Le Bar aux femmes nues/15

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 39p. 53-60).

XV


Malou corrompait Theuville-aux-Maillots ! Ces messieurs, excités par la sculpturale beauté de la demi-mondaine au bain, reportaient leurs ardeurs dédaignées sur les jeunes filles et les jeunes femmes.

Pépin Toumyre, — lui-même, — jamais découché, jamais rentré après onze heures — était qui l’eut cru, le plus compromettant. Il contemplait, dans l’eau, avec des regards de mendiant devant une pâtisserie, le corsage très plein de Jacqueline ; ces petites Buquet avaient toutes trois la poitrine hardie ; et il s’arrangeait toujours pour choisir des cabines jumelles ; Pépin Toumyre maigrissait à vue d′œil ; et plus il s’efflanquait, plus il admirait les formes opulentes de Jacqueline.

— Je savais que les bains de mer faisaient maigrir, s′étonnait Mme Toumyre, mais à ce point-là ? C′est curieux. L′air de Theuville ne réussit pas à Pépin.

La vérité est que Pépin, comme tous les timides, aimait en silence.

Il parlait enfin, ou plutôt il écrivait, au moment de la tombola.

On avait, en effet, organisé une tombola au profit des veuves et des orphelins des marins.

Car la population indigène est pauvre, elle est immuablement pauvre : c’est sa profession.

Et les Parisiens naïfs organisent des loteries, des tombolas, des caisses de secours, des représentations à bénéfice ; chaque année des demoiselles de l′Odéon, des jeunes gens du Conservatoire, récitent l′Épave de François Coppée et disent des strophes attendrissantes sur la rude existence des pauvres marins et la douleur des veuves au pied du calvaire.

Et chaque année, les pauvres marins et les veuves éplorées qui louent leurs maisons fort cher aux Parisiens, empochent les secours, s′inscrivent en outre au bureau de bienfaisance et font de pantagruéliques ripailles et de délectables ribotes.

Les gamins du pays ne vous disent pas une fois « bonjour » sans ajouter immédiatement « Un p′tit sou ! » Et les trois-quarts des indigènes vivent de café ; un inénarrable café composé dans les proportions suivantes : quatre sous de café « avec un p′tieu de chicoaye dedans demandent-ils à l′épicier ; six sous d’eau-de-vie et trois sous de sucre ; le mélange randouille, suivant une expression locale, dans un pot ou une marmite, sous l’âtre ; et, d′heure en heure, les bonnes gens font une trempette de galette et boivent un coup.

— Ça réchauffe ! disent-ils.

Et ils achètent en outre des gâteaux et des bonbons d’épicier : « des bobons ! » prononcent-ils avec un air gourmand de nègres qui demandent des verroteries.

Ils achètent aussi, au lieu de pain et de fricot, des toilettes et des chapeaux, des robes d’un vert épinard ou d’un bleu céleste, introuvables ailleurs ; des chapeaux à pivoines fracassantes, ou panaches de mousquetaires ; qui, sur la grande place, rappelle les beaux jours de la cour de Ranavalo et les pittoresques défilés des reines nègres des romans de Jules Verne,

Et je n’ai pas dîné pour acheter des gants !

Au début de son séjour, Marie-Louise qui avait bon cœur, comme toutes les femmes vivant de leur corps, s’était intéressée aux malheurs des gens du pays. Car ils connaissent l’art d’apitoyer et de demander des secours ; et ils en remontreraient aux professionnels de l’assistance publique.

— Ma pauvre femme, disait un jour Marie-Louise à une veuve de matelot : vous avez perdu votre mari en mer ! C’est une perte irréparable.

— Oh ! ma p’tite dame, pour dire que c’est eun’ perte, c’est pas eun’ perte. Quand mon homme était vivant, y m’battait pour que j’y fasse ed’ la soupe. À c’t’heure, y m’hattra plus et l’gouvernement m’servira eun’ tite rente.

Avoir eun’ tite rente du gouvernement ! Marie-Louise avait trouvé ce même désir chez une fiancée à qui elle disait :

— Vous allez épouser un marin. Ils ne sont jamais près de vous, vos marins ; quand ils partent, on doit toujours trembler de ne plus les revoir ! Oh ! moi, à votre place, j’aurais épousé un cordier.

