Le Bal du comte d’Orgel/Partie 1

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Les mouvements d’un cœur comme celui de la comtesse d’Orgel sont-ils surannés ? Un tel mélange du devoir et de la mollesse semblera peut-être, de nos jours, incroyable, même chez une personne de race et une créole. Ne serait-ce pas plutôt que l’attention se détourne de la pureté, sous prétexte qu’elle offre moins de saveur que le désordre ?

Mais les manœuvres inconscientes d’une âme pure sont encore plus singulières que les combinaisons du vice. C’est ce que nous répondrons aux femmes, qui, les unes, trouveront Mme d’Orgel trop honnête, et les autres trop facile.


La comtesse d’Orgel appartenait par sa naissance à l’illustre maison des Grimoard de la Verberie. Cette maison brilla pendant de nombreux siècles d’un lustre incomparable. Ce n’est pourtant pas que les ancêtres de Mme d’Orgel se fussent donné le moindre mal. Toutes les circonstances glorieuses auxquelles les autres familles doivent leur noblesse, cette maison tire son orgueil d’y être restée étrangère. Une pareille attitude ne va point à la longue sans danger. Les Grimoard étaient au premier rang de ceux qui inspirèrent à Louis XIII la résolution d’affaiblir la noblesse féodale. Leur chef supporta mal cette injure, et c’est avec bruit qu’il quitta la France. Les Grimoard s’installèrent à la Martinique.

Le marquis de la Verberie retrouve sur les indigènes de l’Île la puissance de ses aïeux sur les paysans de l’Orléanais. Il dirige des plantations de cannes à sucre. En satisfaisant son besoin d’autorité, il accroît sa fortune.

Nous commençons alors à assister à un singulier changement de caractère dans cette famille. Sous un soleil délicieux, il semble que fonde peu à peu l’orgueil qui la paralysait. Les Grimoard, comme un arbre sans élagueur, étendent des branches qui recouvrent presque toute l’île. En débarquant, on va leur rendre ses devoirs. Qu’un nouveau venu se découvre une parenté avec eux, sa fortune est faite. Aussi, le premier soin de Gaspard Tascher de la Pagerie arrivant dans l’Île, sera-t-il d’établir son cousinage, tout lointain qu’il soit. Le mariage d’un Grimoard avec une demoiselle Tascher noue ces liens un peu lâches. Cependant les années passent. Malgré les Grimoard, les Tascher de la Pagerie ne jouissent pas d’une grande considération. La défaveur, le scandale même atteignent à leur comble, lorsque la jeune Marie-Joseph Tascher s’embarque pour la France et que l’on publie les bans de son mariage avec un Beauharnais, dont le père possède des plantations à Saint-Domingue.

Les Grimoard furent les seuls à ne point tenir rigueur à Joséphine après le divorce. C’est elle qui leur annonce la Révolution. Ils accueillent cette nouvelle avec plaisir. Les Grimoard n’avaient jamais pensé que la famille qui les avait dépouillés de leurs droits pût encore tenir longtemps sur le trône. Peut-être crurent-ils d’abord la Révolution menée par les seigneurs, et pour eux. Mais quand ils sauront la tournure des choses de France, ils blâmeront ceux à qui on coupe la tête de n’avoir pas suivi leur exemple, de n’être pas partis au bon moment, c’est-à-dire sous Louis XIII.

De leur île, comme des voisins malveillants derrière leur judas, ils observent le vieux continent. Cette Révolution les égaye. Quoi de plus drôle, par exemple, que ce mariage de la petite cousine avec un général Bonaparte ! Mais où la plaisanterie leur semblera excessive, ce sera lors de la proclamation de l’Empire. Ils y voient l’apothéose de la Révolution. Le bouquet de ce feu d’artifice retombe en une pluie de croix, de titres, de fortunes. Cette immense mascarade, où l’on change de nom comme on met un faux-nez, les blesse. On assiste dans la Martinique à un branle-bas curieux. L’île charmante se dépeuple en un clin d’œil. Joséphine qui se constitue une famille essaye d’attacher à la Cour ses parents les plus vagues, quelquefois les plus humbles, mais dont les noms ne datent pas d’hier. C’est aux Grimoard qu’elle a pensé d’abord. Les Grimoard ne répondent pas. Ce ne sera qu’une fois Joséphine répudiée que l’on renouera avec elle. Le marquis lui écrira même une lettre fort morale, lui disant qu’il n’avait jamais pu prendre la chose au sérieux. Il lui offre son toit. Sa haine pour l’Empire éclate. Jusque-là, il se retenait, à cause de leur parenté.

Il pourra surprendre qu’en suivant cette famille le long des siècles, nous ayons feint de ne voir qu’un personnage, toujours le même. C’est que nous nous soucions peu, ici, des Grimoard, mais de celle en qui ils vivent. Il faut comprendre que Mlle  Grimoard de la Verberie, née pour le hamac sous des cieux indulgents, se trouve dépourvue des armes qui manquent le moins aux femmes de Paris et d’ailleurs, quelle que soit leur origine.


Mahaut, à sa naissance, avait été reçue sans grand enthousiasme. La marquise Grimoard de la Verberie n’avait jamais vu de nouveau-né. Quand on présenta Mahaut à sa mère, cette femme qui avait subi avec courage les douleurs de l’enfantement s’évanouit, croyant avoir fait un monstre. Quelque chose lui resta de ce premier choc, et Mahaut, petite, fut entourée de suspicion. Comme elle ne parla qu’assez tard, sa mère la croyait muette.

