Le Bar aux femmes nues/05

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 39p. 11-13).

V


Au petit bar, on peut rencontrer d’abord M. Hector, le directeur-propriétaire, puis les clients, les figurantes de la pièce en cours, et le professeur de danses, Depuis quelque temps, on peut aussi rencontrer l’auteur. L’auteur de la nouvelle pièce.

Car l’autre va bientôt quitter l’affiche. L’autre ne plaît pas à la clientèle. L’action se déroule aux bains de mer. On voit ces demoiselles en maillot sur la plage. Les messieurs habitués se sont plaints. Ils ont fait observer avec juste raison, qu’ils pouvaient contempler tous les ans, pour rien, pendant leur villégiature, des femmes en maillot collant. Alors ? Ils voulaient des femmes nues ; avec un cache-sexe, bien entendu, à cause de la rigueur des lois.

Voilà pourquoi on répète une nouvelle pièce égyptienne, je crois. Cette fois, ces demoiselles sont nues. J’ai assisté à la répétition des couturières ; les couturières qui ont reprisé les cache-sexe, si strictement mesurés qu’ils m’ont rappelé, en plus aimable, mon cours de géométrie, du temps que j’étais chez les bons pères, et les théorèmes sur l’égalité de deux triangles rectangles. Ah ! si l’on m’avait donné, comme preuve de cette égalité, l’exemple des jolies filles du petit bar et de leur cache-sexe, j’aurais compris aussitôt, Et je serais peut-être officier de marine aujourd’hui, ou ingénieur. C’est moi qui présiderais à l’exploitation des gages de la Ruhr, au lieu d’écrire des contes

À la répétition des couturières, on a eu la délicate attention de me placer au premier rang. Je suis à côté de la femme de l’auteur. Sa femme légitime. Elle est jolie. Elle paraît très bien faite. Et il est très jaloux. Ces demoiselles elles-mêmes me l’ont appris.

Elles débutent sur le plateau du petit théâtre ces demoiselles. Toute l’ancienne troupe est partie. Il y a eu des histoires terribles, à cause de la charmante ouvreuse. Elle enlevait les clients, dans la salle, les uns après les autres. Ils lui donnaient rendez-vous à la sortie. Ces demoiselles ne faisaient plus, comme on dit, leurs frais. Elles ont quitté le théâtre. Et la direction a dû placarder, en hâte, une affiche sur la porte !

On demande de jeunes et jolies filles.

Quel désastre ! La troupe formée à la hâte, n’est plus homogène, si j’ose m’exprimer ainsi. Telle qui a des cuisses passables porte un petit ventre de propriétaire. Telle autre qui exhibe de beaux bras est perchée sur de maigres pattes de héron. Tous les seins tombent. À croire qu’il y a de mauvaises années pour les seins comme pour les pommes en Normandie. À mon avis, la pièce ne fera pas dix représentations. Il faudrait une grande vedette, une belle artiste. Je veux dire une femme qui aurait un beau corps.

Je devine que l’auteur est de mon avis. Il pressent le désastre. Et tout de même, il coule, de temps en temps, vers moi, un mauvais œil — jettatore ! — pour voir si je ne fais pas la cour à sa femme.

Je n’y songe pas. Elle est douce, timide, gentille. Il l’aime et je trouve très vilain de chercher à voler le bonheur des autres.

La répétition des couturières s’achève dans le désordre. Ces demoiselles défilent d’une façon lamentable. Elles n’ont pas l’habitude.

Je vais assister à la première, avec la curiosité malsaine de l’Anglais qui voulait voir dévorer le dompteur. Je veux voir le public dévorer l’auteur.

Dès le premier acte, les messieurs habitués qui sont des connaisseurs, commencent à blaguer férocement la figuration. Rien ne leur échappe. Ni le petit ventre de propriétaire, ni les pattes de héron, ni les bras qui ressemblent à des spaghetti.

Je m’aventure dans les coulisses. J’y rencontre l’auteur et sa petite femme. Il paraît navré, l’auteur. Je lui dis, désignant la salle du geste :

— Ça ne va pas ? Mauvais public.

— Ah ! Ne m’en parlez pas ! La pièce est fichue !

Il hausse les épaules et marmotte des injures crues à l’adresse des figurantes. Il conclut :

— La reine est mal bâtie, comme les autres. Elle va se faire emboîter à l’apothéose du Deux.

— C’est vrai qu’elle est comme la poupée à Jeanneton.

L’auteur réfléchit :

— Il faudrait une belle fille. Une femme bien faite pour assurer le succès. Car, sans me vanter, le texte n’est pas trop mauvais.

Et, tout à coup, l’auteur se tourne vers sa femme :

— Déshabille-toi. Il te reste juste le temps. Tu n’as rien à dire dans l’apothéose. Allons, vite. Il n’y a que toi qui puisse sauver la pièce !

Elle va se déshabiller docilement.

Elle est ravissante, toute nue, cette petite. Le cache-sexe lui sied à merveille. Le public applaudit. La partie est gagnée. Et la pièce fera cent représentations.