Il y a des corderies à Theuville. Et sauf, les commerçants, qui n’est point matelot est cordier,

— Un cordier, j’dis pas, ma pt’ite dame, avait répondu la jeune fille. Mais les cordiers, c’est pas de rapport : quand y meurent, on vous fait point de pension !

Elle avait pensé tout de suite à cela, la blonde demoiselle, et elle escomptaït déjà un peu la mort de son futur mari pour décrocher la timbale : la fiancée du timbalier !

Donc, on avait organisé une tombola. Un grand peintre avait offert un tableau, — le gros lot, — des gens de lettres avaient donné quelques exemplaires de leurs œuvres, ce qui leur faisait toujours un brin de réclame ; des artistes, apporté des études. Puis des potiches, des ouvrages de dame, des broches tifre-fixe, des bouteilles de bénédictine et des flacons d’alcool de menthe Ricqlès complétaient les lots de la tombola.

Les petites Buquet plaçaient les billets.

Elles promenaient leurs écharpes pour danse du ventre dans tous les coins de la plage et du casino, proposant leurs billets de tombola, — un franc le billet, — et offraient leur sourire-réclame comme une prime à tout acheteur.

Pépin Toumyre aidait Jacqueline : il plaçait aussi des billets. Mais son chandail blanc de coureur de vélodrome et sa mèche noire sur l’œil lui donnaient une déplorable allure : l’honnête garçon en cet accoutrement, avait l’air de vendre des cartes postales transparentes.

Pendant huit jours, les baigneurs assaillis par le quatuor, relancés et traqués comme cerfs au bois, vivaient dans la perpétuelle angoisse de voir surgir devant eux ces demoiselles ou Pépin Toumyre. Les écharpes turquoises et le chandail blanc mettaient en déroute les familles dont les membres s’enfuyaient en agitant de loin des papiers roses : « J’en ai déjà ! »

Ils en avaient tous déjà !

Malou, désireuse de se montrer généreuse, arrêta Jacqueline pour lui demander cinquante billets.

— Plus que quarante-neuf, madame Rosay. Mais ça ne fait rien, je vais vous donner un des miens : j’en ai six.

Elle se fouillait, pressée, appelée par la maman Buquet et tendait un billet rose plié, sorti d’un porte-cartes.

Malou dépliait le papier, remarquait quelques lignes écrites au recto et lisait :

« Mademoiselle, voulez-vous être demain à trois heures, toute seule aux grottes de Theuville. Vous devinez qui vous écrit. Je vous aime ».

Le rendez-vous n’était pas pour elle : on lui eût écrit directement et sans utiliser surtout l’intermédiaire de la petite Buquet. Et puis il y avait Mademoiselle. Jacqueline avait-elle lu ? s’était-elle trompée de billet ?

Était-elle ignorante ou complice ?

… les épaules hors du couvre-lit de satin (page 62).
… les épaules hors du couvre-lit de satin (page 62).
… les épaules hors du couvre-lit de satin (page 62).

Marie-Louise, amusée, curieuse, décidait d’aller aussi aux grottes : « Ça doit être de Pépin Toumyre, cette invite là, pensait-elle.

La demi-mondaine menait à Theuville-aux-Maillots une existence charmante. Xavier venait au petit lever chaque matin ; et c’étaient, avec le tonneau, des excursions aux environs ; des déjeuners d’amoureux, sous les pommiers, sous les tonnelles, dans des cours d’auberges où l’on faisait des omelettes au lard qui sentaient bon ; dans les hôtelleries au bord des routes, des hôtelleries de roman de cape et d’épée ; des auberges qui avaient un anneau de fer au mur pour attacher les chevaux et au-dessus de la porte, l’enseigne de tôle du Cheval blanc, ou du Soleil d’or, comme dans les dessins de Robida.

Les poules picoraient autour de la table ; l’hôte, rubicond, glabre, en gilet, les manches troussées sur des poignets velus, faisait la causette et vantait son vieux marc ou son vieux bordeaux ; il débouchait les bouteilles poussiéreuses, versait à petits gestes précautionneux et claquait de la langue : « Goûtez ça, Monsieur, Madame ! Vous m’en direz des nouvelles ! »

Et quand on avait goûté, il interrogeait d’un « hein ! » bon enfant, avec une joie sincère de propriétaire orgueilleux.