Mme  Grimoard attendait un autre enfant avec impatience, espérant un garçon. Elle le parait d’avance de toutes les vertus refusées à sa fille. Elle était grosse lorsqu’un affreux cataclysme détruisit Saint-Pierre. La marquise fut sauvée par miracle, mais on craignit un moment pour sa raison, et pour l’enfant qu’elle allait mettre au monde. Cette île ne lui inspira désormais que de l’horreur ; elle refusa d’y rester. Les médecins représentèrent à son mari combien il serait criminel de la contrarier. C’est ainsi que les Grimoard que rien n’avait pu convaincre, même la promesse d’un royaume, débarquèrent en France, au mois de juillet 1902. Par hasard le domaine de la Verberie était à vendre. Ce fut avec la conviction de venger ses ancêtres que le marquis réintégra leur domaine. Il se croyait son propre ancêtre et rappelé par Louis XIII suppliant ; il passa toute sa vie en procès avec des paysans dont il pensait être encore le seigneur.

Mme  Grimoard mit au jour un enfant mort. Par un accident féminin, dont le cataclysme fut cause, elle devint hors d’état de prétendre à la maternité. Son désespoir s’accrut du fait que le mort-né était un garçon. La marquise y gagna une prostration maladive, qui fit d’elle une créole des images, passant sa vie sur une chaise-longue.

Son cœur de mère ne pouvant plus espérer de fils, ne semble-t-il pas que son amour pour Mahaut aurait dû s’accroître ? Mais cette petite fille, si pleine de vie, si turbulente, lui semblait presque une offense à ses espoirs brisés.

Mahaut grandissait à la Verberie comme une liane sauvage. Sa beauté, son esprit ne naquirent pas en un jour, mais plus sûrement. C’était chez la vieille négresse Marie, que l’on se prêtait chez les Grimoard comme un objet de famille, que Mahaut trouvait de la vraie tendresse ; une tendresse subalterne, c’est-à-dire celle qui ressemble le plus à de l’amour.

Après la Séparation, il fallut bien élever Mahaut à la Verberie même. Ce fut aux mains d’une vieille fille sans fortune, et d’une excellente famille de province, que passa Mlle  Grimoard. Sa mère somnolait toute la journée ; le seul soin que prit d’elle son père fut de lui apprendre que personne n’était digne d’une Grimoard. Mais la fraîcheur de ses premières enfances, elle la retrouva en épousant, à dix-huit ans, le comte Anne d’Orgel, un assez beau nom de chez nous. Elle s’éprit follement de son mari qui, en retour, lui en témoigna une grande reconnaissance et l’amitié la plus vive, que lui-même prenait pour de l’amour. La négresse Marie fut la seule à ne pas voir cette alliance d’un bon œil. Son reproche était fondé sur la différence d’âge. Elle trouvait le comte d’Orgel trop vieux. Marie entra néanmoins à l’hôtel d’Orgel pour ne pas être séparée de la comtesse. Elle n’avait, disait-on, rien à faire. Mais parce que son emploi n’était pas défini, les domestiques se déchargeaient sur elle de mille petites besognes. À la fin de ses journées, la négresse tombait de fatigue.

Le comte Anne d’Orgel était jeune ; il venait d’avoir trente ans. On ne savait de quoi sa gloire, ou du moins son extraordinaire position était faite. Son nom n’y entrait pas pour grand’chose, tant, même chez ceux qu’hypnotise un nom, le talent prime tout. Mais, il faut le reconnaître, ses qualités n’étaient que celles de sa race, et son talent mondain. Son père, qu’on admirait en se moquant, venait de mourir. Anne, aidé de Mahaut, redonna un lustre à l’hôtel d’Orgel, où naguère l’on s’était bien ennuyé. Ce furent les Orgel qui, si l’on peut dire, ouvrirent le bal au lendemain de la guerre. Le feu comte d’Orgel eût trouvé sans doute que son fils faisait trop de place, dans ses invitations, au mérite personnel et à la fortune. Cet éclectisme, sévère malgré tout, ne fut pas la moindre raison du succès des Orgel. Il contribua d’autre part à les faire blâmer par ceux de leurs parents qui dépérissaient d’ennui à ne recevoir que des égaux. Aussi les fêtes de l’hôtel d’Orgel étaient à ces parents une occasion unique de distraction et de médisance.

Parmi les hôtes dont la présence eût dérouté le feu comte d’Orgel, on doit mettre au premier plan Paul Robin, un jeune diplomate. Il considérait comme une chance d’être reçu dans certaines maisons ; et la plus grande chance, à ses yeux, était d’aller chez les Orgel. Il classait les gens en deux groupes : d’un côté ceux qui étaient des fêtes de la rue de l’Université, et, de l’autre, ceux qui n’en étaient point. Ce classement allait jusqu’à le retenir dans ses admirations : il en usait ainsi envers son meilleur ami, François de Séryeuse, auquel il reprochait secrètement de ne tirer aucun avantage de sa particule. Paul Robin, assez naïf, jugeait les autres d’après lui-même. Il ne pouvait concevoir que les Orgel ne représentassent à François rien d’exceptionnel, et qu’il ne cherchât d’aucune façon à forcer les circonstances. Paul Robin, d’ailleurs, était heureux de cette supériorité fictive et n’essayait pas d’y mettre fin.


On ne pouvait rêver deux êtres plus loin l’un de l’autre que ces deux amis. Cependant ils croyaient s’être liés à cause de leurs ressemblances. C’est-à-dire que leur amitié les poussait à se ressembler, dans la limite du possible.

L’idée fixe de Paul Robin était d’« arriver ». Alors que d’autres ont le travers de croire qu’on les attendra toujours, Paul trépignait en pensant qu’il allait manquer le train. Il croyait aux « personnages » et que l’on peut jouer un rôle.

Débarrassé de toute cette niaise littérature, invention du XIXe siècle, quel n’eût pas été son charme !

