Le Banquet des Muses/Les amoureuses tapissieres

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Mertens et fils (p. 215-217).


LES AMOUREUSES TAPISSIERES


Entre tous les mestiers que Minerve la sage
Inventa pour tromper la morne oysiveté.
L’art de tapisserie emporte l’advantage,
Car il joint le plaisir avec l’utilité.

Les tapissieres sont sçavantes en histoire.
Et peuvent discourir de cent sortes d’amours ;
Ils cognoissent Cypris, Cupidon, ses victoires,
Sa trousse, son bandeau, ses ruses, ses fins tours.

Ouy, nous devons sçavoir maintes gentilles choses,
Si nous voulons atteindre à la perfeetion,
Estudier Ovide en ses Metamorphoses,
Et sur tout retenir la fable d’Acteon.

Nous sçavons les amours de Pirame et Tisbée,
Et comme Pasiphae s’accouple d’un taureau,
Au sein de Danné la pluye d’or tombée,
Et Leandre amoureux fendre les plis de l’eau.

La guerre d’Ition nous doit d’être cognuë,
Le débat de la pomme avec son jugement,
Mais si nous voulons voir Cyprine toute nuë,
Nous jettons à l’escart chemise et vestement.

Nous sçavons bien aussi comme ceste déesse
Plante un double pennache au front de son cornu ;
Comme lasse de Mars, Anchise elle caresse,
En quittant le premier pour le dernier venu.

Nous sçavons qu’Icarus, prenant trop haut son erre,
Puny de son orgueil, dedans la mer fondit ;
Donc pour ne choir plus bas que du lict en la terre,
Nous ne voulons plus haut que de la terre au lict.

Or afin d’enseigner les plus jeunes novices,
Et leur faire sçavoir nostre estat tout entier,
Nous voulons anjourd’huy monstrer nos artifices
Et descouvrir à tous les secrets du mestier.

Dans ce mestier de bois premierement s’enferme
Le canevas pourtraict et roullé par les bouts ;
Puis nous le roidissons et bandons fort et ferme,
Afin de mieux passer l’aiguille dans les trous.

Le canevas plus net rend plus nette l’ouvrage ;
S’il est gros et ouvert, on ne l’estend si fort ;
S’il est estroit et mince, on l’estend d’avantage,
Tant qae le plus souvent on deschire le bord.

Selon le canevas on choisit les aiguilles,
Les fines pour les fins, les grosses pour les gros,
Au petit poinct, il faut besongner des subtiles,
Mais les plus grosses sont au gros point à-propos.

Nous faisons si souvent nostre aiguille afilée.
Par dessus et dessouz nos canevas passer,
Que nostre laine estant jusqu’au cul employée,
Il nous faut par le cul l’aiguille repasser.

Nous ne nous servons point d’une morte teincture.
Car d’autant qu’en nostre art la nature imitons
Et que le vif est propre à la vive nature,
Nous choisissons le vif, et le mort rejettons.

Le bleu, le colombin sont des couleurs aimables ;
Riche est l’incarnadin, le gris est honoré ;
liais les couleurs que plus nous avons agreables,
Sont les couleurs de chair et le jaune doré.

Le verd est la couleur de tous la mieux vouluë,
Mais le jaune doré n’a pas moins de vigueur ;
Si le premier egaye et conforte la veuë,
L’autre egaye et conforte et la veuë et le cœur.

Mais nous ne travaillons tous en mesmes ouvrages :
L’une fait des lyons, des ours, des elepbans,
L’autre se plaist aux fruicts, l’autre aux grands personnages,
Et l’autre ne se plaist qu’à faire des enfans.