Ces auberges hospitalières, dont les cours sentaient l’avoine, évoquaient les repas de Chicot et de Gorenflot, les romans d’Alexandre Dumas, les diligences, les relais et les postillons, tout le bon vieux temps retrouvé au fond des campagnes, au bord des routes.

Et le tonneau revenait à la tombée du jour, longeait des vallées avec des cours d’eau et des moulins abandonnés ; remontait des routes blanches, au flanc des coteaux boisés, d’où l’on apercevait des villages et des clochers en bas ; et peu à peu, le ciel se fondait doucement, en flaques d’or, derrière les arbres devenus plus noirs ; et toutes sortes de parfums s’exhalaient des replis de la terre, des champs, des herbes, des pentes sauvages jaunes, bleues, blanches, sur les fossés.

Marie-Louise s’attendrissait, tout son cœur, toute sa chair travaillée par des besoins d’affection et de caresses, à la façon des filles de joie qui vont à Billancourt et à Nogent, avec un amant de cœur ; et elle se plaisait à offrir des déjeuners à Xavier.

Quelquefois aussi, elle louait un cheval de selle et s’en allait, les joues rafraîchies de rosée, toute seule, écoutant craquer les branches mortes sous les fers dans la forêt.

C’était à cheval qu’elle décidait de se rendre aux grottes de Theuville, anciennes carrières enfoncées au flanc d’un coteau, sous des épines.

Elle laissait, après déjeuner, sa monture à l’auberge et surveillait les environs.

Pépin Toumyre survenait qui se promenait de long en large dix minutes. Jacqueline le rejoignait. Elle sortait seule depuis longtemps ; c’était même elle, souvent, qui faisait le marché, et conduisait à Paris, ses sœurs au cours.

Pépin Toumyre embrassait longuement les mains de Jacqueline. Il avait une tête embarrassée de séminariste à un rendez-vous d’amour et il entraînait Jacqueline vers les grottes.

— Allons, pensait Marie-Louise, il est plus roublard qu’il n’en a l’air,

L’entretien dans les grottes se prolongeait. Elle se décidait à intervenir.

L’amazone relevée, la cravache sous le bras, la belle fille, écartant les ronces, entrait dans les grottes et surprenait Jacqueline et Pépin.

Cette Chloé de vingt-six ans et ce Daphnis de l’enregistrement affolés, l’une d’une continence intolérable, l’autre d’un désir inapaisé, rattrapaient le temps perdu.

À la vue de Malou, dressée devant eux, ils jetaient un cri, s’efforçaient à une attitude correcte. Marie-Louise qui en avait vu d’autres, ne quittait point Pépin du regard ; le pauvre diable, vert de confusion et d’émoi, retrouvait enfin la parole, pantelant sous le bel œil de l’amazone :

— Surtout, ne dites rien…

— À une condition, ripostait Malou, souriante ; Vous allez, dès ce soir, demander à Mme Buquet la main de sa fille : vous n’avez plus que cela à faire, mon cher monsieur Toumyre.

Cette fois, il essayait une vague résistance :

— Mais, madame, il me semble… Enfin, c’est une affaire personnelle…

— Vous voulez me demander de quoi je me mêle ?

Le hochement de tête de Pépin Toumyre pouvait passer pour un oui.

— Je me mêle, étant femme, et femme d’expérience, vous pouvez le croire, de défendre une autre femme, une jeune fille. D’ailleurs, ajoutait-elle, je suppose que je vais au-devant de vos plus chers désirs. Mais vous êtes timide, du moins en public : vous avez besoin d’encouragements ; allez parler à Mme Buquet.

Marie-Louise saluait le couple d’un geste de la cravache ; Pépin Toumyre, inquiet, ne savait pas trop si c’était par politesse ou par menace.

Et il demandait la main de Mlle Jacqueline à sa mère. Le mariage était fixé au mois de janvier par les deux mamans. On décidait de ne rien ébruiter sur la plage.

Mais le lendemain, tout le monde savait la nouvelle : la vie au grand air, n’est-ce pas. Et Mme Buquet, malgré son amitié affichée pour Marie-Louise, recevait des félicitations et retrouvait un instant sa popularité.

Et ces sympathies lui auraient pu prouver que le mariage de Jacqueline n’étant point très avantageux, n’excitait guère l’envie. Mais comme Jacqueline avait vingt-six ans et que les hommes sont rares depuis la guerre, il était inespéré.