Mais ceux qui ne sentent pas les qualités profondes et se laissent prendre aux masques, n’osent s’aventurer par crainte de sables mouvants. Paul croyait s’être réussi une figure ; en réalité, il s’était contenté de ne pas combattre ses défauts. Cette mauvaise herbe l’avait peu à peu envahi et il trouvait plus commode de faire penser qu’il agissait par politique alors que ce n’était que faiblesse. Prudent jusqu’à la lâcheté, il fréquentait divers milieux ; il pensait qu’il faut avoir un pied partout. À ce jeu, on risque de perdre l’équilibre. Paul se jugeait discret, il n’était que cachottier. Ainsi divisait-il sa vie en cases : il croyait que lui seul pouvait passer de l’une à l’autre. Il ne savait point encore que l’univers est petit et que l’on se retrouve partout. « Je dîne chez des gens », répondait-il à François de Séryeuse l’interrogeant sur l’emploi de sa soirée. Ces « gens » signifiaient pour lui « mes gens ». Ils lui appartenaient. Il en avait le monopole. Une heure après, il retrouvait Séryeuse à son dîner. Mais malgré les tours que lui jouait la cachotterie, il ne s’en pouvait défaire.

Par contre, Séryeuse était l’insouciance même. Il avait vingt ans. Malgré son âge et son oisiveté, il était bien vu par des aînés de mérite. Assez fou sous bien des rapports, il avait eu la sagesse de ne pas brûler les étapes. Le dire précoce, rien n’eût été plus inexact. Tout âge porte ses fruits, il faut savoir les cueillir. Mais les jeunes gens sont si impatients d’atteindre les moins accessibles, et d’être des hommes, qu’ils négligent ceux qui s’offrent.

En un mot, François avait exactement son âge. Et, de toutes les saisons, le printemps, s’il est la plus seyante, est aussi la plus difficile à porter.

La seule personne en compagnie de laquelle il se vieillît était Paul Robin. Ils exerçaient l’un sur l’autre une assez mauvaise influence.


Le samedi 7 février 1920, nos deux amis étaient au cirque Médrano. D’excellents clowns y attiraient le public des théâtres.

Le spectacle était commencé. Paul, moins attentif aux entrées des clowns qu’à celles des spectateurs, cherchait des visages de connaissance. Soudain, il sursauta.

En face d’eux entrait un couple. L’homme fit, avec son gant, un léger bonjour à Paul.

— C’est bien le comte d’Orgel ? demanda François.

— Oui, répondit Paul assez fier.

— Avec qui est-il ? Est-ce sa femme ?

— Oui, c’est Mahaut d’Orgel.

Dès l’entr’acte, Paul fila comme un malfaiteur, profitant de la cohue, à la recherche des Orgel, qu’il souhaitait voir, mais seul.

Séryeuse, après avoir fait le tour du couloir, poussa la porte des Fratellini. On se rendait dans leur loge comme dans celle d’une danseuse.

Il y avait là des épaves grandioses, des objets dépouillés de leur signification première, et qui, chez ces clowns, en prenaient une bien plus haute.

Pour rien au monde, M. et Mme  d’Orgel ne se fussent dispensés, étant au cirque, de cette visite aux clowns. Pour Anne d’Orgel, c’était se montrer simple.

Voyant entrer Séryeuse, le comte mit immédiatement ce nom sur son visage. Il reconnaissait chacun, ne l’eût-il aperçu qu’une fois, et d’un bout d’une salle de spectacle à l’autre ; ne se trompant ou n’écorchant un nom que lorsqu’il le voulait.

Il devait à son père l’habitude d’adresser la parole à des inconnus. Le feu comte d’Orgel s’attirait fréquemment des réponses désagréables de personnes qui n’acceptent pas ce rôle de bête curieuse.

Mais ici, l’exiguïté de la loge ne pouvait permettre à ceux qui s’y trouvaient de s’ignorer. Anne joua une minute avec Séryeuse en lui adressant quelques phrases sans lui montrer qu’il le connaissait de vue. Il comprit que François était gêné de n’avoir pas été reconnu et que la partie se jouât inégale. Alors se tournant vers sa femme : « M. de Séryeuse, dit-il, ne semble pas nous connaître aussi bien que nous le connaissons. » Mahaut n’avait jamais entendu ce nom, mais elle était habituée aux manèges de son mari.

— J’ai souvent, ajouta ce dernier en souriant à Séryeuse, prié Robin « d’organiser quelque chose ». Je le soupçonne de faire mal les commissions.

Venant de voir François avec Paul, dont il connaissait le travers, il mentait comme l’affabilité sait mentir.

Tous les trois raillèrent les cachotteries de Robin. On décida de le mystifier. Il fut entendu entre Anne d’Orgel et François que l’on feindrait de se connaître de longue date.

Cette innocente farce supprima les préliminaires de l’amitié. Anne d’Orgel voulut faire visiter à François, qui la connaissait, l’écurie du cirque, comme si c’eût été la sienne.

De temps en temps, quand il sentait qu’elle ne pouvait le surprendre, François jetait un coup d’œil sur Mme d’Orgel. Il la trouvait belle, méprisante et distraite. Distraite, en effet ; presque rien n’arrivait à la distraire de son amour pour le comte. Son parler avait quelque chose de rude. Cette voix d’une grâce sévère apparaissait rauque, masculine, aux naïfs. Plus que les traits, la voix décèle la race. La même naïveté eût fait prendre celle d’Anne pour une voix efféminée. Il avait une voix de famille et ce fausset conservé au théâtre.


Vivre un conte de fées n’étonne pas. Son souvenir seul nous en fait découvrir le merveilleux. François appréciait mal ce qu’avait de romanesque sa rencontre avec les Orgel. Ce tour qu’ils voulaient jouer à Paul les liait. Ils se sentaient complices. Ils étaient leurs propres dupes, car ayant décidé de faire croire à Robin qu’ils se connaissaient de longue date, ils le croyaient eux-mêmes.

