Le Bar aux femmes nues/03

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 39p. 5-7).

III


Marie-Louise déclare à ses petites camarades du bar et du plateau qu’elle est « raide comme un passe-lacet », et elle cherche à leur emprunter de l’argent pour le dîner,

Je me trompe peut-être. Mais cette pittoresque expression doit probablement signifier qu’on n’a plus le sou. « Raide comme un passe-lacet » offre sans doute à l’amateur de langage populaire le même sens que « fauché comme les blés » ou « être sans un ». Marie-Louise a dû fréquenter les ateliers de couture avant de monter sur le plateau du petit théâtre. Depuis quelque temps, j’apprends ainsi toutes sortes de locutions par la conversation de ces demoiselles qui usent entre elles d’un dialecte particulier dont tous les termes ne sont pas à reproduire, vu leur crudité !

Marie-Louise eut, hier, le grand tort de consacrer ses dernières ressources à payer une entrée dans une salle de danse élégante, baptisée d’un mot anglais que je ne veux pas écrire, parce que je mets une mauvaise foi systématique à faire semblant d’ignorer la langue de nos envahisseurs ; et parce que nous avons une langue à nous, assez riche, et assez belle pour exprimer notre pensée.

Marie Louise explique à ses camarades comme elle s’est ruinée hier en frais généraux dans une entreprise désastreuse.

Elle allait, elle allait, par les rues, quærens quem devoret, ce qui signifie à peu près cherchant fortune et désireuse de rencontrer un généreux ami de passage.

Et voilà qu’elle remarque devant elle un Argentin ! Comment pouvait-elle savoir que le monsieur était Argentin ? C’est très simple. Cela tient à la classification de la race blanche imaginée par Marie-Louise : il y a les Américains ; ils doivent être blonds de poil, rose de teint et habiter New-York ; les Anglais, plus commodément appelés Engliches ; les Argentins, dont l’espèce comprend tous les hommes bruns de peau et noirs de cheveux ; il y a aussi les Parigots ou jeunes Parisiens ; les Pétzouilles ou Provinciaux ; et enfin les « vieux crabes » dont font partie tous les vieux messieurs de tous les pays du monde.

C’est facile à apprendre. Et l’on s’y reconnaît très vite.

Donc l’Argentin précédait Marie-Louise. Quand il s’arrêtait pour regarder les étalages, elle apercevait son profil qui était celui d’un homme jeune. Il paraissait bien habillé. Il portait des souliers à empeigne d’étoffe claire, des gants gris et un complet à raies.

Marie-Louise pensa qu’il devait être riche. Elle a la tendance fâcheuse, fâcheuse pour elle, la pauvre fille, de croire que tous les « Argentins » et tous les « Américains » sont riches.

Il entra dans la salle de danse. Elle entra dans la salle de danse. Il s’assit devant une petite table. Elle s’assit devant la table voisine. Il commanda un café.

Elle demanda du Porto et des gâteaux à la crême.

Elle croisa les jambes pour montrer ses mollets. Elle laissa tomber son mouchoir pour se baisser et exhiber sa poitrine libre dans le corsage décolleté. L’Argentin ne broncha pas. Et pourtant Marie-Louise est belle fille. Fallait-il qu’il en eût vu, des belles filles, cet Argentin !

Elle finit même jusqu’à payer son vin et ses gâteaux. Maintenant, il lui restait 22 sous !

« Des fois » comme elle dit, les messieurs n’aiment pas ces façons de les attendre pour solder le montant d’une consommation.

L’Argentin commença enfin à regarder Marie-Louise avec attention. Elle lui sourit timidement. Il n’eut pas l’air de remarquer ce sourire. La pauvre créature se demandait comme elle allait dîner le soir.

L’Argentin se leva et lui proposa de danser un tango. Il avait « l’assent », « l’assent » du Midi, l’Argentin. Il était d’Agen !

Mais les méridionaux sont souvent négociants en vins. Et Marie-Louise ne se découragea pas. Elle dansa le shimmy, elle dansa le fox-trot, elle dansa la valse hésitation.

Elle dansa tout ce que voulut danser l’Argentin, qui n’était plus Argentin mais qui était tout de même méridional.

Ils quittèrent tous deux la salle. Et l’homme offrit à Marie-Louise de dîner avec lui. Elle accepta sans façon. Elle demanda, pour se renseigner sur la situation de son nouveau compagnon :

— Où m’emmenez-vous ?

Il donna le nom d’un « bouillon » populaire. Elle protesta. Il ne connaissait donc pas Paris. Du coup, il passa, dans l’esprit de Marie-Louise, de la classe des Argentins dans la classe des Petzouilles.

— Vous, un homme riche ! Un négociant en vins ! Vous allez dîner là !

— Mais qu’est-ce qui vous fait croire que je suis négociant en vins ? Je suis coiffeur ! garçon coiffeur !

Marie-Louise pensa qu’elle dînerait tout de même ce soir-là, Et comme le coiffeur avait du bagout, il sut la retenir jusqu’au lendemain matin.

— Tout cela pour un dîner au bouillon, ma petite ! conclut-elle en riant elle-même de sa mésaventure.