au galop et va-t’en aux Roches. Tu diras à mon père que je vais aller dîner chez ma tante, la chanoinesse de Mailly. Je ne suis plus qu’à une lieue de Chastel-Censoir, et j’y arriverai bien avant l’orage.
— À savoir… dit Jacomet.
— Eh bien, si la pluie me prend, je m’abriterai sous les roches des Saussayes.
— Faudra-t-il aller vous chercher ce soir, mademoiselle ? demanda Jacomet.
— Oui, viens à dix heures… l’orage sera passé depuis longtemps. Pluie de juin ne dure pas.
— Mademoiselle, observa Jacomet, la route est bien déserte d’ici à Chastel-Censoir.
— Qu’est-ce que cela me fait ?
— Il y a souvent des mendiants dans le pays, des rôdeurs de bois… des gens qui pillent et assassinent.
Diane montra en souriant les fontes de sa selle et la crosse de deux pistolets mignons dont, au besoin, elle savait faire usage.
Jacomet partit, et la jeune fille intrépide continua son chemin.
Mais Jacomet avait eu raison. L’orage éclata bientôt.
Diane mit son cheval au galop, et arriva aux roches des Saussayes.
C’étaient de grandes roches creuses qui dominaient l’Yonne et qui pouvaient servir d’abri.
Diane s’y réfugia, au moment où le premier coup de tonnerre ébranla la voûte céleste et faisait trembler au loin les bois et les collines.
Un homme, comme elle, y avait cherché un abri.
C’était un paysan, moitié braconnier, moitié mendiant, la terreur des environs, un homme aux instincts féroces et qu’on accusait tout bas de plus d’un méfait.
Il avait volé un mouton à un fermier, une vache à un autre ; il avait mis le feu à une meule de blé, selon les uns, violenté une jeune fille, selon les autres.
Mais rien de tout cela n’avait été prouvé, et cet homme qu’on appelait le Grelu, à cause de son visage couturé de petite vérole, n’avait jamais été mis en prison.
Il demanda la charité à Diane, et Diane lui donna un écu.
Puis, pour la remercier sans doute, il ramassa sous la roche une poignée de feuilles sèches, et bouchonna le cheval qui était blanc d’écume.
Diane se prit à causer avec lui, en attendant que l’orage fût dissipé.
Mais l’orage continua, la nuit vint…
À partir de ce moment, que se passa-t-il ?
Jacomet le devina sans doute.
Le jeune homme avait gagné les Roches au galop et s’y était acquitté de sa mission ; puis insouciant de l’orage, il était reparti pour rejoindre sa jeune maîtresse.
Quand il arriva à son tour près des Roches creuses des Saussayes, un bruit étrange se mêla au bruit de l’orage.
Un éclair se fit, mêlant sa clarté sinistre aux lueurs de la foudre.
Ce bruit et cet éclair, c’était un coup de pistolet.
Jacomet pénétra sous la roche et trouva mademoiselle Diane affolée, sinistre, plus livide que les feux du ciel, debout auprès d’un cadavre.
Le cadavre de Grelu le mendiant, frappé au front d’une balle.
Jacomet devina tout. Il prit le cadavre dans ses bras, le porta jusqu’à l’Yonne et l’y précipita.
L’Yonne emporta le corps du mendiant, et nul dans le pays ne sut ce qu’était devenu le Grelu.
À partir de ce jour, on ne vit plus mademoiselle Diane nulle part, elle demeura solitaire et farouche dans le manoir des Roches.
Deux mois après, M. de Vernières mourut.
Quelques mois plus tard, Jacomet quitta le pays et n’y revint qu’au bout de deux années.
Il revenait de la Champagne, disait-il, où il était allé travailler aux vignes. Il s’y était marié et avait eu le malheur de perdre sa femme à l’issue de ses premières couches. Mais l’enfant avait survécu, et c’est ainsi que l’on vit Jacomet s’installer dans sa petite cabane du bois de Fouronne avec une enfant qu’il éleva et dont mademoiselle Diane fut marraine et Henri le parrain.
Maintenant, entrons au château des Roches sur les pas de Cadenet et de Machefer.