Une sonnette avait annoncé la fin de l’entr’acte. François pensait avec mélancolie qu’il devait se séparer des Orgel, et rejoindre Paul. Anne proposa de déplacer quelqu’un pour « rester ensemble ». La farce n’en serait que meilleure.


Paul détestait les retards, et tout ce qui peut vous faire remarquer sans bénéfice. Il songeait plus à l’opinion des autres qu’à la sienne. Déjà mécontent d’avoir manqué les Orgel, et de n’avoir su se dépêtrer de moindres personnages rencontrés sur son chemin, il grognait contre François à cause de son retard. Quand il vit le trio, il n’en crut pas ses yeux.

Anne agissait toujours comme s’il eût été connu de la terre entière, mais, à rebours du vieux comte, le faisait avec assez de bonne grâce pour obtenir bien des résultats. Cette assurance, ou cette inconscience, lui réussirent une fois de plus. Il n’eut qu’à dire un mot pour que l’ouvreuse déplaçât deux spectateurs.

Le dialogue entre Anne d’Orgel et Séryeuse faisait supposer à Paul, peu apte à brûler les étapes, qu’ils se connaissaient depuis longtemps. Rageur, se sentant joué, il s’efforçait de cacher sa surprise.

La faculté d’enthousiasme d’Anne d’Orgel était sans bornes. Il paraissait venir au cirque pour la première fois, mais n’en renonçait pas moins à feindre de connaître les numéros. Le nain passait-il sur le rebord de la piste, il lui faisait les mêmes petits signes que, tout à l’heure, à Paul.

Car s’il parlait souvent d’une façon vague de ce que l’on appelle les grands de la terre, c’était avec la modestie qui sied lorsqu’on parle de soi. Il lui arrivait de dépeindre en deux mots irrespectueux une souveraine, et de s’étendre une heure, minutieusement, passionnément, comme on décrit des mœurs d’insectes, sur les gens d’une autre caste, c’est-à-dire, selon lui, des inférieurs. Du reste en face de cette race étrangère il perdait la tête, et ne pensait qu’à éblouir. Cette timidité loquace le poussait alors aux pires maladresses, à des folies de phalène autour d’une lampe.

Pendant la guerre, il lui avait été donné d’approcher des hommes de classes différentes. À cause de cela, la guerre l’avait amusé.

Cet amusement lui retira le bénéfice de son héroïsme : il fut suspect. Les généraux n’aimaient pas un blanc-bec qui parlait sans trêve, n’avait pas la moindre idée du respect hiérarchique, prétendait renseigner sur l’état d’esprit de l’Allemagne, son moral, et ne cachait pas qu’il correspondait, par la Suisse, avec ses cousins autrichiens. Bien qu’il eût plusieurs fois mérité la Croix de la Légion d’honneur, elle ne lui fut jamais offerte.

Son père était pour beaucoup la cause de cette injustice : il était, lui, formidable. Il ne voulut jamais quitter son château de Colomer, en Champagne. « Je ne crois pas aux obus », criait-il à son cocher auquel il commandait d’atteler pour la promenade quotidienne. Aux sentinelles lui demandant le mot d’ordre il répondait : « Je suis M. d’Orgel. »

Incapable de reconnaître les grades, il disait « Monsieur l’Officier » à tout soldat pourvu de galon, qu’il fût sergent ou colonel. On se vengea par mille farces. Sous prétexte que la Patrie avait besoin de pigeons voyageurs, les officiers, ses hôtes, réquisitionnèrent les pigeons du colombier qui, le soir même, relevaient le menu de la popote. M. d’Orgel l’apprit. À partir de ce jour, il répéta : « Je ne sais ce que vaut Monsieur Joffre, mais ses gens sont des escrocs. »

Peu après la disparition des pigeons, sous prétexte que leur tourelle gênait le tir, et que M. d’Orgel y pouvait faire des signaux, ordre fut donné d’abattre le colombier. Le vieillard en était plus fier que de son château. C’était un de ces colombiers dont la possession fut un privilège féodal.

Aussi, lors du recul de nos troupes, M. d’Orgel regretta-t-il fort peu de voir la place prise par les Allemands. Leurs officiers le traitèrent avec respect. Un nom noble leur en impose, mais plus que tout autre celui des Orgel qui, dans leurs dictionnaires, occupe deux ou trois colonnes. L’Allemagne soigne la gloire de nos Émigrés, et les Orgel, au début de la Révolution, étaient partis pour l’Allemagne et l’Autriche où ils firent souche.

Lorsque les Allemands abandonnèrent Colomer, M. d’Orgel regagna Paris, afin de ne plus revoir nos chefs. L’éloge qu’il fit de l’Allemagne compromit d’avance la croix de son fils. « Les Prussiens ont été parfaits », répétait-il. Et il louait leurs bonnes manières.

— D’ailleurs, concluait-il, notre ennemi héréditaire, c’est la France.

Comme Anne se battait et que sa sœur soignait, aux lignes, les blessés, le comte d’Orgel mourut un soir d’alerte, d’un arrêt du cœur, dans la cave de son hôtel de la rue de l’Université, entouré de ses gens : il leur expliquait que nos aviateurs lançaient de fausses bombes, par ordre du Gouvernement, pour faire évacuer Paris.


— Vous venez avec nous au dancing de Robinson, dit Anne d’Orgel à François, en sortant du cirque Médrano. Sa femme le regarda avec surprise.

François sursauta. Il était à cent lieues de penser qu’il pourrait se séparer des Orgel, où qu’ils allassent.

L’auto des Orgel était dépourvue de strapontin. On n’y pouvait en se serrant tenir que trois. Paul, qui aimait mieux s’enrhumer que manquer une fête, monta vite à côté du chauffeur. Ce geste voulait passer pour un défi à l’adresse de François et signifiait que Paul était assez lié avec les Orgel pour prendre la plus mauvaise place. François s’assit entre eux deux.

— Êtes-vous déjà allé à Robinson ? demanda Mahaut.

François de Séryeuse entendait souvent parler de ce village par de vieilles personnes, amies de sa famille, les Forbach. Mme  de Séryeuse depuis son veuvage, c’est-à-dire peu après la naissance de François, avait abandonné la rue Notre-Dame-des-Champs, et vivait toute l’année à Champigny. C’était chez les Forbach que François s’habillait et dormait lorsqu’il dînait en ville. Bien que les Forbach lui parlassent du Robinson de leur jeunesse, François, pour n’y être jamais allé, imaginait un lieu champêtre où de très vieilles gens se promènent sur des ânes, dînent en haut des arbres.


L’année qui suivit l’armistice, la mode fut de danser en banlieue. Toute mode est délicieuse qui répond à une nécessité, non à une bizarrerie. La sévérité de la police réduisait à cette extrémité ceux qui ne savent se coucher tôt. Les parties de campagne se faisaient la nuit. On soupait sur l’herbe ou presque.


C’était vraiment avec un bandeau sur les yeux que François faisait ce voyage. Il eût été bien embarrassé de dire quel chemin ils prenaient. La voiture s’arrêtant :

— Sommes-nous arrivés ? demanda-t-il.

Or, on n’était qu’à la porte d’Orléans. Un cortège d’automobiles attendait de repartir ; la foule lui faisait une haie d’honneur. Depuis qu’on dansait à Robinson, les rôdeurs de barrières et les braves gens de Montrouge venaient à cette porte admirer le beau monde.

Les badauds qui composaient cette haie effrontée collaient leur nez contre les vitres des véhicules, pour mieux en voir les propriétaires. Les femmes feignaient de trouver ce supplice charmant. La lenteur de l’employé d’octroi le prolongeait trop. D’être ainsi inspectées, convoitées, comme derrière une vitrine, des peureuses retrouvaient la petite syncope du Grand Guignol. Cette populace, c’était la révolution inoffensive. Une parvenue sent son collier à son cou ; mais il fallait ces regards pour que les élégantes sentissent leurs perles auxquelles un poids nouveau ajoutait de la valeur. À côté d’imprudentes, des timides remontaient frileusement leurs cols de zibeline.

D’ailleurs, on pensait plus à la révolution dans les voitures que dehors. Le peuple était trop friand d’un spectacle gratuit, donné chaque soir. Et ce soir-là il y avait foule. Le public des cinémas de Montrouge, après le programme du samedi, s’était offert un supplément facultatif. Il lui semblait que les films luxueux continuassent.


Il y avait dans la foule bien peu de haine contre ces heureux du jour. Paul se retournait inquiet, souriant, vers ses amis. Comme au bout de quelques minutes les voitures ne repartaient pas, Anne d’Orgel se pencha.

— Hortense ! dit-il à Mahaut, nous ne pouvons laisser Hortense ainsi ! C’est sa voiture qui est en panne.

Sous un bec de gaz, en robe du soir, un diadème sur la tête, la princesse d’Austerlitz dirigeait les travaux de son mécanicien, riait, apostrophait la foule. Elle était accompagnée d’une dame de la colonie américaine, Mrs Wayne, qui jouissait d’une grande réputation de beauté. Cette réputation de beauté, comme presque toutes les réputations mondaines, était surfaite. La plus élémentaire clairvoyance découvrait que Mrs Wayne n’agissait pas comme une femme qui possède un avantage certain.

La princesse d’Austerlitz était magnifique, elle, sous ce bec de gaz, dont l’éclairage lui convenait mieux que celui des lustres. Elle évoluait entourée de voyous, autant à l’aise que si elle eût toujours vécu en leur compagnie.

Pour n’avoir pas à prononcer un nom aussi clinquant que le sien, tout le monde l’appelait Hortense, ce qui pouvait laisser entendre qu’elle était l’amie de tout le monde. D’ailleurs elle l’était, sauf des gens qui ne voulaient point. Car elle était la bonté même. Mais, des moralistes l’eussent peut-être déploré pour la Bonté. À cause de la liberté de ses mœurs, certaines maisons lui étaient hostiles. Arrière-petite-fille d’un maréchal de l’Empire, elle avait épousé le descendant d’un autre maréchal. De tous ceux qui connaissaient sa femme, le prince d’Austerlitz était le seul qui ne fût pas intime avec elle. D’ailleurs, elle ne dérangeait pas ce prince, que la jeunesse croyait mort, tant il faisait peu de bruit : il consacrait sa vie à l’amélioration de la race chevaline. Hortense tenait-elle de son ancêtre le maréchal Radout, commis-boucher dans son âge tendre, cette carnation trop riche, cette chevelure crespelée, dont on se demande si elles ne résultent pas du voisinage des viandes crues ? Bonne femme, bonne fille, elle prévenait en sa faveur les gens du commun qui la trouvaient belle femme. Bonne fille, et même bonne arrière-petite-fille, puisque, loin de renier ses origines, elle rendait hommage au maréchal jusque dans ses amours. Elle n’avait le goût que de la santé des Halles, et on lui reprochait d’avoir des appétits malsains !

La jeune génération lui en montrait moins rigueur que la sienne, et les Orgel, dont on ne pouvait pourtant mettre la moralité en doute, ne la tenaient pas à l’écart. C’est ainsi que François qui ne connaissait pas les Orgel, connaissait Hortense.

Les trois hommes baisant la main de Mme  d’Austerlitz, les spectateurs rirent.

François déjà s’incorporait à ce point aux Orgel qu’il ne comprit nullement la cause des rires. Outre le geste du baise-main la voix du comte d’Orgel mettait ainsi la foule en gaîté.

Une chose dont Mme  d’Orgel ne se rendait pas compte, c’était que la sympathie aveugle de la foule allait davantage à Hortense d’Austerlitz et à Hester Wayne qu’à elle-même, parce que la princesse et l’Américaine, habillées pour le soir, étaient en cheveux, et pour les femmes du peuple l’attribut de la dame, c’est avant tout le chapeau.

Seul, au second rang, un colosse se permettait de ne pas montrer de sympathie pour la princesse. « Ah ! si j’avais des grenades ! » avait-il d’abord grogné. Mais les murmures lui enseignèrent que s’il tenait à sa peau il ne fallait pas insister. Il changea de mauvaise humeur, s’en prit au mécanicien, le traita de « gourde ». Aussi bien, chaque fois que le malheureux, suant, croyait réussir, le cric, mal calé, laissait retomber la voiture. La princesse cria à la mauvaise tête :

— Dis donc, espèce de fainéant, si tu nous aidais au lieu de crâner !

Il en est de certaines situations, de certains mots, comme au jeu de pile ou face.

— Ça se gâte, pensa Paul.

Au contraire, cette phrase valut une ovation à la princesse.

Sans doute l’ovation en imposa-t-elle au colosse, car, en maugréant — ce qui était un comble, et montrait bien qu’il se rendait à un devoir, — l’homme traversa la foule, se glissa sous l’auto, et la mit séance tenante en état de repartir.

« Donnez donc un verre de porto à Monsieur », dit Hortense au mécanicien. On sortit du coffre une bouteille et des gobelets. Alors, trinquant avec le sauveteur, la princesse acheva ses conquêtes.

— Allons, hop, en route ! cria-t-elle.

Et, c’est, participant un peu au soleil de la princesse d’Austerlitz, que les Orgel avec Séryeuse, et Paul émerveillé, partirent pour Robinson.


Ainsi se font les coups d’État.

Gérard, ancien croupier, était un des deux ou trois hommes qui, pendant la guerre, organisèrent les divertissements des Parisiens. Il fut un des premiers à installer les dancings clandestins. Traqué par la police, et la redoutant davantage pour des affaires antérieures que pour son insoumission présente aux ordonnances, il changeait de local tous les quinze jours.

Une fois fait le tour de Paris, ce fut lui enfin qui remplaça le dancing en chambre par la petite maison de banlieue. La plus célèbre fut celle de Neuilly. Pendant plusieurs mois, les couples élégants polirent le carrelage de cette maison de crime, se reposant entre deux danses sur des chaises de fer.

Gérard, grisé par le succès, voulut alors étendre son entreprise. Il loua, un prix absurde, l’immense château de Robinson, construit vers la fin du siècle dernier, sur les ordres d’une folle, la fille du célèbre parfumeur Duc, celui-là même dont les prospectus, les étiquettes, jouant sur les mots, s’ornent d’une couronne ducale.

Cette couronne apparaissait aussi à la grille et au fronton du manoir où Mlle  Duc consacra sa vie à l’attente d’un tzigane infidèle.

À quelques kilomètres de la porte d’Orléans, des hommes munis de lampes de poche indiquaient le chemin du château aux automobilistes.


De temps en temps, Paul se retournait vers les Orgel et François, et leur souriait. Ce sourire pouvait s’interpréter de façons diverses. C’était soit : « Mais non, je vous assure je suis très bien, il ne fait pas froid du tout », soit le sourire qui pardonne. Il sentait vaguement qu’on s’était joué de lui… Peut-être son sourire ne reflétait-il que le plaisir d’un enfant qui fait une promenade.

Toujours à la suite de la voiture Austerlitz, l’auto des Orgel pénétra dans la cour d’honneur. Avant même de s’arrêter devant le perron, ils virent à travers un vitrage, et dans ce que Gérard appelait la Salle des Gardes, une table immense autour de laquelle étaient assis nombre d’hommes en frac. Deux femmes seulement, chacune à un bout de la table.

Venant du cirque, les Orgel, Paul et François, étaient en costume de jour. Paul recula un peu : heureusement la fierté d’affronter cette brillante assistance avec les Orgel et la princesse d’Austerlitz, contrebalançait chez lui l’ennui de n’être point convenable. Mais quelle ne fut pas sa stupeur quand, au bruit des klaxsons, hommes et femmes s’envolèrent, faisant disparaître la table comme un décor de féerie. L’un d’eux ouvrit la porte à deux battants et s’empressa au-devant de la Princesse. C’était Gérard, et, on le devine, cette table nombreuse le reste du personnel. Chacun à l’arrivée des clients avait regagné son poste. Gérard, qui depuis quelques jours se voyait abandonné par la chance dans un dancing vide, voulait au moins se concilier son personnel et le gavait des vivres de la veille, destinés aux clients qui n’étaient pas venus. Un « collègue » racolait en route, avec un système de lampes, les automobiles novices.

La musique joua. François de Séryeuse fut heureux de ce bruit qui lui permettait de se taire.

Il se tourna vers Mme  d’Orgel, sans penser qu’il lui souriait.


— Mirza ! voilà Mirza ! s’écria Mme  d’Austerlitz.

En effet, paraissait, avec quelques amis, le Persan, cousin du Shah, que l’on appelait ainsi. « Mirza » n’était pas son nom mais son titre. Tout le monde avait adopté ce raccourci, surnom amical.

On ne pouvait rêver de Persan plus Persan que Mirza. Mais le faste des ancêtres reparaissait chez lui sous d’autres formes. Il n’avait pas de harem ; son unique femme, même, était morte. Il collectionnait les automobiles. Toujours le premier à vouloir le neuf, il les achetait encore imparfaites, et avant qu’elles fussent mises au point. Il lui arriva de rester en panne, sur la route de Dieppe, avec la plus grosse voiture du monde, qu’on ne pouvait réparer qu’à New-York.

Il était enragé de politique, comme tous ses compatriotes.

À Paris, Mirza apparaissait sous un jour frivole. On attribuait à ce prince le sens du plaisir. La raison en était simple : si un endroit était triste, Mirza rebroussait chemin. Chasseur infatigable, il ne s’entêtait jamais ; et son acharnement à poursuivre le bonheur, le plaisir, prouvait assez qu’il ne les tenait point.

Mirza portait beaucoup d’amitié à François de Séryeuse. Celui-ci le lui rendait. Il soupçonnait ce prince de valoir mieux qu’une aimable réputation.

Mirza était devenu un tel fétiche, on lui attribuait si bien le pouvoir d’animer une fête, que chacun se forçait à montrer de l’entrain dès qu’il paraissait. François de Séryeuse, ce soir-là, vit en Mirza un fâcheux. Son arrivée secoua la bande. Personne n’avait encore songé à danser. On dansa. François de Séryeuse n’était pas un danseur. Il se désolait de ne pouvoir étreindre Mme  d’Orgel.


Un couple qui danse révèle son degré d’entente. L’harmonie des gestes du comte et de la comtesse d’Orgel prouvait un accord que donne seul l’amour ou l’habitude.

Pouvait-on accuser Anne de ne devoir qu’à l’habitude son entente avec Mahaut ? Non, la comtesse avait assez d’amour pour tous deux. Son amour était si fort qu’il déteignait sur Anne et faisait croire à la réciprocité. François ne devinait rien de cela. Il avait en face de lui un couple tendrement uni. Cette union lui faisait plaisir. Il éprouvait un sentiment bien distinct de ceux dont il avait l’habitude. Chez lui la jalousie précédait l’amour. Cette fois son esprit n’accomplissait pas sa besogne. François ne cherchait pas dans ce ménage une fissure par où s’introduire. Il avait autant de plaisir à voir Mme d’Orgel danser avec son mari que si lui-même eût dansé avec elle. Il les enviait, bouche bée, ne répondant pas à Hester Wayne, ne l’entendant même pas, se disant que s’il pouvait prétendre à un bonheur où Mme  d’Orgel jouât un rôle, ce serait dans l’accord d’Anne et de Mahaut, et non dans leur mésentente.

Le comte d’Orgel ne s’asseyait plus. Pour se reposer de la danse, il préparait des mélanges, qui tenaient plus de la sorcellerie que de l’art du barman. Tout le monde goûta au premier, mais personne ne se laissa prendre au second, pas même l’auteur. Seule Mme  d’Orgel en but parce qu’il était préparé par Anne, et Séryeuse, pour suivre Mme  d’Orgel.

Mrs Wayne, qui voulait d’abord faire danser François, avait abandonné la danse, pour s’asseoir près de lui. Il aurait préféré être seul. Devant le lourd badinage de cette Américaine, il se jugeait bien novice. C’est qu’elle parlait de choses que François avait oubliées, tandis qu’elle les savait de la veille. Elle faisait des « mots » qu’il prenait pour des fautes de français. S’efforçant de lui plaire, de briller, elle s’accrochait à une image, à une pensée, qui ne valaient guère qu’on s’y attardât. Reprenant le mot « sorcellerie » prononcé par quelqu’un, après les mélanges d’Anne d’Orgel, elle parla de philtres, et crut lui exprimer d’une façon délicate qu’il était loin de lui déplaire, en lui chuchotant la recette illustre de ce philtre qui lia pour jamais Tristan et Iseult, ainsi que celle d’autres cocktails, de tous temps et tous pays, destinés à inspirer l’amour.

François de Séryeuse se réveilla. Que racontait-elle ? Il pensa qu’il avait bu seul avec Mme  d’Orgel un breuvage qu’elle aurait dû boire avec Anne et dont celui qui l’avait fait n’avait pas bu.

Il se crut deviné par Hester Wayne. Il en montra du trouble. Devant ce trouble, l’Américaine pensa que François de Séryeuse était encore plus niais qu’elle n’avait imaginé, mais qu’il valait la peine qu’on le déniaisât.

— Dans toutes ces boissons, dit-elle, continuant son épais marivaudage, il faut de la poudre de mandragore. Moi je peux me faire aimer de qui je veux, car j’ai un mandragore. Il faudra venir le voir, il n’y en a que cinq au monde.

Elle avait acheté cette racine à forme humaine en 1913, pour quelques sous, dans un bazar de Constantinople. Elle croyait acheter une statuette nègre.

— Il faudra que je fasse votre buste, dit-elle après un silence.

— Vous sculptez ? demanda distraitement François.

— Pas spécialement ; mais, petite, j’ai appris tous les arts.

À quoi s’intéressait donc ce Séryeuse ? Elle se demanda si elle ne s’était pas montrée trop fine. Elle essaya de se mettre (croyait-elle) à son niveau. Elle se multiplia pour le distraire et l’amuser, en l’instruisant de sa flamme. François était presque malhonnête, il cachait à peine son ennui. Alors, éperdue, Hester Wayne, comme une femme dans le bureau d’un directeur de music-hall, et qui voulant se faire engager à tout prix montre tous ses talents, demanda un crayon au maître d’hôtel, et prouva comment, avec deux huit tracés côte à côte, on obtient deux cœurs renversés. L’orchestre cessait. Mme  d’Orgel, étourdie, fatiguée, s’assit n’importe où. Pour François ce ne fut pas n’importe où, car c’était à côté de lui. Elle vit, dessinés sur la nappe, ces deux cœurs s’enlaçant tête-bêche. Sans y prendre garde, elle leva des yeux interrogateurs.

L’Américaine feignait la mine honteuse des flagrants délits. François de Séryeuse la détesta de pouvoir donner à croire à Mme  d’Orgel qu’ils étaient complices.

— Mrs Wayne me montrait un de ses tours, dit François, répondant à la muette interrogation de Mahaut.

La sécheresse, l’insolence de François ne déplurent point à Mme  d’Orgel. Quand elle sut que ces cœurs étaient formés de chiffres, elle trouva l’idée charmante et s’empressa de corriger la brusquerie de François auprès d’Hester Wayne.

Elle pensa : « Cette danse m’a brouillé l’esprit. Où faut-il que j’aie la tête pour avoir cru que ce jeune homme dessinait des cœurs sur les nappes ! »

Comme elle disait à Mrs Wayne des paroles aimables, François se montra aimable aussi pour plaire à Mahaut, et Hester Wayne pensa qu’elle l’avait enfin conquis.


François de Séryeuse sentait la fatigue lui modeler le visage. Hester regardait, clignait des yeux artistes.

— Vous avez beaucoup plus de caractère, ainsi. C’est fatigué que je sculpterai votre buste.

Pensait-elle faire succéder ses séances de pose à d’autres séances ? François de Séryeuse entendit innocemment la phrase : pas une seconde la pensée ne l’effleura que Mrs Wayne pouvait disposer, pour le fatiguer, d’autres moyens que sa conversation. Il oubliait que cette Américaine était femme, et fort belle.


Mahaut sortit la glace qu’elle consultait, non par coquetterie, mais comme une montre, pour savoir s’il était l’heure du départ. Sans doute déchiffra-t-elle une heure tardive sur son visage, car elle se leva.

— Vous devez être serrés, dit Hester à Mme  d’Orgel. Hortense et moi pourrions prendre quelqu’un.

Elle dit cela avec un ton léger, mais son regard vers François prouvait assez qu’il ne lui était nullement indifférent que ce fût Paul ou François qui montât avec elle et la princesse d’Austerlitz.

Paul fit un rapide calcul mental. Fallait-il laisser son ami seul avec les Orgel ou avec Mrs Wayne, dont il croyait que François s’était occupé davantage que des Orgel ?

Paul était de ces joueurs malchanceux qui, voyant quelqu’un gagner, se décident trop tard à le suivre, et misent avec lui lorsqu’il commence à perdre. Il s’égarait dans des martingales, il brouillait tout.

Il en voulait à François du tour de Médrano. Il crut se venger et contrecarrer ses projets en prenant sa place dans la voiture d’Hortense.

Il le sauvait.


Dans l’auto, Anne d’Orgel dit à son hôte :

— Enfin, de quoi avez-vous bien pu parler avec Hester Wayne ?

Cette question, pour qui connaissait Anne, prouvait qu’il portait déjà de l’intérêt à François. C’était l’esprit le plus délicieux, mais le plus autoritaire, le plus exclusif, que le comte d’Orgel. Il « adoptait » les gens, plus qu’il ne se liait avec eux. En retour, il exigeait beaucoup. Il entendait un peu diriger. Il exerçait un contrôle.

François fut étonné de cette question. Mais il ne fut pas fâché qu’Anne d’Orgel lui fournît l’occasion de se justifier devant sa femme. Comme il s’en voulait d’avoir pu lui déplaire en rudoyant Hester Wayne, il se justifia en ces termes :

— C’est bien simple. J’étais le seul à ne pas danser et je lui suis très reconnaissant de m’avoir tenu compagnie.

— C’est juste, dit Anne à sa femme, sur un ton de reproche qui s’adressait à tous deux. Ce pauvre ! Nous l’entraînons à Robinson, et il ne danse pas !


François ne répondit rien. Il n’avait pas dansé, mais il avait bu le philtre.


Anne d’Orgel cherchait à réparer sa négligence. Il pensa que seule une prompte invitation pourrait y réussir.

— Pourquoi ne viendriez-vous pas déjeuner bientôt, dit-il, comme s’il connaissait François de longue date. Après-demain, par exemple ?

Le surlendemain François de Séryeuse n’était pas libre.

— Demain alors !

Mme  d’Orgel n’avait pas ouvert la bouche. L’empressement d’Anne, si peu dans son caractère à elle, lui semblait légitime. On le devait à Séryeuse après leur distraction.

François avait dit à Mme  de Séryeuse qu’il serait de retour à Champigny pour déjeuner. Mais il lui parut impossible de ne pas répondre à la marque de confiance que lui donnait le comte d’Orgel en l’invitant comme un intime. Il accepta. Il ignorait le programme des Orgel. Leur vie mondaine ne commençait que l’après-midi ; ils déjeunaient toujours chez eux, la plupart du temps seuls. Aussi, n’étaient priées à déjeuner que les personnes envers lesquelles ils n’avaient pas de devoirs et que l’on voyait pour le plaisir. Mais ces invités entraient rarement dans l’hôtel aux autres heures du jour. Ces invitations à déjeuner étaient donc à la fois une preuve d’amitié et d’un peu de dédain. Mais François ignorait les rouages complexes de cette machine mondaine, et leur invitation lui causa plus de plaisir qu’une invitation du soir, à laquelle il n’eût pu prétendre. Il accepta avec une joie visible. Cette joie plut au comte d’Orgel. Il avait l’enthousiasme facile. Une nature riche ne marchande pas, ne cherche pas à dissimuler. Le comte d’Orgel aimait à retrouver sa prodigalité chez les autres ; c’était pour lui le meilleur signe de noblesse. Il n’acceptait jamais la moindre invitation, le moindre cadeau, sans le signe extérieur du plaisir, le propre d’une nature noble étant de ne pas imaginer que tout lui est dû, ou du moins de cacher qu’elle le croit. C’est un Robin qui s’efforce de dissimuler le plaisir que lui font les choses, par crainte de paraître naïf, ou flatté. Aussi ce mouvement de François lui gagna-t-il le cœur du comte, plus que n’importe quel calcul.

Ils se quittèrent à cinq heures, quai d’Anjou.